En Suisse, le choix de relever le montant des pensions, pas l’âge de départ à la retraite

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Les syndicats suisses ont remporté un référendum national sur la revalorisation des pensions de retraite, neutralisant au passage une proposition adverse dont le but était de reculer l’âge de départ à la retraite. Le vote reflète une division évidente entre les classes sociales, les électeurs les moins rémunérés et les moins éduqués étant passé outre les menaces brandies par les dirigeants d’entreprises. Par Chris Kelley, traduction Piera Simon-Chaix [1].

Jakob Hauri, un agent d’entretien à la retraite, ne mâche pas ses mots : « Ces ministres qui partent à la retraite avec une pension de 20 000 francs [suisses] par mois ont perdu toute notion du quotidien des travailleurs normaux. » Au milieu des quelque 500 retraités rassemblés sur la Place fédérale de Berne, la capitale suisse, Hauri évoque une lettre rédigée par trois anciens ministres et envoyée à des milliers de foyers pour demander aux votants de rejeter une proposition « dangereuse » des syndicats relative à la revalorisation des pensions à proportion de la hausse du coût de la vie. Cet incident a constitué l’acmé de ce que des observateurs ont déjà catégorisé comme l’un des votes les plus controversés de l’histoire suisse.

Par le biais d’une « initiative populaire », les citoyens ou les organisations politiques suisses peuvent demander l’organisation d’un vote national sur n’importe quel sujet, sous réserve de récolter les signatures d’au moins 100 000 citoyens adultes. Le 3 mars dernier, les votants suisses se sont rendus aux urnes pour se prononcer sur deux initiatives liées, mais distinctes. L’une était proposée par l’aile de la jeunesse du Parti libéral de centre droit, avec pour ambition de reculer l’âge de départ à la retraite, tout d’abord de 65 à 66 ans, puis en fonction de l’espérance de vie moyenne.

L’autre proposition se situait diamétralement à l’opposé : plutôt que de reculer l’âge de départ, l’initiative de l’Union syndicale suisse proposait d’augmenter les pensions et tout particulièrement d’instituer un « treizième mois de pension » analogue au salaire mensuel supplémentaire inscrit dans la plupart des conventions collectives et souvent versé à la fin de chaque année civile.

Si la collecte des signatures nécessaires n’est pas un obstacle infranchissable pour les acteurs politiques établis, les initiatives sont quant à elles rarement validées, ce qui contribue à forger la réputation d’une Suisse caractérisée par la lenteur de ses évolutions politiques. Dans toute l’histoire suisse, seules 26 initiatives populaires sur plus de 200 ont été intégrées à la législation, et les initiatives progressistes se comptent sur les doigts d’une main. Il semblait improbable que le programme syndical de revalorisation des pensions puisse être validé et de prime abord, l’establishment politique s’est peu inquiété. L’exécutif national, constitué du Parlement, majoritairement à droite, et du Conseil fédéral multipartite, a négligé d’introduire une contre-proposition, une stratégie habituellement utilisée pour saper les initiatives en proposant aux votants une « option modérée ».

L’attaque et la défense

Le mouvement syndical a dû faire preuve de stratégie pour à la fois remporter un vote majoritaire et battre en brèche la proposition des libéraux de reculer l’âge de départ. Même si l’initiative réactionnaire des libéraux constituait une menace, elle ne bénéficiait que d’une faible popularité dans les sondages. En partie pour cette raison, les syndicats ont décidé d’axer en priorité leur campagne sur leur propre proposition d’un versement de pension supplémentaire.

Les syndicats ont utilisé un vocabulaire de « solidarité du bon sens » et de populisme économique, intégrant la question dans le cadre des biens communs. Se refusant de manière générale à mettre l’accent sur des groupes démographiques ou des identités spécifiques, leur rhétorique s’est concentrée sur le fait que tout un chacun, riches exceptés, aurait à gagner à leur proposition.

Le potentiel de popularité d’une telle approche n’a pas échappé aux observateurs, même parmi ceux dépourvus d’affinités avec la gauche. Comme l’a fait remarquer le politologue Michael Hermann juste avant le vote, « si [l’initiative pour un versement de pension supplémentaire] est validée, cela indiquerait que le populisme de gauche [du président de l’Union syndicale Pierre-Yves] Maillard, qui est également critique vis-à-vis de l’Union européenne, est presque aussi puissant aujourd’hui que le populisme néolibéral de l’Union démocratique du centre [de la droite conservatrice]. »

À la surprise générale, et même de celle des représentants syndicaux, une campagne remarquable par son ampleur et son investissement du terrain a commencé à prendre forme. La proposition avait visiblement touché une corde sensible. Une sorte dynamique s’est mis en branle, avec des syndicalistes présents sur les marchés pour distribuer des prospectus, des manifestations organisées en toute hâte, voire des permanences assurées lors d’événements sportifs locaux tels que des matchs de hockey.

En ce qui concernait le budget de la campagne, les opposants aux syndicats avaient clairement l’avantage. Au début de l’année, l’Union syndicale suisse, en comptant les contributions des sociaux-démocrates, déclarait pouvoir y allouer un peu plus de 1,5 million de francs [suisses]. Le camp opposé, mené par Économie suisse – organisation parapluie regroupant les grandes entreprises et soutenue par l’Union patronale suisse – indiquait disposer d’un budget de plus de 3,5 millions.

Cependant, en dépit de son financement comparativement plus important, la campagne des opposants aux syndicats s’est avérée à la fois maladroite, dépourvue d’entrain et émaillée de bévues. Le fait que toutes les personnes défendant publiquement cette proposition soient des dirigeants d’entreprise ou des personnalités politiques à la retraite disposant de pensions conséquentes (financées par les contribuables) contrastait clairement avec le populisme économique sur lequel tablaient les organisations syndicales.

Tout en se concentrant sur sa propre initiative, la campagne du mouvement syndical n’a pas fermé les yeux sur la tentative du Parti libéral de reculer l’âge de départ à la retraite. Il s’agissait non seulement d’éviter les mauvaises surprises le jour du scrutin, mais également de souligner stratégiquement les défaillances de l’autre proposition pour précisément s’appuyer sur son impopularité manifeste. Convaincus que pour remporter le vote sur la revalorisation des pensions, il s’agissait moins de convaincre les votants, déjà largement conquis, que de persuader les gens d’aller voter, les syndicats ont cherché à exploiter la colère ressentie par de nombreux travailleurs à l’idée de devoir rester plus longtemps en activité.

Cette colère était particulièrement prononcée chez les cols bleus de l’industrie les mieux organisés, par exemple dans le secteur du bâtiment, et n’est allée qu’en s’accentuant avec les déclarations publiques de personnes comme Chistoph Mäder, un riche homme d’affaires président de l’organisme Économiesuisse susmentionné, qui a déclaré avec impudence qu’il travaillerait lui-même volontiers jusqu’à 70 ans et qu’il ne voyait pas où était le problème.

Alignement de classe

Le jour du vote enfin arrivé, le 3 mars, les premières estimations ont suffi à envoyer une onde de choc à travers l’ensemble du paysage politique. Au fil du dépouillement, il est devenu de plus en plus évident qu’en dépit de tous les pronostics, l’union syndicale avait gagné haut la main. La proposition du parti libéral de reculer l’âge de départ n’a pas passé la barre des urnes, avec 75 % d’abstention, tandis que la proposition des syndicats d’augmenter les pensions bénéficiait de 58 % de votes favorables. C’était la première fois, dans toute l’histoire suisse, que les syndicats, ou d’ailleurs tout autre acteur politique, remportaient une votation pour une initiative populaire visant à l’extension de l’état-providence.

Les grandes entreprises et la droite étaient blêmes. Visiblement peu habituées à l’échec, des personnalités publiques telles que la présidente de la direction d’Économiesuisse, Monika Rühl, a accusé les votants de ne se « préoccuper que d’eux-mêmes ». L’importance du vote n’a pas échappé aux pays voisins, et des partisans bien connus de la gauche, de Gregor Gysi à Sahra Wagenknecht, ont appelé à une décision similaire en Allemagne.

Au-delà de la votation populaire, le véritable séisme politique s’est peut-être joué sous la surface. En effet, malgré des médias mainstream extrêmement hostiles et un appel de tous les partis, à l’exception des Socio-démocrates et des Verts, à rejeter l’augmentation des pensions, les syndicats sont clairement parvenus à transcender les lignes partisanes.

Même si théoriquement, les partis de gauche cumulent actuellement 29 % des votes au niveau national, près de deux fois plus de votants ont soutenu ce projet clairement progressiste. De fait, des sondages représentatifs effectués suite au vote ont montré qu’un nombre important de personnes qui seraient normalement favorables aux partis de droite ont soutenu la proposition syndicale. De manière spectaculaire, les électeurs de l’Union démocratique du centre, à l’extrême-droite, ont voté à une claire majorité à l’encontre des indications de leurs dirigeants, choisissant de soutenir la revalorisation des pensions.

Où se trouve à présent la ligne de démarcation ? L’important groupe de médias suisse Tamedia s’est plongé au cœur de la question avec un article consacré aux sondages déjà mentionnés, intitulé : « Une victoire des pauvres sur les riches ». L’alignement des comportements de vote en fonction des classes sociales a en effet été remarquable : les probabilités de voter en faveur de l’augmentation de la pension se sont révélées proportionnelles aux revenus des personnes, et inversement. Simultanément, l’élection semble avoir échappé au schéma typique de la « brahmanisation », théorie selon laquelle les dernières décennies se caractérisent par une corrélation entre un soutien aux idées progressistes et des niveaux d’éducation élevée. Il y a bien eu corrélation, mais inverse : plus le niveau de diplôme d’une personne était élevé, moins elle était susceptible de soutenir la revalorisation des pensions, et réciproquement.

Le mouvement syndical devrait cependant être attentif à un signe d’avertissement, au demeurant peu surprenant eu égard au sujet : les plus jeunes votants se sont montrés plus sceptiques face à la proposition des syndicats. Cette question est particulièrement importante puisque le financement de la mesure doit encore être déterminé par le Parlement national, où la majorité de droite / centre droit pourrait tenter de faire reposer les coûts sur les épaules des travailleurs. Si les syndicats sont certainement au fait de ce risque, puisque l’augmentation des pensions faisait, et fait toujours, partie d’une campagne plus vaste visant à « augmenter les salaires, les pensions et le pouvoir d’achat », il s’agit d’une question à ne pas perdre de vue.

Les plaques tectoniques seraient-elles en train de s’ébranler ?

La réaction de panique de l’establishment face à la victoire électorale des travailleurs a une raison d’être. Le résultat de la votation s’apparente en effet à un événement de taille au sein d’un pays par ailleurs réputé pour se dérober face aux changements politiques brutaux. Même si les syndicats peuvent sans conteste se féliciter de l’efficacité de leur campagne, plusieurs indicateurs suggèrent qu’un changement plus profond pourrait être en train de se produire en cette période contemporaine de post-pandémie et d’inflation exacerbée.

Il y a moins de dix ans, les syndicats lançaient une proposition quasi identique, défaite par une majorité défavorable à 60 %. Aujourd’hui, leur victoire éclatante repose sur le ratio inverse. Et en 2014, une initiative syndicale visant à l’introduction d’un salaire minimum national n’a pas même obtenu 25 % des votes. Depuis lors, les syndicats ont non seulement lancé, mais également remporté, plusieurs votations populaires sur les salaires minimaux locaux dans un certain nombre de cantons (l’équivalent suisse des régions), y compris là où la proposition nationale avait été résolument rejetée à peine quelques années plus tôt. De même, une initiative soutenue par les syndicats avec pour but d’améliorer les conditions de travail, de rendre le système financier plus juste et de mieux former les professionnels du secteur de la santé a obtenu une majorité de voix en 2021, juste après le pic de la pandémie de COVID-19.

À quelques jours de la votation du 3 mars dernier sur les pensions, même le journal à tendance néolibérale NZZ remarquait que les votants se montraient de plus en plus favorables à des sujets pourtant explicitement rejetés à peine quelques années auparavant : « les Suisses se sont tournés vers la gauche et votent de plus en plus en fonction de leur portefeuille ». Cependant, l’article notait aussi que cette évolution ne s’est pas traduite par de meilleurs scores électoraux des partis de gauche, qui stagnent juste en dessous des 30 %.

Claude Longchamp, un politologue en vue en Suisse, fait une remarque similaire et opte même pour l’expression « mutation des conservateurs de gauche » pour décrire le « moment historique » que constitue la victoire syndicale en faveur de la revalorisation des pensions et la dynamique de vote quelque peu ambiguë dans laquelle elle s’inscrit. Longchamp suggère même que dans un avenir proche, les syndicats suisses pourraient se substituer aux partis et relayer la voix de ceux qui ne se sont jamais sentis représentés par les Socio-démocrates ou les Verts, perçus comme hyperprogressistes, ni par les partis de droite comme l’Union démocratique du centre, considérée comme faussement populiste et démagogique pour tout ce qui touche à la solidarité. Étant donné le système suisse de « démocratie directe » et ses instruments politiques que sont les initiatives populaires et les votations populaires, le mouvement syndical pourrait en effet, qu’il le veuille ou non, remplir un tel rôle, au moins à court terme.

Quoi qu’il en soit, les syndicats suisses auront du pain sur la planche dans les années à venir. Qu’il s’agisse des luttes qui se profilent dans le secteur du bâtiment, de l’organisation de l’encore chaotique secteur de la santé ou des votations populaires sur des questions qui concernent directement la classe laborieuse. Chacune de ces luttes sera différente, mais poursuivre l’élaboration d’une solidarité de bon sens sur les lieux de travail et lors des scrutins pourrait constituer un combo gagnant en cette période politique sans précédent.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Swiss Voters Just Raised Pensions, Not the Pension Age ».