Europe centrale et orientale : une intégration aux pieds d’argile

Europe centrale et orientale - Le Vent Se Lève
Les dirigeants – polonais, hongrois, tchèque et slovaque – du « groupe de Visegrád ». Moteur de l’intégration européenne et atlantique dans les années 1990, cette coalition inter-gouvernementale fait désormais souvent bloc face à la Commission européenne.

Vingt ans après l’élargissement l’Union européenne (UE) à l’Europe centrale et orientale, cette intégration dévoile toute sa fragilité. Dépendance aux investissements étrangers, inégalités territoriales, émigration massive, recul démocratique : les « néo-adhérents » sont loin de la prospérité promise deux décennies plus tôt. À une ère de prédation, où les capitaux allemands ont fait main basse sur leur industrie, succède une période d’instabilité, consécutive à la guerre d’Ukraine et la fin de l’énergie à bas coût importée de Russie. L’Union européenne devait permettre un rattrapage-éclair des pays d’Europe centrale et orientale (PECO) ; désormais, elle les entraîne dans son déclin.

Dans son roman le Château (Das Schloss), Kafka décrit la quête d’un protagoniste cherchant désespérément à atteindre un château, se trouvant être le chef-lieu de la bourgade qu’il traverse, et qui, en essayant de trouver un moyen de le rejoindre, s’éloignant toujours un peu plus de son objectif.

En-dehors de l’endroit où le roman prend place – l’Europe centrale – le parallèle avec le processus d’adhésion de 2004, qui a vu 10 pays rejoindre l’UE, dont huit issu des pays d’Europe centrale ou orientale (PECO), vient immédiatement à l’esprit du lecteur. Ce processus, pensé comme un moyen de rattacher une partie de l’Europe, autrefois éloigné, et de lui permettre un rattrapage économique à grande vitesse. L’objectif était clair, les prévisions optimistes.

Vingt ans plus tard, le processus semble s’être égaré et la perspective d’une intégration approfondie avec le reste de l’Union s’érode. L’attention se porte désormais moins sur de nouvelles intégrations que sur l’évolution du regard de l’UE envers les PECO. Entre-temps, les habitants des PECO avaient eu de quoi déchanter…

L’aigle bicéphale, « modèle » d’intégration

L’intégration repose sur deux pôles jugés complémentaires : la libéralisation des marchés et la démocratisation du système politique, permettant d’en finir avec l’héritage des anciennes Républiques soviétiques. Ces deux visions ont accouché d’un ensemble ensemble de règles, établis en 1993 à Copenhague. Ces « critères de Copenhague » ont défini les conditions d’entrée dans l’UE – et suggéré l’horizon vers lequel l’Union devait les faire tendre.

Entre 2000 et 2016, les dividendes rapatriés par les firmes étrangères en République Tchèque ont représenté en moyenne 3,7 % du PIB. Deux fois plus que les aides européennes.

D’un point de vue institutionnel, cela passe par une plus grande importance faite à l’État de droit, qui s’enrichit d’ailleurs du droit de l’UE avec une nouvelle juridiction (la Cour de justice de l’UE) ainsi que de nouveaux textes de droit – et notamment la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Les critères de Copenhague exigent en outre « la présence d’institutions stables garantissant la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme et la protection des minorités » ainsi que « l’existence d’une économie de marché viable et la capacité à faire face aux forces concurrentielles à l’intérieur de l’Union européenne ».

Pour aider au rattrapage, différents versements d’aides ont été réalisés. Tout d’abord, une première de l’ordre de 13.2 milliards d’euros pour les néo-adhérant, de 2000 à 2003. À la suite de cela, pas moins de 41 milliards leur ont été versés de 2004 à 2006, destinés principalement aux subventions agricoles et aux infrastructures. Aujourd’hui encore, les pays d’Europe de l’Est demeurent les principaux bénéficiaires nets de l’UE – la Pologne jouit d’un bénéfice net d’environ 12 milliards d’euros, la Hongrie et la Roumanie de respectivement 5 et 3 milliards d’euros en 2023.

L’autre apport est venu du secteur privé, avec une hausse des Investissements directs étrangers (IDE) au sein des néo-arrivants, boostés par l’inclusion dans le marché commun. Selon les chiffres officiels de la Commission européenne, un certain rattrapage peut s’observer : le revenu moyen des néo-arrivants est passé de 40 % du revenu moyen de l’UE à 52 % entre 1990 et 2008. En trompe-l’oeil ?

Antichambre de la mondialisation

Cette trajectoire s’est construite en vertu d’une intégration à bas coût dans les chaînes de valeur industrielle de l’Ouest, couplée à une spécialisation sectorielle poussée, impliquant une dépendance accrue à l’étranger. Grâce à leurs faibles salaires, leur proximité logistique avec le cœur industriel européen et un accès facilité à l’énergie russe, plusieurs pays ont su tirer parti de leur adhésion. L’Union européenne a alors joué un rôle de catalyseur, assurant un décollage rapide.

Cette croissance n’a pas été homogène. À l’image de la mondialisation, elle a surtout bénéficié aux territoires déjà dotés, creusant les inégalités internes et en provoquant une spécialisation marquée des PECO dans les secteurs sous-traitants… au détriment des autres. Le cas de la Slovaquie est particulièrement révélateur. Elle accueille désormais les usines de PSA, Jaguar, Volkswagen, Kia… L’automobile représente environ 40 % de ses exportations et 250 000 emplois directs, selon les estimations officielles.

Depuis 1990, les PECO ont vu environ 20 millions de personnes émigrer vers l’Europe de l’Ouest – près de 15 % de la population de la zone

La réussite apparente de l’intégration s’est effectuée au prix de l’extraversion de l’économie des PECO impliquant une forte dépendance aux IDE, majoritairement allemands. En Hongrie, ceux-ci représentent près de 18 % du stock total. Dans l’ensemble des pays du groupe de Visegrád – Pologne, Hongrie, République Tchèque et Slovaquie –, plus de 30 % des IDE concernent l’industrie manufacturière – automobile, électronique –, selon la Banque européenne d’investissement.

Ce modèle de croissance extraverti a généré d’importants transferts de richesses. Entre 2000 et 2016, les dividendes rapatriés par les firmes étrangères en République Tchèque ont représenté en moyenne 3,7 % du PIB, atteignant parfois 5 %. À titre de comparaison, sur la période 2014–2020, les aides européennes – Fonds structurels et d’investissement – n’ont représenté qu’environ 1,7 % du PIB par an.

Avant même la crise consécutive à la guerre d’Ukraine, ce modèle d’intégration était loin de correspondre à l’image idyllique qui en était propagée. Mais la crise a dévoilé toute sa fragilité. Sur la période 2022-2023, l’Allemagne a réduit ses projets de 44 % et ses capitaux directs de 67 %. Auparavant, les PECO avaient eu à souffrir de retraits soudains de capitaux – selon le principe de fly to quality : en période d’instabilité, les investisseurs se réfugient vers le centre, jugé plus sûr, au détriment des économies périphériques. Cette fois, le phénomène s’inscrit dans la durée – d’autant qu’un autre pilier de ce modèle, à savoir l’énergie russe bon marché, vacille également.

Le retrait de l’Allemagne ouvre la voie à d’autres puissances, en premier lieu la Chine. En Hongrie, le géant CATL a lancé la construction d’une méga-usine de batteries à Debrecen –entre un et deux millions de batteries produite par an –, tandis que BYD prévoit, à Szeged, une usine capable de produire 200 000 véhicules à l’année. Cet afflux de capitaux semble limiter l’impact social du reflux allemand – mais permet à la Chine de profiter de la fragilité des PECO pour leur imposer des conditions plus asymétriques encore.

Crise de l’intégration

À l’hémorragie occasionnelle des capitaux s’est superposée celle, autrement plus régulière, des travailleurs. Depuis 1990, les PECO ont vu environ 20 millions de personnes émigrer vers l’Europe de l’Ouest – près de 15 % de la population de la zone. L’Estonie s’est vue privée de 7 % de sa population entre 1998 et 2013. Ce phénomène concerne en majorité de jeunes actifs qualifiés, accélérant le déclin démographique.

Cette fuite des cerveaux a aussi modifié les équilibres électoraux : en affaiblissant le poids des classes moyennes urbaines et pro-européennes, elle a pu favoriser l’émergence de partis conservateurs ou nationalistes. Loin d’être marginal, ce processus pèse désormais sur la cohésion sociale des PECO comme sur l’avenir politique du projet européen.

L’avenir n’est pas à l’optimisme. Si la libéralisation des économies a été imposée de manière radicale, conformément aux critères de Copenhague, la démocratisation des institutions patine – à tout le moins. En Slovaquie ou en Hongrie, c’est à un net recul des libertés que l’on assiste. Le bilan social est quant à lui assez terne pour que les populations rejettent une intégration plus approfondie. Bien que la Croatie ait récemment rejoint la zone euro – au prix d’un muselage du débat public sur la question, ainsi que le documentait Le Vent Se Lève en 2022 –, la plupart des PECO refusent d’abandonner leur souveraineté monétaire.

Les PECO étaient déjà sujets à de fortes difficultés économiques dans un contexte relativement stable, marqué par une mondialisation triomphante, une prédominance du libre-échange et une alliance transatlantique au beau fixe. Dans un monde désormais marqué par une dynamique de protectionnisme commercial et de fragmentation géopolitique le fragile modèle des PECO pourrait s’effondrer comme un château de cartes. Et l’UE, qui a pu dynamiser l’économie de ces pays quelques années durant, semble désormais les entraîner dans sa subordination aux États-Unis.

Comme le proclame un personnage du Château de Kafka : « Ce ne sont pas les moyens qui manquent, ce sont les fins qui font défaut. » À l’image de l’administration du roman, les institutions européennes produisent parfois des effets contraires à leurs intentions. Y a-t-il une quelconque réforme à espérer de pareil cadre ?