Elon Musk : génie visionnaire ou charlatan ?

Elon Musk en 2018. © Daniel Oberhaus

Depuis qu’il a racheté Twitter, on ne parle que de lui. L’influence qu’il exerce sur le contenu du site illustre les dangers inhérents à la concentration d’un tel pouvoir dans les mains d’un seul individu. Mais au-delà des questions politiques, sa gestion brutale et hasardeuse de l’entreprise remet en cause l’idée selon laquelle l’homme le plus riche du monde serait un génie visionnaire et un entrepreneur hors pair. À travers sa chute en disgrâce, c’est tout le modèle du capitalisme entrepreneurial et de l’approche techno-solutionniste qui est remis en question. 

Pour ses millions d’admirateurs, Elon Musk est un génie visionnaire embarqué dans une mission quasi messianique. Que ce soit en protégeant la liberté d’expression avec son rachat du réseau social Twitter, en combattant la crise climatique avec les voitures Tesla, en augmentant les capacités cognitives de l’être humain avec les implants crâniens Neuralink, en révolutionnant les transports avec la voiture sans conducteur et l’Hyperloop, ou en colonisant Mars avec les fusées réutilisables SpaceX. L’homme le plus riche du monde est devenu une sorte de gourou de la tech, le digne héritier de Steve Jobs au Panthéon de la Silicon Valley. 

Ses détracteurs pointent du doigt son comportement erratique, critiquent ses méthodes managériales brutales, sa propension à violer le droit du travail, son inclination à attaquer les journalistes, intimider ses critiques, manipuler le cours des marchés et violer les régulations environnementales. On lui reproche une vision dystopique du futur, lui qui envisage d’encourager les premiers colons en partance vers Mars à s’endetter auprès de SpaceX pour payer un aller simple, avant de rembourser cette dette en travaillant gratuitement pour la compagnie. 

Les dégâts collatéraux provoqués par ses grands projets sont fréquemment pointés du doigt. Les fusées SpaceX ont ravagé des hectares de réserve naturelle. La fonction « sans pilote » des Tesla a causé de multiples accidents graves. L’Hyperloop a bloqué la construction de lignes de train grande vitesse, avant que Musk se désengage de ce projet irréaliste. La constellation de satellites Starlink génère une pollution lumineuse qui inquiète les astronomes, alors que les limites physiques de cette technologie rendent l’ambition initiale – de l’internet haut débit pour tous et partout – strictement impossible. Tout cela pour des objectifs toujours plus incertains. La date de la première mission pour Mars ne cesse d’être reculée, les capacités techniques du vaisseau construit pour compléter la mission d’exploration seraient insuffisantes et la colonisation de la planète rouge physiquement impossible en l’état actuel de nos connaissances. Loin du million de robot-taxis autonomes remplaçant Uber dès 2022, la fonctionnalité auto pilote des Tesla « exige une surveillance active de la part du conducteur et ne rends pas le véhicule autonome », selon la description fournie par le constructeur.

Pour autant, détracteurs comme admirateurs reconnaissent généralement les prouesses technologiques et entrepreneuriales d’Elon Musk. Le milliardaire a créé la première entreprise privée capable d’envoyer des astronautes dans l’espace. Les Tesla alignent des performances records. PayPal est au paiement en ligne ce que Amazon est à l’e-commerce. Et Starlink (constellation de satellites pour accéder à internet, ndlr) a joué un rôle important dans les succès militaires de l’armée ukrainienne.

Autant d’exploits qui semblaient justifier l’image de génie philanthrope dont jouissait Elon Musk. Si sa reprise chaotique de Twitter commence à ébranler cette perception, l’examen de sa carrière suffit à briser le mythe. 

Le mythe du self-made man

Né an Afrique du Sud d’un ingénieur fortuné et d’une mannequin diététicienne, Elon Musk émigre au Canada à l’âge de 17 ans pour échapper au service militaire. Il bénéficie de l’hospitalité d’un cousin avant de rejoindre les États-Unis, où il obtient un poste de doctorant à Stanford. Il renonce pourtant à la recherche scientifique pour lancer, en 1995, sa première start-up avec son frère Kendal. Financé par son père (via un prêt de 28 000 dollars, soit environ 56 000 euros en 2022), Zip2 propose une forme d’annuaire web à l’usage de la presse. Selon la légende, Musk dormait dans son bureau et se douchait à l’auberge de jeunesse du quartier, travaillant nuit et jour d’arrache-pied sur le code du site web. Il revend cette société en 1999 et empoche 22 millions de dollars, qu’il réinvestit dans une nouvelle start-up visant à établir un service de paiement en ligne. Le hasard faisant bien les choses, son immeuble abrite également l’entreprise fondée par Peter Thiel, qui travaille sur le même projet (comme des centaines d’entrepreneurs de la Silicon Valley à l’époque). Musk et Thiel décident de fusionner leurs sociétés pour fonder PayPal, avec l’aide d’autres investisseurs.

PayPal devance ses concurrents en prenant deux décisions controversées : utiliser les fonds récoltés auprès d’investisseurs pour s’acheter une masse critique de clients en offrant 20 dollars à toute ouverture de compte et s’affranchir de certaines règles financières régulant les activités bancaires, à l’initiative de Thiel, adepte du mantra « mieux vaut demander pardon que la permission ». C’est donc en contournant la loi que PayPal s’impose comme la solution du paiement en ligne, avant d’être racheté par eBay pour 1,5 milliard en 2001. Musk empoche plus de 175 millions de dollars, qui vont lui permettre de lancer SpaceX. 

Ses liens avec Mark Griffin, devenu président de la NASA, lui permettent d’obtenir un financement de près de 400 millions de dollars dès 2006, alors que SpaceX n’avait pas terminé la mise au point de son premier lanceur.

Cette formidable aventure humaine est d’abord un échec. Musk brûle l’essentiel de sa fortune dans trois premiers lancements qui explosent en plein vol. Ses liens avec Mark Griffin, devenu président de la NASA, lui permettent cependant d’obtenir un financement de près de 400 millions de dollars dès 2006, alors que SpaceX n’avait pas terminé la mise au point de son premier lanceur. Le « pari un peu fou » de Mark Griffin – ce sont ses propres mots – finit par payer. Après avoir détruit deux chargements financés par la NASA, SpaceX met en orbite une charge morte lors d’un quatrième essai concluant. Griffin octroie un contrat de 1,6 milliard de dollars à SpaceX pour 12 vols cargo vers l’ISS. Une aubaine pour Elon Musk, alors à court d’argent. En plus d’obtenir des commandes pour plusieurs années, SpaceX va bénéficier du savoir-faire de la NASA en collaborant étroitement avec ses ingénieurs.

Cette image d’entrepreneur lancé à la conquête de l’espace l’aide à lever des fonds pour deux autres entreprises dont il est un des principaux investisseurs, Solar City et Tesla Motors. Créé en 2003 par Martin Eberhard et Marc Tarpenning, Tesla fait partie des nombreuses start-up californiennes travaillant sur la voiture électrique.

Au lieu de prendre le problème par le bout « grand public », comme le fera Renault-Nissan avec la Zoé puis la Leaf, Tesla s’attaque au très haut de gamme avec le développement du Roadster, un coupé sportif produit en tout petit volume. Le but, décrit dans le « secret master plan » d’Elon Musk, est de prouver l’attractivité de la voiture électrique afin de financer, par les profits dégagés sur le roadster, une berline haut de gamme puis un modèle grand public. D’abord concurrencer Porsche et Ferrari, puis BMW et Mercedes, pour enfin s’attaquer à Ford et Toyota. 

Quinze ans plus tard, Tesla a vendu plus de deux millions de voitures et propose un modèle « moyenne gamme ». Le succès apparent du « Master plan » est souvent érigé comme preuve du génie de Musk, aux côtés des fusées réutilisables SpaceX. Ces prouesses lui ont permis de vendre ses autres projets aux investisseurs et médias, construisant le mythe du génie visionnaire. Ainsi, l’entreprise de tunneliers « The Boring Company” (un jeu de mots sur le terme « boring » qui signifie à la fois « ennuyeux” et l’action de creuser un tunnel, ndlr) a été tout aussi prise au sérieux que le projet d’Hyperloop, la compagnie aux ambitions transhumanistes Neuralink ou le « Master plan, partie deux » de Tesla, publié en 2016.

Dans ce document, le milliardaire détaille les nouvelles ambitions du constructeur automobile, centrées autour de la mise au point d’une voiture 100% autonome, que l’acheteur pourra sous-louer comme robot-taxi lorsqu’il n’est pas au volant. Cette proposition conçue en réponse à l’émergence d’Uber est totalement dénuée de sens : un propriétaire d’une voiture de luxe équipée de batteries à durée de vie limitée n’aurait aucun intérêt à la sous-louer. Si cet usage permet de financer l’achat du véhicule, Tesla opérera cette flotte de robot-taxis elle-même, sans passer par un tiers. Malgré cette contradiction flagrante, le projet est pris au sérieux par les analystes financiers. L’ambition affichée par le Master plan 2.0, l’arrivée du modèle 3 et les performances initiales de la fonction « autopilote » cimentent une hausse soutenue du cours de bourse lié aux anticipations de profits futurs. En tant que principal actionnaire, Elon Musk voit sa fortune personnelle suivre la même croissance exponentielle. 

Cette success story doit beaucoup aux ingénieurs de Tesla, au soutien financer de ses principaux concurrents et aux subventions massives de la puissance publique. Surtout, elle repose sur ce qui s’apparente à une gigantesque fraude.

Tesla : le secret du « master plan »

Juillet 2006. Tesla Motors présente le prototype de son Roadster en grande pompe. Le public est conquis par les performances du bolide, discrètement refroidi derrière un rideau entre deux tours de pistes. La star du show n’est pas Elon Musk, mais le PDG et cofondateur de l’entreprise Martin Eberhard. Furieux, le propriétaire de SpaceX évoque un épisode « incroyablement humiliant et insultant » et se venge en publiant son fameux « master plan » sur le blog de l’entreprise. Le texte reprend le business plan des deux fondateurs, tout en attribuant le mérite à Elon Musk. Ce dernier va ensuite manœuvrer pour écarter Eberhard et Tarpenning de la direction de Tesla.

Du reste, le « master plan » n’avait pas grand-chose d’original. L’industrie automobile est un secteur extrêmement concurrentiel où la clé de la réussite réside dans la capacité de produire des très gros volumes en optimisant les marges et minimisant les défauts de fabrication. Entrer sur le marché grand public requiert des investissements colossaux pour acquérir un outil de production susceptible de générer des économies d’échelles, mais également l’expérience nécessaire pour maîtriser les problématiques de qualité. À l’inverse, le marché du très haut de gamme est plus permissif : les clients font passer la performance et le statut offert par les voitures de sport devant le rapport qualité-prix. Autrement dit, débuter par le très haut de gamme paraissait logique. 

Eberhard et Tarpenning projetaient de faire construire le premier modèle par le constructeur Lotus, avant de le convertir en voiture électrique en y installant leur technologie (groupe motopropulseur et batteries) achetée au fabricant de prototypes électriques AC propulsion. Combiner l’image écologique d’une Prius avec les performances d’une Porsche devait séduire les cadres supérieurs de la Silicon Valley et le tout Hollywood. Mais les cofondateurs avaient sous-estimé le défi technique et la capacité de Musk à causer des difficultés supplémentaires en exigeant différentes modifications cosmétiques. Résultat, les premiers Roadsters sont livrés en retard, à un coût plus élevé que prévu, et avec d’innombrables défauts. La première version n’a pas de boite de vitesse fonctionnelle et fait l’objet d’un rappel quasi immédiat. Les innombrables pannes génèrent des surcoûts désastreux pour l’entreprise. Sous l’impulsion de Musk, Tesla a négligé les démarches de qualité qui font la force de l’industrie automobile, pour privilégier l’innovation et l’approche « start-up » propre au secteur numérique.

En 2009, l’entreprise est au bord de la faillite. Musk sauve Tesla grâce à une succession de décisions et manœuvres particulièrement controversées. D’abord, en augmentant le prix du Roadster tout en utilisant les dépôts clients des précommandes pour financer les frais de fonctionnement de l’entreprise. Cette pratique « susceptible de conduire Elon en prison » selon son propre frère, provoque la démission du directeur marketing. Musk licencie également un quart du personnel et optimise les subventions de l’État californien lié aux crédits carbone pour dégager un premier profit éphémère (sur un mois), condition nécessaire à l’obtention d’un gigantesque prêt étatique. Le dossier contient de nombreuses irrégularités, mais Musk affirme aux investisseurs privés qu’il a obtenu le prêt fédéral avant qu’il soit approuvé, ce qui lui permet de lever des fonds supplémentaires. Ce premier afflux de capitaux est suivi d’investissements majeurs de la part de plusieurs concurrents (Chrysler, puis Ford et Toyota) ainsi que l’assistance technique et logistique des ingénieurs de Toyota pour mettre en route la production du modèle S. En d’autres termes, c’est l’État et les grands constructeurs automobiles, soit les deux principales cibles des critiques de Musk, qui ont sauvé Tesla et permis le lancement du modèle S.

C’est l’État et les grands constructeurs automobiles, soit les deux principales cibles des critiques de Musk, qui ont sauvé Tesla et permis le lancement du modèle S. 

Du point de vue technique, ce second modèle est une indéniable réussite. Le magazine Consumer Reports évoque ainsi « les meilleures performances que nous ayons jamais testées ». Musk répète cependant les erreurs commises sur le Roadster. Ses multiples exigences (écran de contrôle tactile géant, poignées de porte rétractables…) provoquent l’explosion des coûts de production et des délais de livraison. Les problèmes de qualités continuent de générer des surcoûts désastreux, en plus de limiter les ventes. Comme le reconnaîtra Musk, « le bouche-à-oreille était atroce ». Une fois de plus, l’entreprise survit grâce aux flux de capitaux que Musk parvient à lever en procédant à une introduction en bourse boostée par la présentation du modèle S, plus trompeuse encore que celle du Roadster. 

Le modèle suivant ne sera pas la très attendue berline grand public promise à un prix comparable à une Toyota, mais un SUV. Stratégiquement, le choix parait logique : ce type de véhicule très demandé permet de dégager des marges plus confortables. Du reste, il s’agit du B.A.-BA de la stratégie industrielle des constructeurs automobiles : proposer une gamme de véhicules suffisamment similaires pour partager un grand nombre de pièces et lignes de production, tout en étant suffisamment distincts pour élargir la clientèle. Musk va échouer spectaculairement à cette tâche, comme il le reconnaîtra lui-même en 2016 :

« Le modèle X a été difficile. Je dois reconnaître ma responsabilité personnelle pour avoir fait preuve d’un peu trop d’hubris en voulant mettre trop d’innovation dans un seul produit. »

Elon Musk

Musk impose des choix esthétiques (en particulier, les portes coulissantes « Falcon Wing ») qui rendent la fabrication extrêmement complexe et coûteuse. Le modèle X mettra deux fois plus de temps que prévu à sortir, tout en étant miné par les défauts de fabrication. En 2018, le Consumer Reports juge la qualité du modèle X « en dessous de la moyenne », ce qui plombe la note globale de Tesla, déjà mise à mal par les multiples pannes et défauts de fabrication du modèle S. Musk semble tirer les leçons de cet échec lorsqu’il introduit le modèle 3. Le design moins ambitieux intègre les contraintes de production. Mais le milliardaire va commettre une nouvelle erreur en se penchant sur « la machine qui construit la machine ». Musk ne se contente pas d’exiger des délais intenables et des cadences irréalistes, il veut entièrement automatiser la ligne d’assemblage. Résultat, après une année de production qu’il décrira comme « infernale », Tesla construit ses premiers modèles 3 avec un recours excessif au travail manuel dans des conditions de sécurité désastreuses, marquées par des incendies industriels, violation des normes de pollutions et accidents de travail récurrents. Musk lui-même passera des journées et des nuits sur la ligne d’assemblage, déclarant à ses employés « je pourrais être en train de baiser une actrice à Bora-Bora au lieu d’être là à vous baby-sitter ». Selon les principaux intéressés, sa présence avait un effet négatif, les ingénieurs devant prendre soin de l’égo du patron en plus des problèmes de production. Pendant cette période, d’innombrables cadres supérieurs, directeurs et employés démissionnent pour cause de burn-outs ou désaccords profonds avec la direction. 

Mis en vente en 2018 avec du retard et à un prix largement supérieur au tarif abordable promis par le « master plan », le modèle 3 est de nouveau miné par des problèmes de qualité, allant des peintures blêmissantes aux défauts de finitions. Les premiers retours clients limitent les ventes initiales (23% des précommandes sont annulées en 2018) et taillent dans les marges de l’entreprise. 

Les défauts sont en partie cachés au public et, plus grave encore, aux autorités. Les clients de Tesla sont invités à signer des clauses de confidentialité à l’achat des véhicules, tandis que les vices de fabrication sont souvent pris en charge contre le silence du propriétaire. Le but est d’éviter les rappels d’usine désastreux pour le cours boursier, quitte à compromettre la sécurité. Le culte du secret et le mépris pour les démarches qualité résultent d’un problème de culture d’entreprise, qui explique pourquoi Tesla détient un record de rappel d’usine en 2022 aux États-Unis. Mais ce genre de comportement fait pâle figure face aux pratiques liées à la commercialisation de ce qui est devenu le cœur du business de Tesla : la fonction « autopilote ». 

« Mieux vaut demander pardon que la permission »

Fin 2012, les surcoûts du modèle S plongent les comptes de Tesla dans le rouge. Musk s’en sort grâce aux subventions de l’État californien, une hausse des tarifications et un déstockage important qui permet de dégager un bénéfice sur un trimestre. Ce bénéfice propulse le cours boursier et entraîne le succès d’une levée de capital par émission d’action. 

Le plan B consistait à vendre Tesla à Google pour six milliards de dollars, le géant de l’internet ayant lourdement investi dans le développement d’une voiture sans pilote. Si l’accord secret n’est plus nécessaire, Musk craint que les progrès de Google dans la voiture autonome ne lui volent la vedette. Il engage donc rapidement Tesla dans la course. Compte tenu de son retard important en R&D, il décide d’aborder le problème d’une autre façon : au lieu de viser une voiture 100 % autonome, Musk table sur un premier objectif visant à couvrir 90 % des situations de conduite. Surtout, il renonce à l’usage de radars basés sur une technologie infrarouge (LIDAR) pour détecter les obstacles, préférant des capteurs moins onéreux. Les équipementiers disposent déjà d’une solution, sous la forme d’une collection de systèmes : assistance au freinage (la voiture détecte automatiquement les obstacles et actionne le frein), régulateur de vitesse intelligent (qui s’adapte à la circulation) et assistance de trajectoire (qui actionne le volant pour éviter une sortie de route). En les poussant dans leurs retranchements, ces technologies peuvent théoriquement négocier des virages, arrêter la voiture aux intersections, accélérer sur une voie d’insertion, etc. Si les autres constructeurs n’explorent pas ces possibilités, c’est par souci de sécurité. Loin d’être présentés comme des systèmes de conduite autonome, ils sont généralement conçus pour se désengager dès que le conducteur lâche le volant. Musk les combine en une fonctionnalité unique, qu’il baptise « autopilote ».

« Je préfère [ce terme] à “autonome”. Autonome évoque l’idée que votre voiture peut faire quelque chose qui vous déplaît , alors qu’auto pilote c’est un bon système pour les avions, et ça le sera pour les voitures. »

Elon Musk à Bloomberg en 2013.

La principale innovation de Tesla se résume donc à une prise de risque habillement déguisée par une stratégie marketing pernicieuse. Chaque véhicule va rapidement proposer l’« autopilote » en option. La partie « hardware » (capteurs, ordinateur de bord et autres pièces) est censée supporter les futures mises à jour de la partie logiciel. Les acheteurs qui ne veulent pas passer à côté de l’arrivée imminente de la voiture autonome sont encouragés à dépenser quelques milliers d’euros supplémentaires pour acquérir le système. En redéfinissant le terme « conduite autonome », Musk peut ainsi présenter une technologie existante comme une innovation unique à Tesla, tout en évitant les risques juridiques et difficultés techniques inhérentes à une technologie véritablement « sans pilote ».

Trois ans après les premières annonces, l’Autopilote se trouve au cœur de la stratégie présentée dans le « Master plan, partie deux » de Tesla. Pourtant, il est évident qu’il s’agit d’une chimère. Malgré ses performances impressionnantes, l’« Autopilote » est incapable de prendre en charge la conduite dans toutes les situations. En novembre 2022, un essai du New York Times réalisé avec un testeur de Tesla, qui utilise une version non commercialisée et plus aboutie de l’« Autopilote », nécessite l’intervention fréquente du conducteur. Les entreprises qui se penchent sincèrement sur la voiture sans pilote privilégient un autre champ d’application : des lignes de taxis évoluant sur des parcours prédéfinis et embarquant des capteurs plus nombreux et sophistiqués.

Pour construire l’illusion d’un « autopilote » et maintenir la promesse de l’arrivée imminente d’une version 100% autonome, Musk déploie des efforts proches de la manipulation. D’abord, en exagérant les capacités du système. En 2014, il déclarait déjà « on dit aux conducteurs de garder leurs mains sur le volant au cas où, pour être prudent au début. Le système fonctionne presque au point que vous pussiez retirer vos main ». Cette ambiguïté est amplifiée par la diffusion d’un clip vidéo montrant une Tesla opérant sur un tronçon de six kilomètres en autonomie totale. De nombreuses prises furent nécessaires (et combinées) pour produire cette séquence trompeuse. En 2016, lorsque Tesla soumet ses résultats au régulateur californien, on apprend que son système n’a que 800 kilomètres au compteur. À la même date, Volkswagen a effectué 25 000 kilomètres de test et Google un million. Sur les 800 km parcourus par l’« autopilote de Tesla, le conducteur a été contraint d’intervenir 182 fois. Soit une intervention tous les 4.5 km, 200 fois plus fréquemment que le système développé par BMW. Waymo (propriété de Google), leader du marché, est capable de conduire 8.000 km entre deux interventions humaines. En présentant sa vidéo, Tesla avait pourtant affirmé avoir inclus un conducteur uniquement « par obligation juridique ».

À cette publicité mensongère s’ajoute une volonté de masquer les accidents et de nier la responsabilité de l’Autopilote. Le 7 mai 2016, le modèle S de Joshua Brown percute un semi-remorque à 110 km/h, tuant le conducteur sur-le-champ. Brown avait enclenché l’Autopilote et regardait une vidéo sur l’écran de contrôle de sa Tesla. Le système n’a pas détecté le camion, dont la couleur se confondait avec le paysage. Ce drame n’est ni le premier ni le dernier accident mortel impliquant l’Autopilote, mais il revêt des caractéristiques particulières. D’abord, les capteurs infrarouges privilégiés par Google auraient détecté l’obstacle. Ensuite, Elon Musk avait personnellement diffusé une vidéo postée par Joshua Brown, où ce dernier filmait sa Tesla conduisant de manière autonome. Non seulement Musk a encouragé les gens comme Brown à prendre des risques inconsidérés, mais Tesla nie sa responsabilité en accusant Brown d’imprudence. À chaque accident impliquant « l’Autopilote », la firme adopte la même défense : si le conducteur n’est pas intervenu, il est en tort. S’il intervient pour tenter de corriger une situation dangereuse, il désengage la fonction « Autopilote », ce qui permet à Tesla d’affirmer que la technologie n’est pas fautive. Tesla avait par ailleurs caché les premiers accidents mortels au public avant de procéder à une nouvelle ouverture de capital. Une investigation du National Transportation Safety Board conclut que le décès de Brown est dû « à une erreur de “l’Autopilote” et au design du système, qui encourage un mauvais comportement du conducteur. » Le cabinet d’étude indépendant QCS va quant à lui estimer que l’usage de « l’Autopilote » multiplie par 2,4 le risque de déploiement d’un airbag. En transformant ses clients en « bêta-testeurs », l’entreprise a provoqué de nombreuses tragédies évitables.

Les développeurs souhaitaient ajouter des capteurs pour forcer le conducteur à rester attentif à la route. Elon Musk y avait opposé son véto. Le système « Super cruise » de General Motors, qui dépasse les performances de Tesla en termes de conduite autonome, inclut ce type de capteur et n’a jamais tué personne. Mais ajouter un tel système briserait l’illusion de l’avantage technologique détenu par Tesla, et entraînerait vraisemblablement la chute du titre boursier.

« Fake it until you make it »

L’histoire de Tesla peut se résumer à une longue série d’annonces fracassantes destinées à séduire les investisseurs puis gonfler le cour de l’action dans une forme de fuite en avant rappelant une pyramide de Ponzi. Tesla a promis que son réseau de superchargeurs serait uniquement alimenté à l’énergie solaire et déconnecté du réseau électrique pour « résister à une apocalypse de zombies » ainsi qu’annoncé un système d’échange de batterie permettant de « faire le plein » plus rapidement qu’une voiture essence. La première promesse n’a jamais été tenue, pour la simple raison que la quantité de panneaux solaires nécessaires occuperait un espace délirant. La seconde était une arnaque en bonne et due forme destinée à accaparer des subventions publiques. 

Tesla veut désormais construire des légions d’androïdes pouvant effectuer des tâches ménagères et servir d’aide à la personne. Mais le charme commence à s’estomper. La présentation des fameux robots a été amplement moquée sur les réseaux sociaux. Le prototype nécessitait l’aide de multiples ingénieurs pour monter sur scène, alors que les androïdes de Boston Dynamics sont capables d’enchaîner des mouvements dignes d’un champion de gymnastique. « On ne dépasse pas le niveau de l’Asimo de Honda, conçu il y a 20 ans » notait un expert

Ce décalage entre la vision et la réalité n’est pas propre à Tesla. Après des milliards de dollars d’investissement et des années de recherche, L’Hyperloop est au point mort. La proposition initiale était déjà irréaliste : elle transportait dix à cent fois moins de personnes par heure qu’un bon vieux TGV pour un prix supérieur. Elon Musk a admis que le but était d’empêcher le développement d’un train à grande vitesse, du fait de son aversion pour les transports en commun où « vous êtes au milieu d’inconnus, parmi lesquels peut se trouver un tueur en série ».

De même, The Boring company devait creuser des dizaines de tunnels pour transporter des milliers de passagers à 250 km/h sur des centaines de kilomètres à l’aide de navettes sans pilotes. Six ans plus tard, le seul tunnel en opération mesure 2 km de long et transporte les usagers dans des Teslas pilotés par un chauffeur à une vitesse maximale de 50 km/h… Situé sous le Convention Center de Las Vegas, le projet a obtenu son permis de construire en tant que parc d’attractions. Avec cette entreprise, Musk promettait de creuser pour une fraction du prix du marché des tunnels en des temps records. Comme le notait récemment le Wall Street Journal, « The Boring Company séduit de nombreuses villes et agglomérations par ses propositions ambitieuses, pour ensuite laisser tomber ses potentiels clients au dernier moment en évitant de répondre aux appels d’offres ». Parmi les problèmes cités, l’incapacité de réaliser une étude d’impact et le turn-over massif des ingénieurs, dégoûtés par des horaires de travail infernaux. Le seul chantier validé consiste à remplacer un projet de ligne de chemin de fer par un tunnel pour voitures électriques, accentuant la perception que cette entreprise n’est rien d’autre qu’une gigantesque arnaque conçue pour ralentir le déploiement des transports en commun et valoriser Tesla grâce à la crédulité des élus locaux. 

Neuralink, qui veut connecter notre cerveau aux ordinateurs, est accusée de cruauté envers les animaux après le décès de 15 chimpanzés. Six des huit cofondateurs ont quitté l’entreprise, dont le directeur. La seule démonstration publique de ses progrès a laissé la communauté scientifique perplexe : le journal du MIT a qualifié Neuralink de « comédie scientifique » pendant que certains experts notaient que les résultats obtenus avaient déjà été réalisés dans les années 1990 par d’autres chercheurs. Du reste, l’entreprise semble souffrir des mêmes maux que Tesla, SpaceX et The Boring Company : il y régnerait une culture du secret et de la dénonciation, les employés seraient terrorisés par la direction et sommés de tenir des délais impossibles. 

« Move fast and break things » : le rachat de Twitter brise l’illusion

Du haut de ces 120 millions d’abonnées, Elon Musk utilise Twitter pour entretenir le mythe du génie visionnaire, promouvoir ses entreprises et pratiquer ce qui s’apparente à des manipulations de marchés. Mais l’outil est à double tranchant. Des tweets malheureux ont provoqué des baisses soudaines de l’action Tesla, d’autres lui ont valu une lourde condamnation de l’autorité des marchés financiers (SEC). Surtout, le réseau social expose le milliardaire comme aucune enquête journalistique ne le pourrait. 

Que ce soit en traitant de pédophile un secouriste ayant refusé son aide dans l’opération de sauvetage d’enfants thaïlandais, en mentant sur le décès de son premier enfant ou en applaudissant un coup d’État sanguinaire en Bolivie, ses tweets révèlent un homme extrêmement susceptible et vindicatif, doté d’un égo démesuré. Tout en soulevant la question de ses capacités intellectuelles. En mars 2020, Musk avait qualifié l’inquiétude liée à l’épidémie de Covid de « stupide », puis comparé le virus à un simple rhume et prédit qu’il n’y aurait plus aucun cas positif à partir du moins d’avril. Cent millions de cas et 1 million de décès plus tard, on peut y voir un effort de lobbyisme pour s’opposer aux confinements (Musk forcera ses employés à venir au travail en violation de la loi), ou une énième manifestation de sa bêtise.

Le milliardaire s’est laissé convaincre d’acheter Twitter par ses fréquentations libertariennes et réactionnaires, avant de réaliser que son offre d’achat était bien trop élevée. Il a déployé des efforts considérables pour faire annuler le contrat. Structurellement déficitaire, Twitter a refusé de céder et saisit les tribunaux. Le début du procès laissait peu de doute sur son issu, en plus d’embarrasser Musk en publiant ses communications personnelles ayant trait au rachat de la firme. Les 50 pages de SMS montrent à quel point Musk et ses conseillers n’avaient aucune idée de ce qu’ils faisaient. Tous les protagonistes apparaissent « incroyablement stupides », à l’exception notable de l’ancien PDG de Twitter.

Préférant limiter la casse, le patron de Tesla a finalisé l’achat. Depuis, rien ne se passe comme prévu. Musk a viré la moitié des employés sans prendre le temps de regarder lesquels étaient indispensables ni comment fonctionnait l’architecture du site, au point de devoir supplier certaines équipes de revenir. Il a augmenté le prix de la cafétéria et demandé aux salariés de doubler leurs horaires pour compenser le manque de main-d’oeuvre, tout en mettant fin au télétravail. Un gros tiers des employés a démissionné sur-le-champ, obligeant Musk à rétablir le travail en distanciel pour stopper l’hémorragie.

Si cette approche épouse sa manière de diriger ses autres entreprises, comme le notait le New York Times, il existe des différences notables. Les employés de Tesla et SpaceX peuvent être persuadés de travailler douze heures par jour six jours sur sept au nom de la colonisation de Mars ou de la démocratisation de la voiture électrique. Dans le cas de Twitter, il est difficile de vendre une mission allant au-delà du simple renflouement du porte-monnaie d’Elon Musk. D’autant plus que la situation est largement couverte par les journalistes, qui sont directement intéressés par le devenir de cet outil et profitent du fait que Musk ne peut pas s’empêcher de « live tweeter » les péripéties de sa reprise du site. Ses déclarations sur la liberté d’expression sont contredites par les nombreuses suspensions de comptes liés à la gauche américaine et l’intolérance qu’il manifeste envers ses critiques, qu’il s’agisse d’un économiste dont il suspend le compte ou de la firme Apple qu’il attaque publiquement. 

Ses déclarations ont effrayé les annonceurs, tout comme les propos qu’il a tenu avec eux en privé. En réalité, Musk est confronté à un dilemme insoluble. Il veut plaire à ses alliés politiques et médiatiques en relâchant la modération, mais ne veut pas perdre les annonceurs. Sa tentative d’introduction d’un service payant en étendant la pastille bleue normalement réservée aux comptes ayant prouvés leur identité s’est soldée par un échec hilarant. Les nouveaux utilisateurs « bleus » ont parodié les organisations et comptes officiels (y compris Musk, ses entreprises et ses principaux clients), forçant le milliardaire à suspendre le service. Ce résultat hautement prévisible n’avait pas été anticipé par le génie Elon Musk et son cercle de courtisans. 

En réalité, Musk est confronté à un dilemme insoluble : il veut plaire à ses alliés politiques et médiatiques en relâchant la modération, mais ne veut pas perdre les annonceurs effrayés.

Malgré tous ces couacs, la chute de Twitter parait improbable. Les usagers sont attachés à cette plateforme et Musk y a investi trop d’argent. Pour le reste, le futur du milliardaire semble s’assombrir. Tesla est confronté à plusieurs actions en justice pour violation du droit du travail. Ses concurrents proposent désormais une offre étendue de véhicules électriques et de systèmes de conduite semi-autonome. Le régulateur américain semble déterminé à rappeler la quasi-totalité des Tesla circulant aux États-Unis suite aux nombreux accidents impliquant son Autopilote, ce qui devrait logiquement faire plonger la capitalisation boursière de l’entreprise. À cela s’ajoutent les difficultés personnelles d’Elon Musk, accusé d’agression sexuelle et actuellement en procès pour une rémunération de 50 milliards de dollars qu’il se serait injustement octroyé. 

Pour échapper aux conséquences de ses actions, Musk est devenu un expert en surenchère et annonces grandiloquentes. Les premières victimes de cette fuite en avant sont ses employés, chargés de tenir les promesses irréalistes du patron en se tuant à la tâche. Qu’ils se retrouvent bloqués sur une île déserte sans nourriture, broyés par une machine sur une ligne de production ou simplement victimes de burn-out au nom d’une vision réductrice du futur. 

En admettant que Tesla ait accéléré l’adoption de la voiture électrique, Musk n’a fait que reproduire notre dépendance à ce mode de transport individuel en déplaçant la nature du problème écologique. Cette modeste contribution risque d’être compensée par l’impact climatique de la nouvelle course à l’espace initiée par SpaceX. À mesure que les projets d’Elon Musk échouent ou se révèlent être de gigantesques arnaques, il devient évident que la société tout entière paye l’hubris de ce visionnaire sans scrupule. Son histoire invite à une réflexion plus large sur le crédit qu’on accorde aux milliardaires et techno-solutionnistes, dont Musk représente l’ultime caricature.