Nathan Sperber est socio-économiste, chercheur à l’université de Fudan à Shanghaï et co-auteur avec George Hoare d’une Introduction à Antonio Gramsci (La Découverte, 2013, 128p). Dans cet entretien, nous avons voulu l’interroger sur les concepts essentiels du penseur sarde tels qu’il les a développés dans ses Cahiers de prison. Propos recueillis par Antoine Cargoet, retranscription réalisée par Marie-France Arnal.
LVSL – La pensée de Gramsci connaît un regain de popularité parmi les intellectuels et les leaders politiques. Dans leur esprit, son apport se résume souvent à la “bataille culturelle” définie comme une lutte pour s’approprier les mots et les imposer. Pouvez-vous revenir sur la place qu’occupe la culture dans la création d’une hégémonie chez Gramsci ?
Nathan Sperber – Pour répondre à cette question, il faut revenir sur la notion d’hégémonie elle-même. L’hégémonie a trait à quelque chose de plus vaste qu’une dynamique qui opère dans la sphère de la culture. Fondamentalement, c’est une manière d’exercer le pouvoir dans une société et par là même de transformer cette société. C’est une relation qui opère entre ceux qui exercent le pouvoir et l’ensemble de la société, et qui parvient, dans une certaine mesure, à faire consensus, à arrimer les gouvernés à un projet politique d’ensemble.
L’hégémonie est donc quelque chose qui met en jeu toutes les grandes dimensions de la vie sociale : le pouvoir politique – le rapport entre État et société -, la vie économique – ce que les marxistes appellent les “relations de production” -, et enfin le domaine de la vie culturelle et de l’idéologie. Ce dernier domaine est animé par les intellectuels de métier et est aussi marqué par la parole étatique. Ces discours viennent également irriguer ce que Gramsci appelle le “sens commun”.
L’hégémonie embrasse donc la culture au sens large. Elle s’appuie sur la culture de l’État, la culture des intellectuels, et la culture populaire. Cette dernière prend la forme de conceptions de la vie présentes au sein des grandes masses de la société. Néanmoins, si l’hégémonie repose sur un travail culturel, elle ne s’y réduit pas: une équivalence entre ambition hégémonique et “combat culturel” rend imparfaitement compte de ce qu’est l’hégémonie. L’hégémonie, c’est un tout qui rassemble des dimensions idéologiques, politiques, économiques. La culture est l’une de ces dimensions.
LVSL – Quelle place prend alors le “bloc historique” dans la construction de l’hégémonie ? Quels rapports entretiennent la culture et les structures matérielles ?
Nathan Sperber – Le bloc historique permet à Gramsci de penser la façon dont la société forme un tout. Une société se fonde sur les relations entre les différentes sphères de la vie sociale. Ces sphères s’articulent tout en préservant leur autonomie relative. L’idée du bloc historique vient à Gramsci alors qu’il cherche à retravailler les concepts marxistes d’infrastructure et de superstructure pour penser les rapports entre les différentes sphères, ou les différents niveaux, de la vie sociale. Tel niveau n’est pas strictement déterminé par tel autre, ils sont interdépendants et relativement autonomes.
Si on reprend à son compte cette conception du bloc historique, on en vient à l’idée qu’il y a des blocs historiques qui donnent lieu à des hégémonies affirmées, d’autres à des dynamiques de désintégration hégémonique voire de reconstruction hégémonique selon les sociétés et les époques. Le bloc historique est presque une méthodologie, l’exigence d’appréhender la société comme un tout. L’hégémonie s’incarne ainsi dans des configurations concrètes d’un bloc historique à un autre.
LVSL – Chez Gramsci, la “crise organique” semble avoir trois issues possibles : la solution “césariste”, le “transformisme” et le passage du capitalisme à une autre forme d’organisation du social. Qu’est ce qui détermine ces trois solutions ?
Nathan Sperber – Ce n’est pas aussi simple. Ces trois solutions ne sont pas des propositions exprimées en termes systématiques ou exhaustifs, tout simplement parce que Gramsci écrivait en prison dans des conditions où il ne s’était jamais mis en tête de produire une œuvre définitive, comme un livre ou un traité historique ou théorique. Au contraire, il additionnait des notes qu’il voyait souvent comme préparatoires à de futurs ouvrages. Ceci explique le côté inachevé mais aussi ouvert de son propos : il n’offre pas de définitions arrêtées des notions de crise organique, de transformisme et de césarisme.
Par exemple, en plusieurs endroits des Cahiers de prison, Gramsci utilise la notion de transformisme. Il le fait d’abord dans un sens réduit pour dire les évolutions de la vie politique italienne dans les décennies suivant le Risorgimento, qui voient des personnalités situées tantôt à gauche et tantôt à droite au parlement s’agréger dans une succession de coalitions centristes. La notion est alors limitée aux dynamiques de la vie parlementaire. Mais il lui arrive de l’utiliser aussi dans un sens plus large : le transformisme ne reflète plus alors l’évolution des comportements parlementaires, mais une transformation de plus grande ampleur, en lien avec ce qu’il appelle la “révolution passive”. Dans ce dernier sens, le transformisme est le processus qui voit des éléments épars de la société, notamment des intellectuels au sens le plus large, se rallier progressivement, de façon individuelle, ou « moléculaire », à l’ordre social.
Quant à la crise organique, c’est la crise des relations organiques de la société. Gramsci fait sienne la lecture marxiste. Pour lui, les rapports les plus structurants sont ceux entre capital et travail, entre les deux classes fondamentales que sont la classe capitaliste (la bourgeoisie) et la classe ouvrière (le prolétariat). La notion de crise organique ne peut que signifier une crise où ces rapports sont en voie de se renverser, même si cette crise peut durer des décennies. Autrement dit, c’est une crise qui amène à un point de basculement possible les rapports fondamentaux du mode de production.
« Il faut résister à la tentation de voir des crises organiques un peu partout aujourd’hui. »
Une crise organique, qu’il faut bien savoir distinguer d’une crise conjoncturelle, a comme symptôme une crise de l’autorité et une crise de la représentation. Elle survient lorsque les forces politiques établies, c’est-à-dire les organisations politiques de la bourgeoisie, n’arrivent plus à représenter les masses. C’est en de tels moment que les organes de l’État et l’administration semblent flotter au-dessus de la société, parce que les partis politiques perdent leur rôle de médiation entre la société et l’État.
Gramsci évoque alors la possibilité d’une voie césariste, d’une reprise en main plus ou moins militarisée du pouvoir. Cela correspond à l’irruption d’une personnalité forte qui, en prenant le pouvoir, n’exprime pas tant ses propres qualités intrinsèques que la crise foncière de l’ensemble du bloc historique. Gramsci évoque également des cas de césarisme collectif. Par exemple, le gouvernement d’union nationale entre les Conservateurs britanniques et une partie du Labour dans les années 1930.
La crise organique dure dans la mesure où l’alternative, la possibilité d’un monde nouveau porté par le prolétariat, n’arrivent pas encore à éclore. On est dans un entre-deux, dans ce qu’il appelle un “interrègne”. Il y a une citation célèbre de Gramsci sur l’interrègne et les symptômes morbides de celui-ci. Dès qu’il y a une crise organique et que le nouveau ne peut pas naître, que le prolétariat n’est pas encore prêt – par l’intermédiaire du “Prince moderne”, c’est-à-dire du Parti communiste – à assumer le pouvoir d’État et à exercer une nouvelle hégémonie, le pouvoir de la classe bourgeoise et son expression politique se fragilisent. Cela peut entraîner un enchaînement de césarismes et de coups d’État. Le pouvoir se durcit. Il s’exerce de plus en plus sans le consentement des grandes masses. C’est le passage de l’hégémonie à la domination, d’un pouvoir éthico-politique qui arrive à persuader les grandes masses à un pouvoir coercitif, dominateur et dictatorial.
Chez Gramsci, la crise organique est la crise des structures les plus fondamentales de l’ordre social. Par ailleurs, des déstabilisations politiques peuvent également avoir lieu dans des contextes de crises conjoncturelles et non organiques. Par exemple, le passage d’une économie capitaliste fordienne à une économie capitaliste néolibérale représente une transformation d’ampleur, qui se manifeste aussi par des évolutions de la vie politique, mais qui reste interne au capitalisme. Ce changement peut se penser en termes de transition conjoncturelle, de crise conjoncturelle de la société capitaliste. De tels épisodes conjoncturels sont en mesure de provoquer, eux aussi, des phénomènes de crise d’autorité voire de césarisme.
La distinction entre crise conjoncturelle et crise organique est importante. A mon avis il faut résister à la tentation de voir des crises organiques un peu partout aujourd’hui. On parlera surtout de crise organique au sens gramscien si l’on considère que le capitalisme est arrivé à un point où son effondrement prochain est à l’horizon. Il faut être prudent avec ces notions si on veut rester proche du sens marxiste que Gramsci leur donne.
LVSL – Gramsci apprécie les métaphores guerrières pour analyser les tenants et les aboutissants des crises politiques. Il utilise notamment les concepts de “guerre de mouvement” et de “guerre de position”. Comment l’articulation entre ces deux concepts s’effectue-t-elle ?
Nathan Sperber – Les métaphores militaires sont effectivement très fréquentes chez Gramsci. Cet usage est courant dans sa génération. Celle-ci se mêle de politique à la sortie de la Première Guerre mondiale. Pour elle, les questions militaires ont pu être vécues dans la chair. Par ailleurs, Gramsci appartient à un camp politique en Italie qui prend comme modèle la Révolution d’Octobre. Celle-ci a pris la forme d’un assaut sur le Palais d’hiver, un assaut de type militaire, même s’il n’y a pas eu de bataille de grande ampleur ce jour-là. La lecture militaire peut s’appliquer à la Révolution bolchevique, à laquelle succède justement une guerre civile. Les questions militaires sont donc des questions très concrètes pour des communistes des années 1920 comme Gramsci, pour qui l’éventualité du combat révolutionnaire armé était une évidence.
C’est dans ce contexte que Gramsci reformule la distinction entre guerre de mouvement et guerre de position, distinction qui existait dans la stratégie militaire européenne depuis longtemps. En 1914, les états-majors, de façon erronée, tablent sur une guerre de mouvement, d’où la nécessité de mobiliser les troupes au plus vite. C’est ce que les états-majors allemand et français ont tenté de faire, pour se retrouver finalement dans une très longue guerre de tranchées : une guerre de position. En ce qui concerne l’Italie, il y a même une résonance plus immédiate. Pendant la Première Guerre mondiale, l’un des dirigeants militaires italiens, Luigi Cardona, lance des offensives contre les troupes autrichiennes qui se soldent par des échecs à répétition puis par la déroute de la bataille de Caporetto.
Gramsci invoque ces éléments pour aborder la question de la stratégie des révolutionnaires en Europe. Il établit un contraste entre ce qu’il appelle la révolution à l’Est et la révolution à l’Ouest. La révolution à l’Est est la révolution bolchevique. Si la révolution bolchevique a réussi, la révolution en Europe de l’Ouest donne lieu à une succession d’échecs au sortir de la guerre : échec du Biennio Rosso [ndlr, les deux années rouges qui font suite au soulèvement des ouvriers de Turin], échec de la révolution spartakiste en Allemagne, échec de la révolution des conseils en Hongrie.
Face à ce constat, Gramsci essaie de comprendre en quoi les structures foncières des sociétés sont différentes et appellent des réponses différentes de la part des révolutionnaires. Il constate qu’à l’Est, la guerre de mouvement prévalait parce que le pouvoir était entièrement concentré dans l’État tsariste, la société civile était faible. La bourgeoisie industrielle russe, avant la Première Guerre mondiale, commence à se développer, mais n’atteint pas le niveau démographique ni bien sûr le niveau de sophistication institutionnelle des classes bourgeoises occidentales. Dès lors, puisque le pouvoir dans la société est principalement concentré dans l’État tsariste, faire tomber cet État c’est prendre le pouvoir.
En Europe de l’Ouest la situation est différente. Sa propre expérience du combat politique, ses réflexions sur l’histoire européenne, sur le développement de la société bourgeoise à la suite de la Révolution française au XIXème siècle, amènent Gramsci à mettre au premier plan le fait que le pouvoir, dans les sociétés de l’Ouest, se réfracte non seulement dans ce qu’il appelle la société politique, dans l’État et ses instruments d’administration et de répression, mais aussi dans la société civile. La société civile, selon lui, comprend les grandes institutions qui structurent la vie culturelle et idéologique : les journaux, les médias au sens le plus large, les écoles, les universités, les religions organisées, etc. Toutes ces institutions sont des sites de pouvoir, qui ont la particularité de ne pas s’appuyer directement sur la force policière ou militaire. C’est là où s’engendre la dimension idéologique de l’hégémonie : le consentement, la persuasion permanente de populations entières qui adhèrent ainsi à un ordre établi.
L’idée de guerre de position est l’idée que la révolution est un combat qui ne peut pas seulement viser un assaut sur l’État comme ce qui a pu réussir dans les circonstances exceptionnelles de la Révolution bolchevique. Ce doit être une ambition de prendre le pouvoir de façon générale dans la société. Cela implique d’investir l’ensemble des sites du pouvoir. C’est le combat des ouvriers au point de production, dans les entreprises, par les grèves. C’est également le combat pour investir les lieux du pouvoir idéologique dans la société, ce que Gramsci appelle les “appareils hégémoniques”.
Il est important de noter que, chez Gramsci, le domaine de l’idéologie n‘est pas quelque chose qui existe purement au niveau des discours mais que c’est quelque chose qui est vraiment ancré dans les institutions que sont les écoles, les universités, les grands journaux, les maisons d’édition, etc. En somme, tout ce par quoi, à l’époque, la culture est produite, se diffuse et résonne dans l’ensemble plus vaste qu’est la société.
« Le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut. »
La guerre de position est une guerre qui cherche à investir ce terrain-là. C’est une guerre lente, une guerre de siège et non une guerre d’assaut. Elle consiste à essayer d’influer sur ces institutions ou à créer de nouvelles institutions pour prendre l’ascendant sur les appareils hégémoniques existants. C’est une guerre de très longue haleine, dans laquelle le mouvement ouvrier, le mouvement communiste, se lance avec peu d’armes à sa disposition, puisque c’est un mouvement qui, par définition, ne domine pas les institutions culturelles dominantes de la société bourgeoise.
Il y a une correspondance très forte entre guerre de position et hégémonie chez Gramsci. Une guerre de position est nécessaire parce que l’hégémonie justement se construit à la fois dans les sphères économique, politique et culturelle. Pour se construire dans tous les grands domaines de la société, elle a besoin de réserves infinies d’efforts, de patience et d’ingéniosité.
Cependant, ce serait une erreur de penser que Gramsci met pour autant une croix sur la guerre de mouvement dans les sociétés d’Europe de l’Ouest. Ce qu’il propose plutôt, c’est de faire de la guerre de mouvement un complément nécessaire à la guerre de position au sens où, dans tout processus de prise de pouvoir par un mouvement en scission avec la société établie, il y a des moments où l’assaut se justifie, où il s’agit de prendre l’État. Seulement, il ne faut pas simplement se concentrer là-dessus. Le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut. C’est d’ailleurs le reproche que Gramsci fait à Georges Sorel et même à Rosa Luxembourg dans le pamphlet Grève de masse, parti et syndicat tombe dans le piège du volontarisme.
LVSL – Autre concept central dans la pensée gramscienne : le “sens commun”. On peut le mettre en rapport avec le rôle qu’entretient l’imaginaire de l’adversaire dans la construction d’une hégémonie. Quelle place attribuer à ce concept dans le corpus théorique gramscien ?
Nathan Sperber – Le sens commun est central chez Gramsci, qui fait reposer toute sa pensée du politique sur l’expérience quotidienne des êtres humains. Le sens commun, c’est l’ensemble des conceptions les plus fondamentales par lesquelles tous les individus de la société perçoivent et interprètent leur environnement, leur société et leur propre personne. Ce sont les idées les plus répandues, les plus communes par lesquelles on se situe soi-même dans la société.
Pour Gramsci, l’action politique est précisément ce qui transforme les conditions de vie élémentaires en société, transformation réalisée par des êtres humains sur la base de certaines de leurs conceptions critiques. Il s’inspire ici des idées du jeune Marx sur la centralité de la praxis, l’activité critico-pratique. C’est l’activité humaine pensée, concrète, critique vis-à-vis de l’environnement, qui est le fondement de toute transformation sociale. Il faut partir de là. C’est une pensée du politique qui ne procède pas du haut de la société, qui ne part pas de l’État ou d’une avant-garde mais qui cherche à situer les fondements de la politique dans les pratiques quotidiennes, dans la façon dont les êtres humains sont capables, au niveau le plus élémentaire, d’appréhender leur environnement et d’agir sur lui.
LVSL – Comment le parti doit-il se positionner vis-à-vis du sens commun ?
Nathan Sperber – Gramsci fait sienne la conception marxiste selon laquelle la révolution dans les relations de production doit s’appuyer sur la formation d’une classe sociale, d’un acteur collectif de transformation qui est le prolétariat. Chez Marx comme chez Gramsci, la révolution n’est pas le fait d’une clique, d’un groupe ou d’une élite, mais bien d’une classe, le prolétariat, organisée en parti.
La question se pose alors des rapports entre le parti, la classe et le reste de la société. Même si c’est une classe qui est l’acteur principal de la révolution, celle-ci, dans une visée hégémonique, doit embrasser d’une manière ou d’une autre l’ensemble de la société. Cela amène aussi à la question du sens commun. Dans quelle mesure, les activités, les positions du parti peuvent-elles être en résonance avec le sens commun de différents groupes sociaux ? Et comment le parti lui-même peut-il essayer de transformer le sens commun ?
Gramsci évoque notamment la nature des liens à entretenir entre la direction du parti et le sens commun des ouvriers. Il parle à ce sujet d’un mouvement de va-et-vient, d’une « philologie vivante ». Les idées mises en avant par le parti doivent trouver une résonance dans le sens commun de la base. Ces idées se voient du même coup transformées au contact du sens commun, qui va imprimer ses demandes et ses aspirations sur la direction du parti. Une correspondance, qui est tout sauf statique, entre la ligne du parti et le sens commun est donc nécessaire.
L’espoir de Gramsci est que le marxisme, ce qu’il appelle la philosophie de la praxis, puisse pénétrer le sens commun dans le cadre d’une révolution de ce dernier. La philosophie marxiste doit devenir vie. Elle doit irriguer le sens commun d’une classe sociale qui doit ensuite représenter la force active et fondatrice d’une action révolutionnaire, porteuse d’une nouvelle hégémonie.
C’est exceptionnellement ambitieux de la part de Gramsci d’espérer ainsi qu’une philosophie devienne vie et se transforme, entraînant parti et masses dans une révolution qui soit simultanément économique, politique et culturelle et qui fonde une nouvelle hégémonie. C’est une ambition qui vise bien au-delà de la seule prise de pouvoir sur l’État.
LVSL – L’intellectuel joue un rôle très important d’articulation entre le parti et les masses. Quelle conception Gramsci a-t-il du rôle de ces intellectuels dans la vie politique et quel rôle doivent-ils jouer dans la réforme intellectuelle et morale qu’il appelle de ses vœux ?
Nathan Sperber – Gramsci se pose, pour son temps, la question de l’intellectuel révolutionnaire qui est un intellectuel communiste. Par ailleurs ses réflexions historiques le conduisent à faire une distinction entre l’intellectuel « traditionnel » qui relève de la longue durée européenne et qui n’est pas attaché à un groupe social ou à une classe particulière – c’est par exemple le clerc, l’ecclésiastique tel qu’il pouvait exister pendant le Moyen-Âge et après – et d’un autre côté, l’intellectuel « organique » qui, par ses idées, accompagne la montée en puissance et l’hégémonie d’une classe. Il a en tête, surtout, l’exemple de la société bourgeoise et de l’intellectuel organique qui accompagne son développement au XIXe siècle. Cet intellectuel organique de la bourgeoisie au XIXe siècle peut avoir différents avatars, de Guizot à Zola. Gramsci appelle ces intellectuels l’autocritique vivante de la classe bourgeoise.
Il donne aussi une définition très large de l’intellectuel. Chez lui ce qualificatif n’englobe pas seulement les écrivains et les penseurs, mais comprend aussi les maîtres d’école, les membres de la haute fonction publique qui pensent les questions et agissent en conséquence, même les hauts gradés militaires, qui sont aussi selon lui amenés à exercer une fonction intellectuelle dans la société au sens où ils reprennent des idées et des doctrines pour les déployer dans leur domaine propre. Ce sont tous ces intellectuels organiques de la société bourgeoise qui ont pensé, chacun à leur manière et en temps réel, l’évolution de cette société.
Les intellectuels organiques ne sont pas seulement la mouche du coche de la classe dominante, ce sont des « persuadeurs permanents », des personnes qui insufflent une énergie et une conscience de soi dans l’ordre politique. Ils donnent vie à l’hégémonie. C’est par l’action de ses intellectuels, et parce qu’elle ne se réduit pas à une exploitation nue de la classe ouvrière par le capital, que la société bourgeoise jouit d’un tel pouvoir d’attraction. Cette société produit non seulement des biens industriels mais aussi des contenus culturels très variés qui peuvent se diffuser, se réfracter dans la société, « faire société » et ainsi contribuer à la construction d’une hégémonie.
Gramsci voudrait que le Parti communiste, qu’il appelle en référence à Machiavel le “Prince moderne”, soit peuplé d’intellectuels organiques du prolétariat, tel qu’il se considère lui-même. Il souhaite que la classe ouvrière qui, a priori, n’est pas composée de personnes ayant accès aux institutions élitaires, puisse par l’intermédiaire de son parti former des intellectuels organiques. Ces intellectuels doivent permettre au parti de penser son action avec un degré supérieur de perspective historique, comme ils doivent animer la relation d’échanges constants, de va-et-vient et de philologie vivante du parti avec le sens commun.
L’intellectuel organique doit aussi assumer la jonction entre une classe et — puisqu’il faut construire l’hégémonie au-delà d’une classe — toute une société. Cela fait de lui la charnière de l’hégémonie, qui vise justement à articuler la montée en puissance d’une classe fondamentale à travers les domaines économique, politique et culturel.
L’intellectuel organique joue donc un rôle essentiel chez Gramsci. Cependant, il ne faut pas oublier que c’est un intellectuel qui est organique parce qu’organiquement lié à un mouvement plus large, porté par une classe sociale révolutionnaire.
LVSL – Dans les Cahiers de prison, on remarque une certaine fascination pour le jacobinisme. Comment peut-on expliquer cette admiration pour la période révolutionnaire française ?
Nathan Sperber – La façon dont Gramsci interprète la Révolution française en général et son épisode jacobin en particulier alimente ses réflexions sur l’hégémonie. À ses yeux, cet épisode est l’illustration la plus retentissante de la construction d’une hégémonie bourgeoise naissante. Il souligne également un contraste entre le projet politique jacobin et ce qui a eu lieu pendant le Risorgimento et l’édification politique de l’État italien unifié à la fin du XIXe siècle.
Pour Gramsci, la Révolution française voit à ses débuts l’ascendant d’intérêts commerciaux, incarnés par les Girondins, dont l’horizon est limité par leur positionnement économique dans la société française de l’époque. Les Jacobins relèvent aussi à leur manière d’un groupe social délimité, ce sont des membres du Tiers-État, par exemple des avocats, ils dessinent une sociologie bien définie. Cependant – et c’est pour cela que Gramsci les admire et voit en eux une force hégémonique de l’époque – les Jacobins tiennent un discours et portent un programme de transformation politique qui va bien au-delà de leurs simples intérêts de groupe ou même de classe. Ils incarnent un projet politique qui dépasse les intérêts de la proto-bourgeoisie française telle qu’elle pouvait exister à l’époque, en s’adressant aussi au peuple parisien des ateliers et aux paysans. Les Jacobins défendent une répartition des terres agricoles la plus égalitaire possible. Ils mobilisent des pans entiers de la population dans les guerres révolutionnaires. Ils parviennent en somme, à l’intérieur d’une dynamique révolutionnaire très serrée dans le temps, à attirer vers eux, à intégrer dans leur programme, des grandes masses populaires. Aux yeux de Gramsci c’est le moment le plus remarquable et le plus admirable de toute la séquence révolutionnaire française. C’est un épisode durant lequel un groupe particulier, les Jacobins, a su se projeter en-dehors de lui-même et universaliser ses intérêts pour construire une hégémonie.
A l’inverse, ce que déplore Gramsci dans la trajectoire de la construction politique italienne à la fin du XIXe siècle, c’est que ceux qui ont unifié l’Italie lors du Risorgimento n’ont jamais atteint la capacité des Jacobins à embrasser les masses dans un projet politique. Le Risorgimento est un processus politique qui s’est joué au niveau des gouvernants du royaume de Piémont-Sardaigne et d’acteurs politiques socialement privilégiés – les Modérés de Cavour, le parti dit de l’Action de Mazzini et de Garibaldi – mais qui a laissé dans une grande passivité les masses paysannes. Gramsci voit donc un contraste très révélateur entre la passivité des masses paysannes italiennes, qui représentaient la grande majorité de la population à l’époque, et la mobilisation de la population française durant l’épisode jacobin de la Révolution. C’est ce qui l’amène à parler d’hégémonie pour le jacobinisme et de révolution passive pour le Risorgimento.
Gramsci n’admire pas tant les Jacobins pour leurs discours, pour leurs doctrines, que pour leur ambition d’hégémoniser une société entière par des actions concrètes de transformation de cette société. Pour lui, le jacobinisme a été quelque chose d’extrêmement porteur dans une conjoncture particulière du passé : l’avènement d’une hégémonie bourgeoise. En revanche, le jacobinisme n’est pas selon lui une cause qui doit être récupérée ou revendiquée à sa propre époque, où le contexte est devenu celui de l’opposition du prolétariat révolutionnaire à la société capitaliste. Le programme politique des Jacobins a perdu son actualité et est même devenu réactionnaire avec le changement d’époque. L’horizon politique de Gramsci est bien celui de la révolution communiste.
LVSL : Gramsci a beaucoup écrit sur la question méridionale, sur le sous-développement du Sud de l’Italie et sa mauvaise intégration dans l’ensemble national. Comment analyse-t-il cette construction inachevée de la nation italienne ?
Nathan Sperber – Le Risorgimento représente une transformation radicale du champ politique italien. En même temps, il laisse des grandes masses hors du jeu politique : en particulier les paysans, qui sont peu éduqués et qui souvent ne savent parler que leur dialecte local. Jusqu’à l’époque de Gramsci, les paysans restent beaucoup plus nombreux que les ouvriers en Italie. Le sens commun populaire est par ailleurs tributaire ce cette trajectoire historique durant laquelle les grandes masses ont été laissées largement passives.
Il y a ensuite, au sortir de la Première Guerre mondiale qui a envoyé au front des paysans comme des ouvriers, l’expérience du Biennio Rosso, des grandes grèves industrielles à Turin, notamment dans les usines Fiat. Les ouvriers turinois eux-mêmes ont souvent des origines rurales. Gramsci durant les années 1920 tente d’identifier les limites du Biennio Rosso, de comprendre pourquoi ce mouvement n’a pas su entraîner une révolution. Il observe par exemple que le regard des ouvriers sur les événements restait pétri de notions conservatrices, elles-mêmes juxtaposées à des aspirations au changement. Ce qui illustre accessoirement le caractère jamais parfaitement cohérent du sens commun, qui est en pratique un mélange d’idées conservatrices et de désirs de transformation. Mais une autre raison plus fondamentale de l’échec du Biennio Rosso, affirme Gramsci, est que les masses paysannes italiennes n’ont pas rejoint les ouvriers dans la lutte. Leur potentiel d’action politique s’est trouvé neutralisé par le fonctionnement propre de l’ordre politique italien.
Gramsci tente donc de dessiner les dynamiques d’une société italienne qui est en ébullition dans les villes et qui commence à se disloquer dans les campagnes à la suite de l’expérience de la Première Guerre mondiale. Il doit aussi faire le constat que les ouvriers italiens, et son propre parti, ne sont pas encore en mesure de porter un mouvement qui puisse faire le lien, la jonction entre le côté urbain et le côté rural, entre ouvriers et paysans.
À ce sujet, il écrit un texte, peu de temps avant son emprisonnement : Quelques thèmes de la question méridionale. Il y traite de la question méridionale par le prisme de la stratégie politique. Il y jette aussi les bases de la notion d’hégémonie qu’il développera ensuite dans les Cahiers de prison. Il y interroge la manière de faire ce lien entre le combat ouvrier, le mouvement communiste, qui est très urbain, et les aspirations des masses paysannes italiennes, afin d’arriver à une majorité fondée sur des alliances entre classes et groupes sociaux. Il se demande ce que doit faire le mouvement ouvrier italien pour prétendre à exercer un pouvoir d’attraction vis-à-vis de la société rurale. A cette fin il se livre à un véritable tableau sociologique de l’Italie méridionale, distinguant en particulier trois groupes sociaux. Premièrement, les propriétaires terriens qui sont l’élite traditionnelle de l’Italie méridionale: s’ils sont si puissants, c’est que l’Italie n’a pas connu de redistribution égalitaire des terres comme en France au moment de la Révolution. Deuxièmement, ceux qu’il nomme les petits intellectuels de l’Italie rurale : les instituteurs, les apothicaires, les notaires de village, etc. Troisièmement, les paysans qui sont la vaste majorité.
Gramsci s’interroge donc : comment les paysans pourraient-ils être amenés à mettre en résonance leurs aspirations avec le mouvement ouvrier des villes, et comment le mouvement ouvrier lui-même, donc le Parti communiste, doit-il agir envers les paysans et transformer son discours dans cette visée ? C’est toujours un va-et-vient, ce n’est jamais un parti qui va réussir à attirer comme par alchimie un autre groupe. Cela se fait par des réponses concrètes apportées à des aspirations concrètes. Gramsci pose aussi la question suivante : comment faire pour que ces intellectuels de village, qui ne sont pas des intellectuels organiques de quelque hégémonie que ce soit, mais plutôt des intellectuels traditionnels, au sens où il y a toujours eu ces sortes de couches intermédiaires dans l’Italie rurale, puissent trouver leur compte dans une transformation sociale qui serait portée par le mouvement ouvrier ? C’est pour lui un enjeu crucial car ces petits intellectuels à la campagne, s’ils devaient se rapprocher collectivement de la cause communiste, et prendre parti pour les paysans contre les propriétaires terriens, seraient en mesure de renverser entièrement les rapports sociaux dans l’Italie rurale.
LVSL : Gramsci connaît un regain d’intérêt ces derniers années. C’est une des références d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, et des intellectuels populistes comme Iñigo Errejón. Peut-on considérer que le populisme démocratique est un héritage de la pensée gramscienne ?
Nathan Sperber – Il y a un héritage au sens où ces nouveaux mouvements politiques décrits comme populistes font appel aux idées de Gramsci et à des pensées qui s’inspirent de ce dernier. Parfois leurs cadres et leurs dirigeants trouvent une inspiration directe dans la lecture de ces textes. De ce point de vue-là, il y a un héritage intellectuel indéniable. Cependant, il existe des différences importantes entre la formulation de ces idées populistes et les propos de Gramsci lui-même. Donc s’il y a bien inspiration, on peut aussi souvent parler de révision voire de déformation des idées de Gramsci.
A mon avis il n’y a pas de correspondance intime entre les idées et les objectifs originels de Gramsci et ce qui se dit et se fait dans les mouvements populistes d’aujourd’hui. D’ailleurs, les personnes lucides au sein de ces mouvements le savent très bien et assument sans difficulté le fait de trouver une inspiration dans Gramsci tout en cherchant à transformer, à réviser certains aspects de sa pensée pour les combats politiques actuels. Je ne dis pas que c’est illégitime, c’est à examiner et à discuter au cas par cas.
Le contraste le plus flagrant entre la pensée de Gramsci et les idées des mouvements populistes actuels réside dans le fait que ces derniers récusent explicitement la conception marxienne de la lutte des classes. Les populistes rejettent l’idée qu’il y a principalement deux classes en lutte qui sont le prolétariat et la bourgeoisie. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau sont très clairs sur ce point, ils écrivent que la primauté de la lutte des classes n’est plus d’actualité. Or, on sait que Gramsci structurait toute sa pensée dans ces termes-là. Chez Gramsci, le Prince moderne est le parti du prolétariat, l’intellectuel révolutionnaire est l’intellectuel organiquement lié au prolétariat, et ainsi de suite.
La seconde différence, c’est que les penseurs populistes prennent plus largement leurs distances avec l’analyse structurelle du capitalisme. Ainsi Mouffe et Laclau, dans leur ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, proposentune conception radicalement constructiviste du politique, où les intérêts, au lieu de préexister au moment politique, au lieu d’être ancrés dans les rapports de production, dans la vie économique, dans des relations d’exploitation, dans des relations de travail, sont entièrement tributaires de la sphère du discours et de la construction à laquelle ils peuvent donner lieu dans cette sphère.
Je leur ferais la critique de tout aplatir sur le moment discursif ou idéologique. C’est aussi abandonner la façon dont Gramsci pensait le bloc historique. Mouffe et Laclau évoquent le bloc historique en lui donnant une portée beaucoup plus réduite comparé au propos de Gramsci, chez qui toute l’hégémonie s’articule sur l’interdépendance entre ce qui se passe dans la sphère économique, dans la sphère politique et la sphère culturelle. Dans la pensée de Mouffe et Lacau, il y a la volonté d’affirmer que les catégories essentielles de la politique sont construites, que ce sont les discours qui les construisent et que c’est là qu’il faut s’investir entièrement. Or, on pourrait très bien renoncer à l’idée que le ressort foncier du politique dans la société est la lutte des classes entre prolétariat et bourgeoisie, tout en continuant à fonder sa réflexion critique sur une analyse structurelle de l’économie, ce que Mouffe et Laclau ne font pas.
Je ne veux pas suggérer que le domaine économique détermine de façon univoque ce qui se passe dans la sphère politique, ce serait du déterminisme vulgaire. Mais quant à cet aspect important des rapports entre l’économique et le politique, j’ai parfois l’impression, justement, que les mouvements populistes flottent un peu. Tantôt, ils sont partisans de la ligne la plus iconoclaste, celle formulée par Mouffe et Laclau dans les années 1980, qui consiste à dire que les intérêts sont avant tout construits discursivement. Pourtant, les militants, les cadres, les dirigeants des mouvements populistes vont aussi souvent admettre que leur ascension est tributaire d’une conjoncture socio-économique particulière, la crise de 2008 en particulier, et plus largement de transformations du capitalisme depuis plusieurs décennies. Ce qui revient peut-être à accepter en creux l’idée que les intérêts sont toujours pour partie économiquement structurés. A titre personnel, en tout cas, je pense qu’il est assez dommageable de renoncer à l’analyse structurelle ou organique du capitalisme et d’axer entièrement son combat sur les discours politiques, sur la bataille des mots dans le champ politique.
Le troisième contraste entre les idées de Gramsci et les théories du populisme a trait au rôle du parti. Chez Gramsci, justement parce qu’il y a une classe sociale révolutionnaire qui vise à construire une hégémonie dans la société, il y a aussi une organisation qui est portée par cette classe sociale et qui agit en son nom : le parti. Ce parti est organisé et hiérarchisé. Gramsci fait d’ailleurs appel à une métaphore militaire pour décrire son fonctionnement : il y a l’état-major en haut qui se compose des dirigeants ; il y a les sous-officiers qui sont les cadres du mouvement ; et il y a les soldats qui sont tous les autres membres de l’organisation. Chez Gramsci, alors même qu’il y a nécessairement un va-et-vient entre la ligne du parti et les aspirations des masses, il y a aussi toute une organisation hiérarchisée. Sur cet aspect-là Gramsci trouve clairement une inspiration chez Lénine.
Un tel modèle du parti est absent chez Mouffe et Laclau, qui font au contraire l’éloge d’une plus grande horizontalité, d’une convergence d’aspirations disparates, sans que l’une prime sur l’autre dans un rapport de priorité établie des luttes. L’idée centrale chez Gramsci du rôle dirigeant d’une élite politique est aussi largement évacuée chez Mouffe et Laclau. La notion même d’élite en politique peut apparaître conservatrice ou réactionnaire mais Gramsci fait néanmoins le choix de se l’approprier. A son époque les théories élitistes de la société sont associées à des penseurs influents comme Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto et Robert Michels. Tout en rejetant les thèses de ces penseurs, qui n’ont rien de démocratique, Gramsci se pose comme eux la question de la fonction dirigeante en société. Seulement, cette fonction dirigeante, il l’ancre dans le parti, et le parti, il l’ancre dans la classe.
Dernier contraste, et non des moindres, entre les idées de Gramsci et les stratégies populistes actuelles : le rapport à la légalité et aux institutions électorales. Il me semble qu’aujourd’hui, pour des raisons qui se comprennent sans doute, les mouvements populistes en Europe affichent un attachement absolu à la légalité électorale.
Gramsci, quant à lui, dirigeait un parti qui était persécuté et réprimé de la façon la plus violente et arbitraire qui soit par le fascisme, à une époque où il arrivait aux communistes en Europe de se battre physiquement et d’être tués par leurs adversaires. Après l’arrivée de Mussolini au pouvoir en Italie, les activités de son parti deviennent largement clandestines. Dans le même temps, il continue à jouer son rôle de député jusqu’à son arrestation en 1926. Gramsci était donc amené à penser ensemble l’action politique institutionnelle et extra-institutionnelle, à ciel ouvert et souterraine, légale et illégale.
Cette double perspective fait écho à la complémentarité entre guerre de position et guerre de mouvement. La première amène à investir les sphères existantes du pouvoir, les institutions légales de la société. La seconde, selon la façon dont on l’interprète, peut laisser la porte ouverte à l’action militaire ou violente. Au yeux de Gramsci, qui restait un grand admirateur de Lénine et de la Révolution d’Octobre, il ne faisait pas de doute que le Prince moderne pouvait être appelé, selon les exigences de la conjoncture, à agir illégalement et violemment. Aujourd’hui, on se pose moins ces questions, du moins au sein des mouvements populistes qui aspirent à prendre le pouvoir.
Conférence “Gramsci et la question de l’hégémonie”, le 15 juillet 2018, à l’Université d’été de LVSL avec Nathan Sperber et Marie Lucas, présentée par Antoine Cargoet.
Propos recueillis par Antoine Cargoet, retranscription réalisée par Marie-France Arnal.
Introduction à Antonio Gramsci, George HOARE, Nathan SPERBER. Editions La Découverte, Collection Repères, 2013, 128p, 10€