Emmanuel Maurel : “Macron est la queue de comète du cycle néolibéral finissant”

©Vincent Plagniol

Député européen, animateur de la gauche du Parti Socialiste, et désormais candidat à la tête du PS, Emmanuel Maurel nous livre ses déceptions, ses espoirs et ses ambitions pour la social-démocratie. Avant de prendre d’assaut la rue de Solférino – avant qu’elle ne déménage -, Emmanuel Maurel revient sur les causes de l’échec de Benoît Hamon, sur l’état de la social-démocratie en Europe ainsi que sur les raisons qui l’ont poussé à présenter sa candidature à la tête du PS. Analysant la succès de Macron, il défend une large unité de ce qu’il appelle la gauche pour croiser le fer avec le Président de la République.

LVSL – Dans l’entretien que vous nous aviez accordé l’an dernier, vous disiez qu’il n’était pas impossible que l’électorat de gauche considère que le vrai débat est entre Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. C’est précisément ce qui s’est produit durant l’année 2017. Comment analysez-vous cet écartèlement de la social-démocratie française entre la France Insoumise et En Marche ?

Emmanuel Maurel – Si on prend la dernière année du quinquennat de François Hollande, on a clairement un Parti Socialiste que les gens ne reconnaissent plus, parce qu’il s’est largement éloigné de ses fondamentaux. L’horizon d’attente de l’électorat socialiste a été perturbé par des mesures inexplicables et inexpliquées : la déchéance de nationalité et  la Loi Travail qui se termine par un 49-3 calamiteux. Elles scellent le sort des socialistes, d’autant plus qu’elles concluent une séquence politique qui avait été commencée par Manuel Valls, lequel avait théorisé les gauches irréconciliables. Arrive la primaire, marquée par une forme de dégagisme. François Hollande n’est pas en mesure de se représenter, Manuel Valls le supplée : il est battu, assez largement ; arrive la candidature de Benoît Hamon, qui était en rupture avec le socialisme gouvernemental des deux dernières années qui venaient de s’écouler. On aurait pu croire que c’était une nouvelle chance donnée au socialisme français pour cette présidentielle, mais Benoît Hamon a joué de malchance : il a été desservi par une longue suite d’abandons et de trahisons de la part de ceux qui étaient censés le soutenir, qui culmine avec le ralliement de Manuel Valls à Emmanuel Macron.

“On trouve d’un côté Jean-Luc Mélenchon, qui se veut le héraut d’un retour aux fondamentaux de la gauche française, même s’il refuse ce terme – il a bien récupéré l’aspiration égalitaire d’une partie des Français –, de l’autre Emmanuel Macron, qui a surjoué la nouveauté et est apparu pour l’aile modérée de la social-démocratie comme le meilleur instrument pour empêcher la droite et l’extrême-droite d’accéder au pouvoir.”

Le paradoxe, c’est que Benoît Hamon, qui gagne la primaire en s’émancipant clairement du parti socialiste, est sanctionné par les électeurs parce qu’il appartient au Parti Socialiste. Il endosse un bilan gouvernemental qu’il a quand même en partie contesté, et il est victime de ce que je redoutais lorsque nous nous sommes rencontrés : un double vote utile. On trouve d’un côté Jean-Luc Mélenchon, qui se veut le héraut d’un retour aux fondamentaux de la gauche française, même s’il refuse ce terme – il a bien récupéré l’aspiration égalitaire d’une partie des Français –, de l’autre Emmanuel Macron, qui a surjoué la nouveauté et est apparu pour l’aile modérée de la social-démocratie comme le meilleur instrument pour empêcher la droite et l’extrême-droite d’accéder au pouvoir. Si on rajoute à cela une campagne présidentielle où Benoît Hamon a mis en avant un certain nombre de thèmes certes intéressants, mais qui ont pu désorienter l’électorat traditionnel, on se retrouve avec un score historiquement bas et une situation complètement inédite, puisqu’en 2012, le Parti Socialiste avait à peu près tout, alors qu’il flirte aujourd’hui avec une forme de marginalité électorale. Ce qui est inédit, c’est la vitesse avec laquelle se produit ce décrochage. Évidemment, toute la question qui se pose maintenant, c’est comment relever ce parti dans ce contexte très difficile.

LVSL – Au niveau européen, la crise de la social-démocratie s’est confirmée avec le score assez modeste du SPD allemand, la chute du Parti Démocrate italien, la défaite des sociaux-démocrates tchèques… Pensez-vous qu’il soit possible de reconstruire la social-démocratie au niveau européen ? Que pensez-vous de la thèse d’une tripartition des forces politiques, sous la forme d’une déclinaison entre trois formes de populismes : des forces populistes réactionnaires, des forces populistes néolibérales (Macron, Albert Rivera…) et des forces populistes de gauche ?

Emmanuel Maurel – Je ne crois pas qu’on puisse, dès aujourd’hui, prédire un tel scénario. Il est vrai que dans la plupart des pays européens, à quelques heureuses exceptions près – britannique, portugaise –, la social-démocratie a subi des échecs électoraux soit mineurs, soit majeurs. Le SPD, autour de 20%, est confronté à une situation tragique : soit il s’allie avec Merkel, ce qui était le choix fait lors des deux mandats précédents, s’aliénant une partie de l’électorat populaire qui ne se reconnaît pas dans ce programme dont la clef de voûte reste l’orthodoxie budgétaire ; soit ils ne font pas d’alliance, déclenchent de nouvelles élections, dont tout porte à croire qu’ils vont les perdre et que l’extrême-droite va encore progresser. Je ne fais pas partie de ceux qui considèrent les dirigeants du SPD comme des traîtres parce qu’ils s’apprêtent à gouverner avec Merkel : ils sont dans une situation extrêmement compliquée. Cette situation n’est pas nouvelle : elle vient du refus d’une alliance rouge-rose-vert par Gerhard Schröder en 2005 (aux élections législatives), alors même qu’une majorité de gauche aurait été possible au Bundestag entre le SPD, Die Linke et les Verts allemands. Le SPD choisit la grande coalition avec Merkel parce qu’il refuse de gouverner avec Die Linke. À ce moment-là, il rentre dans une spirale infernale, où le SPD devient le partenaire privilégié de la CDU, imposant certes un certain nombre de réformes – c’est grâce au SPD qu’il y a eu le Smic en Allemagne, ce qui n’est pas rien –, mais en échange de l’acceptation du cap économique austéritaire fixé par la chancelière.

Emmanuel Maurel ©Vincent Plagniol pour LVSL

“Ce qui est intéressant pour moi, c’est que le choix stratégique du rassemblement de la gauche est payant. Il est payant pour les Portugais : ils bénéficient d’une augmentation du salaire minimum, des retraites, des minima sociaux.”

Dans d’autres pays, la social-démocratie s’effondre. Aux Pays-Bas, le Parti Travailliste stagne autour de 8% ; dans l’Europe de l’Est, les sociaux-démocrates vont très mal, et on vient de parler de la France. Il faudrait avoir une analyse plus nuancée de l’Espagne, où le PSOE ne s’effondre pas face à la concurrence de Podemos, bien qu’il soit à un niveau plus bas que dans les années 80.

Il existe plusieurs exceptions à cette situation. En Angleterre, Jeremy Corbyn a réussi à régénérer le Labour Party en s’appuyant sur la jeunesse et les syndicats. L’accession du Labour au pouvoir, qui paraissait impensable il y a cinq ans, est aujourd’hui possible. L’exception portugaise est intéressante : après des années d’austérité, le Parti Socialiste – qui n’effectue pas de révolution doctrinale majeure – assume un accord avec deux partis de gauche très différents : le Bloco de Esquerda (dans la lignée de Podemos) et le Parti Communiste portugais, sur une ligne orthodoxe. On doit cela au talent d’Antonio Costa : le Bloco et le Parti Communiste se détestent. C’est pourquoi il passe un accord avec l’un et avec l’autre, sur la base d’un contrat de gouvernement. Il n’y avait aucun programme commun avant les élections, mais Costa a fait preuve de pragmatisme, préférant gouverner avec des partis de gauche plutôt que d’entrer dans une hypothétique grande coalition. Ce qui est intéressant pour moi, c’est que le choix stratégique du rassemblement de la gauche est payant. Il est payant pour les Portugais : ils bénéficient d’une augmentation du salaire minimum, des retraites, des minima sociaux.

La situation italienne est encore différente. Le Parti Démocrate n’est pas en mauvaise posture dans les sondages (il oscille entre 23 et 25% dans les sondages), mais son problème est structurel : il opte clairement pour le social-libéralisme. Le reste de la gauche n’est pas résiduel mais est très émietté : il faut donc craindre que le Parti Démocrate confirme cette orientation.

La vérité, c’est que la social-démocratie est traversée par des contradictions majeures. Je le constate tous les jours au groupe socialiste au Parlement Européen, au point qu’à mon avis, très vite vont se poser des questions essentielles : les socialistes pourront-ils continuer à travailler ensemble malgré ce clair-obscur qui fait que dans un même groupe cohabitent le PSOE, des gens qui sont capables de s’allier avec la droite, et d’autres qui sont favorables à l’union de la gauche ? Le moment de vérité va arriver assez vite ; les élections européennes de 2019 peuvent être un moment clef de la recomposition de la gauche européenne.

LVSL – Dans ce contexte, dans quelle démarche s’inscrit votre candidature au poste de premier secrétaire du Parti Socialiste ?

Emmanuel Maurel – Je présente ma candidature avec une conviction : le Parti Socialiste français a encore un avenir. Pas pour des raisons de marketing qui me feraient dire qu’il y a « un espace entre Macron et Mélenchon», je ne considère pas l’électorat en termes de parts de marché, mais je pense qu’il y a une utilité historique du socialisme français. Pour moi, la seule façon de survivre et de rebondir, c’est de sortir des sables mouvants de l’ambiguïté. Aujourd’hui, c’est de cela dont il s’agit : ma candidature s’inscrit sous le sceau de la clarté et de l’authenticité à gauche. Clarté par rapport au nouveau pouvoir : nous devons être dans une opposition résolue à Macron, avec lequel nous avons une différence de nature : le macronisme est l’un des avatars du modèle néolibéral, et il faut le dénoncer. Ça n’a pas toujours été le cas, parce les premiers mois du quinquennat Macron ont été marqués par une très grande confusion chez les socialistes français, qui ont voté de trois manières différentes au Parlement.

“Clarté enfin sur les orientations stratégiques : à partir du moment où on assume d’être dans une opposition ferme et résolue à Macron, on doit en tirer les conséquences et s’inscrire dans une démarche nécessairement unitaire vis-à-vis des autres forces de gauche.”

©Vincent Plagniol

Clarté aussi par rapport au bilan : le Parti Socialiste vient de passer cinq ans au pouvoir, et il est impossible d’y revenir si on est incapable d’avoir un retour critique sur cette période, qui a été marquée par une perte de repères et par une pratique du pouvoir qui s’émancipait peu du modèle présidentialiste dans lequel tout est soumis à l’exécutif, dans lequel le parti, comme le groupe parlementaire, ne jouissent d’aucune autonomie. On a couru à cette catastrophe : à force de se taire, on laisse le Président et le Premier Ministre faire des erreurs, parfois majeures. Clarté enfin sur les orientations stratégiques : à partir du moment où on assume d’être dans une opposition ferme et résolue à Macron, on doit en tirer les conséquences et s’inscrire dans une démarche nécessairement unitaire vis-à-vis des autres forces de gauche. Je parle de toute la gauche ; il ne faut ostraciser personne. Quand bien même on serait critiqué, même de façon très dure, par la France Insoumise ou le Parti Communiste, il faut savoir être unitaire pour deux, pour trois, pour dix. Ça a toujours été une conviction chez moi : on ne pourra revenir au pouvoir et réincarner la transformation sociale que si on est capable de faire intervenir dans ce combat toutes les forces politiques qui sont aujourd’hui dans le camp qu’on appelle « la gauche », même si certains refusent de s’en revendiquer, bien qu’ils en soient largement issus.

Ce que je propose, c’est aussi d’en revenir à un certain nombre de fondamentaux. La gauche n’a pas seulement perdu des électeurs : elle a aussi perdu des repères. Il lui faut une boussole.

LVSL – De quels fondamentaux parlez-vous ?

Emmanuel Maurel – Je trouve par exemple ahurissant que le Parti Socialiste ne parle plus des salaires, qui restent quand même au cœur de la question de la répartition entre le capital et le travail. Les gens n’arrivent pas à comprendre que, sous un gouvernement socialiste, non seulement on n’augmente pas les salaires, mais qu’en plus un ministre de l’économie (Michel Sapin) encourage les entreprises à ne pas le faire. C’est pour ces raisons que je disais que les gens ne se reconnaissent pas dans le Parti Socialiste. Jusqu’à présent, la gauche était associée, dans l’esprit des gens, à des conquêtes sociales, notamment en matière de droit du travail. Or, la loi Travail, la loi Macron, l’ont détricoté.

“Quand je me dis « écosocialiste », ce n’est pas une concession à l’air du temps : jusqu’à maintenant, on se battait contre les logiques d’exploitation qui touchaient l’être humain, mais l’exploitation touche aussi la nature, avec le risque sérieux d’extinction progressive de la race humaine. Il faut changer de modèle de production et de consommation.”

Il faut renouer avec ce qu’on n’aurait jamais du cesser d’être : des partageux. C’est quand même notre filiation historique. Ce n’est pas parce que le monde a changé, que de nouveaux problèmes sont apparus, que l’on doit renoncer à ce qui fait notre modèle génétique, c’est-à-dire le partage : partage des richesses, partage des pouvoirs, partage des savoirs, et bien évidemment l’émancipation, qui passe bien sûr par l’approfondissement de la démocratie, mais aussi par la mise en place de la démocratie sociale et de la démocratie dans l’entreprise. Voilà les fondamentaux. Je le répète souvent, ce qui me vaut d’être qualifié d’archaïque.

Autre point fondamental : il y a désormais un lien évident entre la question sociale et la question écologique. Quand je me dis « écosocialiste », ce n’est pas une concession à l’air du temps : jusqu’à maintenant, on se battait contre les logiques d’exploitation qui touchaient l’être humain, mais l’exploitation touche aussi la nature, avec le risque sérieux d’extinction progressive de la race humaine. Il faut changer de modèle de production et de consommation.

LVSL – Le socialisme français s’est longtemps appuyé sur une forme d’alliance entre les classes populaires et les classes moyennes urbaines. Il trouvait des réservoirs de voix importants dans la jeunesse. On voit aujourd’hui que cette dernière se tourne de plus en plus vers Jean-Luc Mélenchon ou Marine le Pen, tandis que les classes moyennes urbaines se partagent plutôt entre Mélenchon et Macron alors que les classes populaires plongent dans l’abstention. Quelle stratégie la social-démocratie française doit-elle avoir pour renouer avec ces secteurs ?

Emmanuel Maurel – Il faut renouer avec le corps central du socialisme : les employés et les ouvriers. Pour ça, il ne suffit pas de le dire. Il faut que nos préoccupations et nos mots d’ordre soient en résonance avec nos déclarations. Je parlais tout à l’heure des salaires, il faudrait aussi parler des services publics, qui ont été largement dégradés durant ces dix dernières années alors qu’ils contribuent à l’égalité entre les territoires. C’est une condition indispensable si on veut remettre un peu d’égalité dans les territoires, et donc s’adresser à cette France-là qui se sent assez justement délaissée. Je ne sais pas s’il faut parler de la « jeunesse » en termes spécifiques, mais il y a quand même un décrochage qu’on constate, et qui se vérifie sur des choses très concrètes. Je parlais avec un ami récemment, qui me racontait la réalité de l’expulsion locative. Chaque année, il y a des dizaines de milliers de gens minés par des dettes locatives de plusieurs centaines ou plusieurs milliers d’euros, qui se retrouvent devant le tribunal d’instance, devant lequel ils négocient des sur-loyers de 10, 15, 20€ par mois, pour ne pas être expulsés. Le Président explique que la baisse des APL de 5€ est une mesure indolore. La vérité, c’est que 5€ pour plein de gens, c’est une catastrophe humaine. Perdre 5€, c’est subir la menace d’être expulsé de son logement.

“Il y avait une très belle formule de Lula [Président du Brésil de 2003 à 2011], qui disait, lors de la création du Parti des Travailleurs, qu’il souhaitait que son parti soit « le parti de tous les jours de la vie ». Je crois que c’est exactement ce à quoi nous devons travailler dans la gauche française aujourd’hui.”

Le combat pour le logement, par exemple, est central si on veut renouer avec la jeunesse dans son ensemble, et notamment avec la jeunesse précarisée. Il y a des mots d’ordre concrets qui répondent à des situations vécues, quotidiennes, et qui doivent déboucher sur des mobilisations, des luttes : c’est pourquoi je prenais ces exemples. Un sujet qui, à mon avis, va monter dans les mois à venir, est celui de l’hôpital public. Sa situation est très préoccupante, son personnel est sur-saturé de travail, alors qu’il n’y a rien de plus emblématique du modèle social français que l’hôpital public tel qu’on l’a construit dans l’après-guerre. Il me paraît prioritaire de s’ancrer dans la quotidienneté de la vie des gens. Il y avait une très belle formule de Lula [Président du Brésil de 2003 à 2011], qui disait, lors de la création du Parti des Travailleurs, qu’il souhaitait que son parti soit « le parti de tous les jours de la vie ». Je crois que c’est exactement ce à quoi nous devons travailler dans la gauche française aujourd’hui.

LVSL – Revenons sur Macron et sa stratégie politique. Cela fait sept mois qu’il est arrivé au pouvoir, et on a l’impression qu’il a réglé la crise de régime qui couvait en France. Que pensez-vous de la pratique macronienne du pouvoir ? Pensez-vous que cette régénération de la Vème République garantira une base solide à son pouvoir ?

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Emmanuel Maurel – La première vertu, c’est l’honnêteté. Macron est habile, professionnel dans sa communication, et malin politiquement. D’une certaine façon, il nous lance un défi intellectuel et idéologique dont il nous faut prendre conscience. Rien ne serait pire que d’affubler Macron des mots habituels que l’on réserve d’ordinaire aux chefs d’Etat de droite, parce qu’on a affaire à quelque chose de plus complexe et sophistiqué. Il me paraît important de reconnaître cela. La stratégie politique de Macron bénéficie du fait qu’il a méticuleusement observé le début des deux quinquennats précédents, et décidé de faire exactement l’inverse. Je pense qu’il est obsédé par l’idée de ne pas répéter les erreurs du début du quinquennat Sarkozy et du quinquennat de Hollande. Il suffit d’observer sa façon de procéder – aussi bien dans la gestion de sa vie privée que de sa vie publique –, d’incarner une forme d’autorité, de volontarisme, de diplomatie française gaullo-mitterrandienne à l’étranger, pour conclure qu’il faut prendre Macron au sérieux.

“Macron nous lance un défi intellectuel et idéologique dont il nous faut prendre conscience. Rien ne serait pire que d’affubler Macron des mots habituels que l’on réserve d’ordinaire aux chefs d’Etat de droite, parce qu’on a affaire à quelque chose de plus complexe et sophistiqué. Il me paraît important de reconnaître cela.”

On dit de Macron qu’il est parvenu à unifier le « bloc bourgeois ». Je pense surtout qu’il est parvenu à opérer la fusion entre les élites néolibérales et ce qu’on appelait jadis la noblesse d’Etat, c’est-à-dire la technocratie à la française. Il faut comprendre cet état de grâce qui perdure dans une partie de la société – produit de l’idéologie dominante relayée par les médias de masse qui sont relativement enamourés du Président – pour expliquer le fait que la popularité de Macron reste relativement haute. Cette situation pourrait décourager certains à gauche.

Les plus anciens me racontent qu’un phénomène similaire s’est produit avec Giscard. Quand il est arrivé au pouvoir, il bénéficiait du même a priori favorable et du soutien des élites économiques. Il a mis en place ses réformes économiques inspirées par le libéralisme à la française qu’il a couplées avec des réformes de société, ce que ne fait pas Macron. Giscard est resté haut dans l’opinion pendant des années. Jusqu’au milieu de l’année 1980, Giscard était encore crédité de 58% des voix face à Miterrand. Il y avait l’idée de l’inéluctabilité de la réélection de Giscard, qui réapparaît aujourd’hui losqu’on dit que Macron en a encore pour dix ans à la tête de la France… Ça n’a pas été le cas pour Giscard.

Et je pense qu’à un moment, Macron ne pourra pas échapper à la réalité de sa politique, qui a été exprimée de façon très factuelle et en même temps très brutale par la dernière étude de l’OFCE, qui montre que l’essentiel de la réforme fiscale qu’il a faite profite aux très riches, alors que les ménages les plus pauvres en sont les grands perdants. Cette réalité-là lui collera à la peau d’une façon ou d’une autre. Dans le même temps, il augmente la CSG, baisse les APL, supprime quasiment l’ISF et met en place une flat tax sur les revenus financiers. De fait ce n’est pas une politique qui peut se prétendre équilibrée :  c’est une politique de classe.

LVSL – On peut aussi penser que Macron réussira à mobiliser un socle électorat assez large – bien que loin d’être majoritaire – pour se faire réélire grâce aux institutions de la Cinquième République, et que le mécontentement populaire ne sera pas suffisant…

Emmanuel Maurel – Je pense que Macron méconnaît quelque chose de très profond chez les Français : l’aspiration à l’égalité. Et c’est ce qui le rattrapera. Macron est persuadé que la France est enfin mûre pour les grandes réformes libérales que l’élite appelle de ses vœux depuis des années. Je pense que Macron représente en réalité davantage une fin qu’un commencement : c’est la fin du cycle néolibéral. Macron est la queue de comète du cycle néolibéral finissant. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il sera rattrapé par sa politique. Même les classes moyennes, qui pouvaient lui faire confiance pendant un moment, se rendront compte que sa politique est extrêmement déséquilibrée en faveur des vrais possédants (dont ne font pas partie les classes moyennes). Il faut cependant prendre en compte que Macron bénéficie d’une opposition à gauche qui n’est pas suffisamment rassérénée et unie pour lui poser problème.

“On dit de Macron qu’il est parvenu à unifier le « bloc bourgeois ». Je pense surtout qu’il est parvenu à opérer la fusion entre les élites néolibérales et ce qu’on appelait jadis la noblesse d’Etat, c’est-à-dire la technocratie à la française.”

Venons-en maintenant à sa pratique des institutions. Macron avait joué habilement la carte de l’horizontalité durant sa campagne, il surjoue à présent la verticalité, avec une défiance par rapport aux corps intermédiaires. Cependant, à trop négliger les corps intermédiaires, ils finiront par réagir. Prenons par exemple le mépris de Macron pour les élus locaux : ces derniers restent encore un lien très fort entre les citoyens, même les plus modestes, et les institutions. Macron supprime les emplois aidés, demande des économies totalement impossibles à réaliser aux collectivités : cette confrontation qui a commencé lors du congrès des maires va s’amplifier. Macron se prive de ces corps intermédiaires qu’il connaît mal et pour qui il a peu de respect. Il faut aussi prendre en compte la confrontation inéluctable avec le monde syndical, qui est exclu de la pratique politique d’Emmanuel Macron. À un moment, je pense que le fait de passer outre ces corps intermédiaires va lui poser problème.

Rien ne sera possible cependant si la gauche, toute la gauche, ne relève pas la tête. Il faut prendre en compte le fait que Macron, contrairement à ce que je lis ici et là, n’a absolument pas fait reculer l’extrême-droite ; l’extrême-droite reste assez forte en France, hélas, et les déboires actuels au sein du FN ne l’empêcheront pas forcément de prospérer. Pour nous, militants de gauche, le combat face à Macron et à Wauquiez – la droite pourrait retrouver un peu de vigueur avec lui – ne doit pas nous faire oublier que l’extrême-droite est encore vivace et prospère, notamment dans les classes populaires. Ce problème n’est pas derrière nous, contrairement à ce que certains amis du président essaient de faire croire.

LVSL – Vous souhaitez amorcer une dynamique unitaire à gauche. Quels peuvent être les contours de ce rassemblement, quels relations le Parti Socialiste doit-il entretenir avec le Parti Communiste, la France Insoumise et Génération.s ? Sur quelles fondements cette opposition peut-elle prendre forme ?

Emmanuel Maurel – On l’oublie trop souvent, mais l’opposition se construit parfois très concrètement au Parlement par exemple. Le groupe socialiste, le groupe communiste et le groupe France Insoumise ont déposé un recours au Conseil Constitutionnel contre les ordonnances : il y a eu une convergence concrète, au niveau parlementaire, sur un point précis. Je pense que c’est ce qui va se passer dans l’avenir : au fur et à mesure que Macron va avancer et déployer son agenda de réformes, une opposition va se cristalliser dans laquelle on retrouvera les différentes familles de la gauche. C’est vrai au Parlement, ce sera vrai également dans la société. L’unité ne se décrète pas, elle se construit. Elle se construit dans les luttes, qu’elles soient locales ou nationales. Cela pourra commencer avec l’université, mais aussi avec l’hôpital public, la réforme de l’assurance-chômage ou de l’assurance-maladie… Il est alors possible qu’on assiste à la naissance d’un front commun qui rassemblera de plus en plus largement au fil du quinquennat. Pour cela, il faut savoir être disposé au dialogue avec toutes les forces de gauche. Il est donc urgent que nous, socialistes, soyons clairs quant à notre rapport à Macron : c’est l’un des enjeux du quinquennat.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL