Esther Duflo et Abhijit Banerjee : pourquoi un tel engouement médiatique ?

Abhijit Banerjee et Esther Duflo ont reçu le prix Nobel d’économie en 2019 avec Michael Kremer © Kris Krüg / FT

Esther Duflo et Abhijit Banerjee ont décidément le vent en poupe. Récemment invités à conseiller nul autre que le pape François, ils hantent les colonnes des médias depuis que le prix Nobel d’économie leur a été attribué en 2019. Cet engouement n’épargne pas le vieux continent : les médias européens recueillent comme parole d’évangile le moindre de leur propos, conseil ou saillie. Entre réinvention de l’eau chaude et dépolitisation des problèmes économiques, leurs recherches ne se démarquent pourtant pas par leur originalité. Ce que confirme la lecture de leur dernier livre, Économie utile pour des temps difficiles en France (2020).

Esther Duflo est une économiste franco-américaine, professeure au MIT, connue pour avoir travaillé dans la deuxième administration Obama sur les politiques d’aides au développement. Depuis le début des années 2010, elle fait partie du cercle très sélectif des économistes français en vue aux États-Unis avec Thomas Piketty ou Gabriel Zucman. Son heure de gloire est arrivée en 2019 lorsqu’elle a reçu le prix Nobel d’économie avec son mari Abhijhit Banerjee et Michael Kremer. Quelques mois plus tard, elle publiait avec son mari Good Economics for Hard Times aux États-Unis traduit début 2020 sous le titre Économie Utile pour des Temps Difficiles en France.

Comme Thomas Piketty, Esther Duflo s’est fait connaître grâce à une approche nouvelle des sciences économiques et par sa volonté de s’adresser au grand public. En 2013, Thomas Piketty lance un pavé dans la mare : Le Capital au XXIe siècle. L’ouvrage de presque 1000 pages montre à grand renfort de chiffres une explosion des inégalités dans les pays occidentaux depuis les années 1980. A tel point que leur niveau est aujourd’hui presque similaire à ce qu’il était au XIXe siècle. Ce travail de chiffrage des inégalités est notamment poursuivi par Gabriel Zucman et Emmanuel Saez qui ont publié Le Triomphe de l’injustice en 2020 (traduit de l’anglais), et aidé à concevoir les propositions d’impôt sur la fortune d’Elizabeth Warren et Bernie Sanders.

Part des 1% les plus riches dans le total des revenus aux Etats-Unis entre 1910 et 2010. En 2007, les 1% des américains ont reçu 23,5% du total des revenus distribués ©RoyBoy/Wikimedia Commons

Esther Duflo quant à elle œuvre avec Abhijhit Banerjee dans le champ de l’économie du développement. En 2004, elle devient professeur au MIT et y participe à la création du Poverty Action Lab. C’est là qu’elle expérimente et popularise une méthode nouvelle en économie : les « essais randomisés contrôlés » ou ERC. Importée de la biologie, elle consiste à constituer deux groupes-test identiques auxquels on applique deux traitements différents, dont un placebo. On observe ensuite les différences de réaction entre les groupes et on en déduit si le traitement est efficace ou non.

Mieux vaut ne pas mettre tous ses ERC dans le même panier

Même si cette méthode est très reconnue et particulièrement utilisée dans les procédures d’approbation des médicaments, les ERC connaissent certaines limites. Les conditions de l’étude peuvent fausser ses résultats, par exemple si les critères de représentativité occultent des groupes sociaux importants ou si l’environnement de l’étude est trop différent de celui dans lequel le traitement doit réellement s’appliquer. Pour des raisons de coûts, ils permettent rarement des évaluations au-delà du moyen terme et leur conception est en partie dirigée par les financeurs, conduisant à limiter les critères observés et à interrompre et ne pas publier les expériences ratées. Sur le plan éthique enfin, si des effets positifs ou négatifs clairs apparaissent, poursuivre l’expérience commence à poser question. Ces limites n’empêchent pas néanmoins les ERC d’être une méthode ayant fait ses preuves dans la recherche de médicaments efficaces.

Ils sont aussi utilisés en sciences sociales depuis les années 1960. Néanmoins, cela implique une réflexion méthodologique sérieuse sur les limites particulières de la méthode dans un contexte social. Ce n’est pourtant pas l’impression que donnent Esther Duflo et Abhijhit Banerjee. La revue Contretemps et Le Monde Diplomatique ont tous deux publié des critiques au vitriol des ERC en matière de politiques sociales et économiques. En premier lieu, ils condamnent leurs utilisateurs à se contenter d’une approche micro-économique puisque les politiques macroéconomiques (tarifs douaniers, nationalisations ou plan de relance) peuvent difficilement être testées sur des populations ciblées. Cette absence de position sur les grandes questions économiques permet sans doute d’expliquer une bonne partie de l’engouement institutionnel pour cette méthode. Les ERC permettent de dépolitiser la lutte contre la pauvreté en préservant l’idée que les politiques ultra-libérales imposées aux pays du Sud (austérité, privatisation, libéralisation) seraient compatibles avec la réduction de la pauvreté si elles étaient accompagnées de programmes empiriquement testés.

“Les ERC permettent de dépolitiser la lutte contre la pauvreté en préservant l’idée que les politiques ultra-libérales imposées aux pays du Sud (austérité, privatisation, libéralisation) seraient compatibles avec la réduction de la pauvreté”

Ensuite, on l’a évoqué, les ERC sont confrontés à des faiblesses méthodologiques particulières en sciences sociales. L’impact des différences culturelles sur les réactions est évidemment bien plus fort en économie qu’en biologie, ce qui limite la possibilité de généraliser des résultats. Les ERC souffrent aussi de biais liés à leur concentration sur de petits groupes. Ainsi, lorsque des études montrent une hausse des revenus pour les personnes ayant accès à une éducation de meilleure qualité, on peut supposer que tout ou partie de cet effet disparaitrait si l’ensemble de la population avait accès à une meilleure éducation.

Enfin, il n’est pas possible d’administrer un placebo comme en médecine. Chaque expérience est donc constituée d’un groupe qui ne reçoit rien et de groupe auxquels on applique les traitements. Le problème, c’est que les groupes sont bien conscients de participer à une expérience et que cela peut donc affecter leurs réactions. On peut en trouver un exemple récent avec l’expérimentation en Finlande d’un revenu de base auprès d’un groupe de demandeurs d’emplois. Les deux principales observations de l’expérimentation ont été une amélioration du bien-être du groupe-test et un taux d’activité resté stable. Cette seconde observation a pourtant une limite évidente : les participants sachant que l’expérience ne durerait que quelques années, ils avaient largement intérêt à continuer à chercher du travail, une situation qui serait bien différente si le revenu de base devenait une prestation sociale durable. Quoi qu’il en soit, le gouvernement finlandais a depuis perdu les élections et la nouvelle coalition au pouvoir ne souhaite pas généraliser la mesure.

Méthode de la pauvreté et pauvreté de la méthode

La pauvreté théorique des travaux de Duflo et Banerjee les conduit à oublier qu’il n’existe pas de concept neutre. Dans une récente vidéo pour le Gravel Institute, Richard Wolff explique ainsi que le seuil de 1,90$/jour fixé par la Banque Mondiale montre une chute de 80 à 90% de la grande pauvreté dans le monde. Le problème, c’est qu’en utilisant le seuil de 7,40$/jour fixé par l’ONU, la proportion de personne vivant dans la grande pauvreté a très peu diminué depuis 40 ans et leur nombre a augmenté, les seuls progrès significatifs ayant eu lieu en Chine. Or, le seuil de l’ONU est fondé sur une estimation du minimum nécessaire à une alimentation basique et une espérance de vie normale là où on peut juger que celui de la Banque Mondiale est plus arbitraire.

Cette opposition n’est pas que méthodologique. Le seuil de la Banque Mondiale vend en effet, une brillante success story dans laquelle capitalisme mondialisé et programmes humanitaires ont quasiment mis fin à la grande pauvreté. En revance, le seuil de l’ONU montre que les seuls pays ayant réussi à réduire massivement la pauvreté sont ceux dans lesquels les investissements publics et les programmes de sécurité sociale jouent un rôle central, notamment Cuba et la Chine.

“le seuil [pour la grande pauvreté] de l’ONU montre que les seuls pays ayant réussi à réduire massivement la pauvreté sont ceux dans lesquels les investissements publics et les programmes de sécurité sociale jouent un rôle central, notamment Cuba et la Chine”

Plus encore, la dépolitisation de la lutte contre la pauvreté présentée par Duflo et Banerjee cache aussi une logique technocratique et paternaliste. En effet, comme l’expose l’article de Contretemps « les pauvres sont des patients dont la subjectivité et la souveraineté sont niées. Ex ante, ils ne participent pas à la définition des problèmes explorés et peuvent rester ignorants des tenants et des aboutissants des tests menés ; ex post, ils n’ont pas accès aux données recueillies. La légitimité de l’intervention en surplomb des experts peut ainsi être contestée dans la mesure où elle implique une dépossession méthodique des droits politiques des sujets participant à l’expérimentation ».

Des temps difficiles pour l’humilité scientifique

Tout n’est pas noir cependant, Économie Utile pour des Temps Difficiles évitant le principal écueil de Poor Economics en ayant seulement comme ambition de faire un état des lieux de la recherche en économie dans le domaine des ERC plutôt que de faire l’apologie de la méthode elle-même. Sur plus de 500 pages, les auteurs couvrent donc des dizaines d’études dans le monde entier portant sur l’immigration, la croissance ou encore l’environnement.

Cet éclectisme est d’ailleurs sans doute la faiblesse la plus évidente du livre. Si la plupart des études se situent dans le champ économique, Duflo et Banerjee citent aussi des travaux plus proches des sciences politiques, quand ils ne s’essaient pas eux-mêmes au commentaire politique. La diversité géographique des travaux recensés laisse aussi perplexe : il est certes intéressant de découvrir les mécanismes d’intégration des migrants sur les marchés du travail en Inde ou au Népal mais que nous disent-ils des mêmes problèmes en Amérique Latine, en Europe ou en Afrique ?

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Duflo et Banerjee n’échappent donc pas au penchant impérialiste des sciences économiques qui tentent régulièrement des incursions sur le terrain des autres sciences sociales. Gary Becker avait ainsi reçu le prix Nobel d’économie en 1992 « pour avoir étendu le domaine de la théorie économique à des aspects du comportement humain jusqu’ici ignorés par les autres sciences humaines ». En appliquant le concept d’homo economicus à des domaines aussi variés que la criminalité ou le divorce, la controverse était déjà forte, notamment sur la déconnexion entre les attentes de la théorie et les comportements réels. Mais en s’exprimant sur des domaines dont ils ne sont pas spécialistes, dans un ouvrage qui se veut un exposé du meilleur de la recherche en ERC, on peut légitimement s’interroger sur le peu d’intérêt de la démarche.

Reste la question centrale : ce livre apporte-t ’il un éclairage novateur sur les problèmes économiques ? Malgré quelques pointes de bravoures, Duflo et Banerjee rappellent essentiellement des faits établis depuis longtemps par d’autres sciences sociales, ce qui peut nous amener à relativiser la révolution méthodologique que seraient les ERC.

“Malgré quelques pointes de bravoures, Duflo et Banerjee rappellent essentiellement des faits établis depuis longtemps par d’autres sciences sociales”

Rien de nouveau mais il y a du soleil

Élément surprenant, Esther Duflo et Abhijhit Banerjee étrillent les vieux économistes libéraux. Ils leur reprochent d’ignorer les travaux empiriques récents en science économique ayant démontré que les baisses d’impôts pour les grandes entreprises et les plus fortunés ne stimulent pas la croissance. De manière générale, ils se montrent sévère avec la représentation médiatique de la science économique qui n’a pas intégré les recherches empiriques récentes. Partant de là, Duflo et Banerjee prennent des positions qu’on n’attendrait pas forcément de la part de prix Nobel. Ils affirment notamment que les économistes sont incapables de déterminer les facteurs de croissance à long terme et, dans leur chapitre consacré à l’environnement, que la croissance économique n’apporte peut-être plus rien aux économies développées. Si ces déclarations sont effectivement très fortes, ce sont paradoxalement des questions traitées avec d’autres méthodes que les ERC. En effet, bien que l’essentiel du livre déroule un grand nombre d’études utilisant les ERC, les auteurs s’appuient aussi sur des études employant d’autres méthodologies, pour aborder les nombreux thèmes dans lesquels les ERC ne peuvent pas être employées.

Le principal constat que les auteurs présentent à l’aide des ERC est que, malgré les préjugés, les pauvres sont les personnes les plus compétentes pour gérer leur argent. La meilleure façon de lutter contre la pauvreté est donc de leur en donner sans les assommer de contrôles moralisateurs. Si le constat n’est pas désagréable à lire, il n’est pas vraiment nouveau et a déjà été posé depuis un certain temps en sociologie.

Alors faut-il acheter Économie Utile pour des Temps Difficiles ? Le livre offre une approche généraliste de l’économie, abordable pour les néophytes. Le prix Nobel des auteurs donnent aussi du poids aux critiques qu’ils font de la science économique dominante. Cependant, ces critiques ne doivent pas conduire à croire que Duflo et Banerjee sont des économistes hétérodoxes. Au contraire, comme Ulysse devant choisir entre perdre son navire face à Charybde ou sacrifier quelques marins à Scylla, ils sacrifient quelques principes de l’économie orthodoxe pour mieux sauver l’ensemble. Après Contretemps et Le Monde Diplomatique, Le Vent Se Lève avait aussi publié un article sur le naufrage méthodologique des ERC.

Pour conclure, il faut en finir avec le biais « apolitique » de Duflo et Banerjee qui, à force de refuser de voir les structures de domination et les rapports de force, en deviennent aveugles. On pourrait noter à ce titre l’absence totale de mention des syndicats malgré leur rôle évident dans la construction des États-providence. Mais les auteurs donnent un autre exemple frappant avec les politiques de redistribution des terres et de droit au travail en Inde. Ces dernières ne fourniraient pas la fluidité nécessaire pour que des activités innovantes et la productivité agricole se développent. Duflo et Banerjee déplorent que les tentatives de remplacer ces aides en nature par des prestations sociales n’aient rencontré que défiance et mobilisations sociales. Ils en tirent la conclusion assez molle qu’il faudrait améliorer la confiance entre les citoyens et les décideurs politiques. Il réagissent ainsi comme s’il n’y avait pas de conflit politique sous-jacent entre des élites économiques cherchant à maximiser leurs profits et leur pouvoir et des travailleurs pauvres ruraux qui s’inquiètent de leur capacité à préserver une aide sociale dont le contrôle serait entre les seuls mains du pouvoir politique.