Géoingénierie de la captation : la prochaine grande controverse climat

Depuis quelques mois, les investissements dans les techniques de captation directe du CO2 dans l’air explosent. On trouve derrière pêle-mêle les grands producteurs de pétrole et la Silicon Valley. Pourtant, aucune de ces techniques ne présente un quelconque signe de maturité. Pire, entretenir le fantasme d’une réponse technologique magique à la crise climatique pourrait nous faire perdre encore 10 ou 15 ans. Analyse d’une controverse majeure qui se déploie dans un silence assourdissant.

Dans l’ombre des négociations climatiques, nous courrons un nouveau danger que trop peu encore sont capables d’imaginer, tellement le sujet paraît fantasmagorique. À travers les termes flous des COP, les nouveaux partisans du « technosolutionisme » avancent à pas de loup pour faire triompher l’idée que la captation directe du CO2 dans l’air ambiant pourrait répondre à l’urgence climatique. Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Une technologie hautement problématique

Le DACC (pour Direct air carbon capture), est une sorte d’énorme aspirateur à CO2. Pour schématiser, un gros ventilateur fait passer l’aire à travers un filtre (beaucoup d’air, puisque le CO2 est dilué à quelques 410 parties par millions1 dans lequel se trouve un sorbant (une substance qui « colle » le CO2). Quand le filtre est plein, on le chauffe pour libérer le CO2 que l’on vient comprimer. Ensuite, on envoie ce CO2 sous pression vers des usines qui en ont besoin (en Suisse, le prototype Climeworks l’envoie à des serres de tomate), ou bien vous essayez de le renvoyer sous terre pour le faire disparaître à jamais.

On l’imagine facilement, tout cela coûte « une énergie de dingue ». Entre l’infrastructure métallique, la fabrication du sorbant, l’énergie pour alimenter le site, les conduits… Des calculs pionniers montrent que si l’on utilisait le DACC pour absorber 30 de nos 36.3 gigatonnes de CO2 émises chaque année (2021), cela induirait au mieux un doublement de la consommation énergétique mondiale (et non pas électrique). Et ce « toute chose égale par ailleurs ». Bien sûr, personne ne propose d’absorber toutes nos émissions avec du DACC, mais on retient l’idée que la facture énergétique de cette technologie en fait une chimère irréaliste, a fortiori dans un contexte ou nous devons faire décroître drastiquement notre consommation, pas juste la substituer avec des sources bas carbone.  

Actuellement, seules deux petites centrales pilotes sont testées. Celles de la société Climeworks, en Suisse et en Islande. La station d’Orca en Islande est la plus importante. Elle capte l’équivalent du CO2 émis par… 800 voitures chaque année. Autrement dit, il faudrait plusieurs millions de ces centrales si l’on voulait absorber toutes nos émissions avec. L’équipe de Climeworks prévoit un déploiement mondial de son modèle en 2027, ce qui, selon elle, permettrait de multiplier par cent l’élimination du CO2. Cent fois 800 voitures, 80 000 voitures, soit… 0.3% du parc automobile français. Pourtant, derrière cette promesse ridicule, dont on ne fait même pas le bilan carbone en analyse cycle de vie (combien émet la fabrication de ces centrales ?), Climeworks vient de lever 650 millions de dollars2.

Au Texas, on annonce la réalisation de la plus grande centrale DACC au monde pour 2024, pour la coquette somme d’au moins 1 milliard de dollars. Situé dans le grand bassin permien pétrolier de l’ouest de l’État, l’objectif annoncé est d’enfouir un million de tonnes de CO2 par an, soit 1/36 000e de nos émissions. Le consortium qui pousse ce projet est constitué principalement de l’entreprise canadienne Carbon Engineering, omniprésente en matière de DACC, et l’Occidental Petroleum, un géant pétrolier et gazier classé comme la 8e entreprise privée la plus émettrice dans le monde en 2017. Sa directrice générale, Vicki Hollub, ne s’en cache pas : « Cet effort peut également être une autre activité à valeur ajoutée. »3

Alphabet/Google, Stripe, Shopify, Meta/Facebook, McKinsey notamment viennent de s’unir pour alimenter à hauteur d’un milliard de dollars un fonds dédié au développement du DACC. La fondation XPrize d’Elon Musk a également débloqué 100 millions de dollars pour aider à développer des technologies de capture du carbone. En somme, au cours du premier semestre 2021, les investisseurs privés ont investi plus de 250 millions de dollars dans le DACC, soit le double des investissements réalisés au cours des six mois précédents, eux même 250% plus élevés que l’année précédente. C’est exponentiel. Même le gouvernement américain vient de débloquer une enveloppe de soutien à cette technologie pour quelque 3,5 milliards de dollars, déclarant dans un communiqué que ce procédé est « essentiel pour combattre la crise climatique actuelle et atteindre des émissions nettes nulles d’ici 2050 ». Alors pourquoi un tel engouement derrière une technologie aussi peu prometteuse ? 

Aperçu de ce que pourrait être la grande centrale DACC texane, par Carbon Engineering

Le colossal futur marché des quotas carbone 

Une des grandes avancées de la COP26, nous dit-on, est la ratification de l’Article 6, qui ouvre la voie aux marchés des quotas carbone au niveau international, avec l’idée d’avancer vers un prix mondial de la tonne de CO2. Un progrès en apparence, qui pose en réalité le problème suivant : si en tant qu’entreprise ou État vous pouvez vendre vos émissions pour aligner votre bilan, vous n’êtes pas obligés de les réduire, tout est question de prix de la tonne. Selon le dernier rapport de la Banque mondiale sur la tarification du carbone, les revenus des taxes et marchés du carbone ont explosé en 2021 pour atteindre 84 milliards de dollars. Soit une progression de plus de 60 % par rapport à 2020 ! Or, même si toutes les émissions de tous les acteurs rentraient en considération (ce qui est loin d’être le cas), il est a peu près certain que beaucoup préféreraient acheter des crédits carbone sur le marché international plutôt que d’investir pour changer tous les procédés industriels.

Pour en comprendre la raison, il faut se tourner vers la nature du système financier. Lorsque vous investissez dans une infrastructure industrielle, vous empruntez directement ou indirectement beaucoup d’argent aux banques qui le transforme en produits financiers, titrisent ces produits et les repend dans la sphère financière. La valeur de votre action s’en trouve modifiée, au même titre que la valeur de votre entreprise. Si vous arrêtez votre infrastructure avant qu’elle ait été rentabilisée, les actifs qui y sont indexés risquent donc de perdre brutalement en valeur et de devenir des actifs échoués. Ce verrou financier à la reconstruction écologique est notamment analysé dans un rapport de l’Institut Rousseau.    

Même si, sur le plan théorique, de plus en plus d’acteurs préféreront payer pour s’adapter plutôt que de payer pour acheter des crédits carbone, la mise en place d’un tel système prendra au moins 5 ou 10 ans – sans scénario de rupture type conflit géopolitique majeur. Mais surtout, c’est un marché colossal qui s’ouvre : si la tonne de CO2 coûte 250 $ et que vous proposez une solution pour capter cette tonne à 150 $, votre « carnet de commandes » explose. 

Et c’est justement l’objectif des entreprises qui investissent dans le DACC aujourd’hui. Les premières d’entre elles qui développeront une technique pour capter le CO2 à bas coût s’offre un marché presque infini. Selon de premières estimations, il pourrait représenter 1 000 milliards de dollars en 2050, soit l’équivalent du marché de l’industrie pharmaceutique actuel. Ce qui pousse par exemple le fondateur du magazine Entreprendre, Robert Lafont, à s’exclamer « C’est vraiment le bon créneau sur lequel doivent se lancer nos nouveaux entrepreneurs startuppeurs »4.

Personne n’investit dans ces technologies par altruisme. Si l’objectif était de capter tout de suite du CO2, il n’y a qu’à replanter massivement des arbres. Ça ne coûte pas cher (entre 0.50 et 6 € la tonne absorbée contre 600-1000$ pour le DACC), et pourvu qu’on le fasse selon les principes du géomimétisme (on reproduit les écosystèmes naturels), c’est durable et facteur d’adaptation du territoire. Mais difficile de mettre le compteur sur un arbre dont la croissance est lente, et difficile de faire fantasmer les magnas de la tech.

Le gouvernement américain est particulièrement mobilisé dans cette direction et veut pousser ses entreprises à stocker « durablement » et pour moins de 100 dollars la tonne d’ici 2050. C’est l’objectif du « Carbon Negative Earthshot » du ministère de l’Énergie. Argument ultime : depuis 1975, le coût du photovoltaïque a été divisé par 300. Le DACC devrait naturellement suivre cette tendance selon les prospectivistes américains. Rien n’est moins sûr, et comparaison est rarement raison.

Une impasse dans laquelle nous enferment les pétrogaziers

Les États-Unis ne s’intéressent pas qu’au DACC en matière de technologie de captation. La puissance publique a ainsi investi plus de 1,1 milliard de dollars ces 10 dernières années pour subventionner des projets de capture du CO2 en sortie de cheminée (CCUS – Carbon Capture, Utilization or/and Storage). Des projets qui ont tous périclité alors même que cette technique, en théorie utilisée depuis 50 ans par les pétrogaziers, est brandie par tous les secteurs très émetteurs comme leur solution de décarbonation par excellence.  

Concrètement, il s’agit de la même technologie que le DACC, mais utilisé là où le carbone est très concentré, directement dans l’usine. Il faut donc en théorie beaucoup moins d’énergie pour capter une tonne de CO2. Les pétroliers utilisent déjà le procédé sur certains sites offshore, et le CO2 est directement réinjecté dans la nappe pétrolière pour y augmenter la pression et faire jaillir plus d’hydrocarbures. Aujourd’hui, les ¾ du CO2 capturé dans le monde par du CCUS servent ainsi à maximiser encore l’exploitation pétrolière.  

Gorgon, le méga projet vitrine de CCUS conduit principalement par Shell, Chevron et Exxon en Australie pour plus de 3 milliards de dollars est en grande difficulté : il a capturé seulement un quart de ce qu’il était théoriquement capable pendant les cinq dernières années, pour une facture énergétique colossale. Alors que l’ensemble des projets semblent globalement suivre les mêmes déconvenues, la COP26 a « autorisé » le financement et l’exploitation de nouvelles centrales thermiques à l’étranger… si elles étaient équipées de CCUS5. Tout l’enjeu pour les exploitants d’hydrocarbures est de faire miroiter que cette technologie va fonctionner pour continuer comme si de rien n’était.

Le CCUS pourrait servir à décarboner des industries émettrices difficilement décarbonables, comme la cimenterie, la chimie lourde ou la métallurgie. Elle n’est donc pas à rejeter a priori dans certains cas d’usage, pour aller « chasser les dernières tonnes ». Mais ces installations de capture seraient rentables pour ces industries si la tonne de CO2 était valorisée 200 ou 300 $, or à ce prix, les énergies renouvelables seraient largement plus compétitives encore, au grand dam des pétroliers. Ces derniers ont donc tout intérêt à continuer à agiter le mirage du CCUS… mais sans trop le développer non plus ! 

L’émergence d’un lobby actif

Une commission mondiale sur la gouvernance des risques liés au dépassement climatique (la « Climate Overshoot Commission ») a été lancé en mai 2022. Sa mission : réfléchir d’ores et déjà à « l’après » en élaborant une stratégie globale pour « réduire les risques que comporte le dépassement de 1,5 °C, en examinant les avantages, les coûts et les défis entraînés par chacune des solutions possibles ». Outre le fait que son existence même est un aveu d’échec problématique par rapport à l’objectif de rester sous les 1.5°C, elle prend curieusement des airs de cheval de Troie pour la géoingénierie de la captation.  

Cette commission indépendante est constituée de 16 membres, principalement des anciens ministres de pays du Nord comme du Sud. Il est présidé par Pascal Lamy, ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce.

« Si la réduction considérable et rapide des émissions doit être l’objectif central de toute politique climatique, l’action collective contre le [réchauffement] doit prendre en compte l’ensemble des réponses possibles pour réduire activement les risques, explique ainsi la nouvelle commission dans sa présentation. Ces options comprennent des mesures d’adaptation considérablement élargies pour réduire la vulnérabilité climatique, l’élimination du carbone pour retirer le dioxyde de carbone de l’atmosphère, et éventuellement la géo-ingénierie solaire pour refroidir la planète en réduisant le rayonnement solaire entrant. »

Ici, la mention de la géoingénierie solaire permet d’introduire un biais d’ancrage. C’est le sujet qui impressionne, qui suscite l’indignation et l’hostilité, et qui permettra de faire dire que « ce n’est pas bien », afin de mieux faire dire que « la géoingénierie de la captation en revanche, c’est bien ».

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Au vu des milliards investis ces dernières semaines dans le DACC, il est clair que de multiples techniques de lobbying, parfois très innovantes, vont être mises en place dans les mois et les années à venir. La création de commissions indépendantes privées est un grand classique. Cela permet de la citer comme argument d’autorité, car la plupart des gens penseront qu’il s’agit d’une instance officielle, de l’ONU par exemple.

Proposer un contre-récit à la géoingénierie

Les partisans de la géoingénièrie de la captation sont globalement les mêmes que ceux qui soutenaient il y a trente ans la thèse climatosceptique, afin de gagner du temps. « Business as usual ». Si la France ne se mobilise pas pour proposer d’emblée une alternative pour les émissions négatives, nous risquons de nous laisser surprendre et de perdre un temps précieux. 

Les émissions mondiales doivent baisser de 43% d’ici 2030 pour viser les +1.5°C. Derrière cet objectif et derrière l’inaction, on a tendance à mettre de plus en plus d’espoir derrière un terme fourre-tout : les émissions négatives, ou encore CDR (carbon dioxyd removal). On y trouve pêle-mêle le DACC, d’autres types de géoingéniérie de captation, des solutions semi-naturelles comme le reboisement (en monoculture), ou naturelles (géomimétisme). Il est donc urgent de porter un renversement sémantique. Dans le terme CDR, on peut globalement séparer géoingénierie, qu’il faut nommer comme telle, et qui comprend tout ce qui n’est pas naturel comme le reboisement en monoculture, et géomimétisme. Le géomimétisme rassemble les techniques de renforcement ou reproduction des puits naturels de carbone (forêts, terres agricoles, zones humides, biologie marine…), s’appuyant donc sur la biodiversité et obéissant aux principes du biomimétisme. Porter cette nuance dans les négociations climatiques pourrait distinguer la France.

Sur le plan médiatique, c’est maintenant qu’il faut déconstruire le récit de la technologie salvatrice, avant que le technosolutionisme n’impose son récit. Sur le plan cognitif, laisser diffuser l’idée d’un salut sans effort, c’est ouvrir grand la porte au déni. C’est donc maintenant qu’il faut poser la controverse. Un terrain plat se conquiert beaucoup plus vite que des collines remplies de fortifications.

Notes :

(1) 100 000 m3 d’air doivent être filtrés chaque seconde pour absorber 1 million de tonnes de CO2 chaque année https://www.cnbc.com/2022/05/07/what-is-carbon-capture-eric-toone-investor-at-gates-firm-explains.html

(2) “Unrealistic energy and materials requirement for direct air capture in deep mitigation pathways”, Sudipta Chatterjee et Kuo-Wei Huang, Nature, 3 Juillet 2020, https://www.nature.com/articles/s41467-020-17203-7

(3) https://www.reuters.com/business/energy/occidental-plans-275-million-2022-carbon-capture-projects-2022-03-23/

(4) https://www.entreprendre.fr/sequestration-du-carbone-un-marche-gigantesque/

(5) https://www.e3g.org/news/explained-what-does-unabated-coal-mean/