Complexes immobiliers, infrastructures hydrauliques et sanitaires, écoles, routes à péage, énergies fossiles ou vertes ; partout dans le monde, ces ressources passent entre les mains d’entités invisibles que sont les gestionnaires d’actifs dont BlackRock, Vanguard et State Street sont parmi les principaux représentants. Au cours des dernières décennies, ces gestionnaires de fonds de pension, qui investissaient plus traditionnellement dans des actifs financiers comme des actions et des obligations, acquièrent désormais des infrastructures essentielles de notre vie quotidienne, le tout à l’abri des regards. Interview publiée par notre partenaire Jacobin, traduite par Albane le Cabec.
Dans Our Lives in Their Portfolios: Why Asset Managers Own the World (Verso Books), l’économiste et géographe Brett Christophers retrace l’histoire de la gestion d’actifs depuis ses commencements et met en évidence l’emprise que cette industrie exerce, non seulement sur les marchés financiers, mais aussi sur le quotidien. En mettant en lumière les propriétaires invisibles de nos maisons et de nos routes, de nos conduites d’eau et de nos écoles, Christophers révèle les conséquences du contrôle toujours plus massif des gestionnaires d’actifs sur nos ressources fondamentales.
Pour commencer, en quoi consiste exactement la gestion d’actifs ? Qu’est-ce qu’une « société de gestion d’actifs » ?
Brett Christophers : Les gestionnaires d’actifs sont des sociétés qui effectuent des investissements pour le compte d’autrui. Ils le font principalement pour le compte d’investisseurs institutionnels tels que des fonds de pension et des compagnies d’assurance. Mais ils le font également pour le compte d’investisseurs particuliers – des gens comme vous et moi. C’est une vaste industrie qui couvre, par exemple, le capital-investissement, les fonds spéculatifs et les fonds indiciels.
J’utilise le terme « société de gestion d’actifs » pour signaler une transformation qui s’est produite au cours des trente dernières années. L’industrie moderne de la gestion d’actifs naît aux alentours des années 1960 et 1970, principalement aux États-Unis. Lorsque les gestionnaires d’actifs ont commencé à investir pour le compte des fonds de pension, ils investissaient au départ exclusivement dans des actifs financiers – actions et les obligations.
Savoir qui détient des actions de Microsoft ou de la dette publique est important pour la société dans son ensemble mais reste un problème lointain pour des gens comme vous et moi : cela ne nous importe peu que cet investissement soit effectué par l’argent de nos caisses de pension directement ou indirectement par l’intermédiaire d’un gestionnaire de fortune. Pour cette raison, l’activité des gestionnaires d’actifs est depuis longtemps éloignée de la vie quotidienne.
Mais dans les années 1980, les gestionnaires d’actifs ont commencé à diversifier leurs avoirs dans ce que l’on appelle plus communément les « actifs réels ». Au lieu d’investir simplement dans des actifs financiers, et de partager des certificats ou des données numériques, ils ont commencé à acheter des biens « physiques » : des bureaux, des hôtels, des centres commerciaux, des logements, et plus récemment des infrastructures, notamment des infrastructures essentielles dans les domaines de l’énergie, des transports et de l’approvisionnement en eau.
Les gestionnaires d’actifs jouent donc un rôle de plus en plus important dans le contrôle des infrastructures de notre vie quotidienne. Ces gestionnaires d’actifs ont commencé à jouer un rôle très important en façonnant les conditions et les coûts de la vie quotidienne des gens en acquérant, possédant, contrôlant et gagnant de l’argent à partir des choses dont nous dépendons tous – que ce soit le logement, l’électricité et les réseaux qui fournissent notre électricité, les systèmes municipaux de canalisations qui alimentent nos maisons ou les systèmes de stationnement où nous garons nos voitures.
Quel est l’impact de la gestion d’actifs sur le logement ?
BC : Dans cette perspective, le logement est considéré comme un actif : quelque chose qui fournira un revenu régulier via le loyer que le locataire paiera et qui générera également une plus-value en cas de vente ultérieure. Étant donné que ce sont là leurs motivations sous-jacentes, que recherchent-ils lorsqu’ils investissent dans l’immobilier ? Ils recherchent la capacité d’accoître les loyers qu’ils peuvent tirer de cette propriété et ce, pour deux raisons. La première est que l’augmentation du loyer signifie plus de revenus à empocher ; la seconde, qui est la plus importante, c’est qu’un loyer plus élevé rend l’actif plus précieux pour les acheteurs potentiels à un moment ultérieur. Les gestionnaires d’actifs ne sont pas principalement chargés d’acheter et de détenir des actifs à perpétuité. Leurs activités consistent plutôt dans l’achat et la vente d’actifs. Et lorsqu’ils en achètent, leur principale préoccupation est sa gestion optimale afin de le rendre plus valable aux yeux du marché. Augmenter les loyers se présente comme la meilleure façon de le faire en matière de logement.
Au cours de la dernière décennie, leur stratégie la plus courante pour acheter des logements à vocation locative a consisté à chercher du côté des marchés locatifs très tendus, où il n’y a pas assez de logements pour répondre à la demande, ce qui créé une pression à la hausse sur les loyers. Tout aussi important, sinon plus : ils cherchent à acheter dans des endroits où ils estiment qu’il n’y a qu’une perspective limitée de construire beaucoup plus de logements locatifs, car cela représenterait une menace claire et actuelle pour leur modèle commercial…
« Ce court-termisme inhérent a des implications destructrices lorsqu’il s’agit d’actifs tels que le logement, les réseaux d’approvisionnement en eau et les réseaux de transport d’électricité. »
Ce qu’ils font va diamétralement à l’encontre de ce qu’ils disent être leurs intérêts dans les marchés du logement. Quand ils répondent aux politiques et aux médias qui leur demandent comment ils répondent à la crise du logement, à la pénurie d’offre et au décrochage des moyens des locataires face à la hausse des loyers, ils disent généralement : « Nous faisons partie de la solution ; nous créons de l’offre. » Ce tout à fait faux – ce n’est absolument pas ce qui les intéresse. Au contraire, le discours qu’ils ont face aux investisseurs ressemble plutôt à ceci : « Nous investissons dans des endroits où il y a des pénuries d’approvisionnement, car cela nous donne le pouvoir de tarification que nous cherchons sur ces marchés. » Ils adaptent leur discours à leur audience, mais ce qu’ils disent aux investisseurs est beaucoup plus sincère.
Il y a un court-termisme inhérent à ce comportement. Le gestionnaire d’actifs sait qu’il doit vendre ses actifs peu de temps après les avoir achetés. Ce court-termisme inhérent a des implications destructrices lorsqu’il s’agit d’actifs tels que le logement, les réseaux d’approvisionnement en eau et les réseaux de transport d’électricité.
Vous écrivez que l’énergie – en particulier les énergies renouvelable – est le secteur dans lequel les gestionnaires d’actifs investissent le plus, et qu’ils ont également des participations dans d’autres infrastructures à vocation environnementale comme les transports. Quelles en sont les implications ?
BC : Quand on pense au climat, on critique spontanément les gestionnaires d’actifs au sujet de leurs investissement dans les énergies polluantes – ils restent en effet fortement présents dans les entreprises fossiles. L’une des principales raisons à cela tient au fait que les plus grands gestionnaires de fonds – BlackRock, Vanguard, Fidelity ou State Street – sont principalement des gestionnaires passifs : ils ne font que suivre les indices établis. Si vous avez un fonds qui suit le S&P 500 (indice de 500 très grandes sociétés cotées en bourse aux Etats-Unis, ndlr) et que cet indice comprend Exxon Mobil et Chevron ou, dans le contexte européen, BP, Shell et Total, la nature de votre fonds vous oblige à continuer à investir dedans. Les grands gestionnaires d’actifs, par la nature de leur modèle, restent les principaux propriétaires des entreprises de combustibles fossiles et d’autres grands émetteurs. Une grande partie de l’attention que les universitaires et les militants ont accordé à la question du financement climatique se concentre sur les gestionnaires d’actifs en tant que propriétaires d’actifs polluants.
« Les infrastructures d’énergie “verte” sont bien plus concentrées entre les mains de sociétés privées que celles des entreprises publiques. »
Dans mon travail, je tente de me concentrer sur l’autre versant de la question, à savoir les gestionnaires d’actifs en tant que propriétaires d’actifs « verts ». Si l’on examine qui possède les sites de production d’énergie « verte », et si on la compare à l’énergie fossile, on constate que les infrastructures d’énergie « verte » sont bien plus concentrées entre les mains de sociétés privées que celles des entreprises publiques. Environ 50 % des actifs liés aux combustibles fossiles appartiennent au privé. Les infrastructures d’énergie « verte », de façon assez surprenante, appartiennent à des sociétés privées à 90 %.
Au fur et à mesure que nous avançons dans la transition énergétique, nous nous dirigeons vers un système dont le caractère privé est croissant, du fait que les investissements dans l’énergie « verte » sont au premier chef le fait des entreprises. Pour être plus précis, les plus gros investisseurs dans les infrastructures d’énergie « verte » sont de plus en plus souvent des gestionnaires d’actifs.
À titre d’exemple, l’entreprise canadienne Brookfield Asset Management est l’un des plus grands propriétaires d’infrastructures d’énergie renouvelable au monde, BlackRock également.
Ils figurent par ailleurs parmi les plus grands lobbyistes à l’origine de la loi américaine qui visait à fournir des incitations à de nouveaux investissements privés dans les infrastructures d’énergie « verte ». En particulier, l’Inflation Reduction Act (IRA) prolonge de dix ans les subventions dans le secteur et c’est pourquoi cette loi a été le fer de lance des gestionnaires d’actifs. Dans un contexte où la crise climatique rime avec crise des infrastructures, les gestionnaires d’actifs deviennent les plus gros investisseurs et propriétaires d’infrastructures de tous types, y compris celles liées à la transition écologique.
Vous décrivez la manière dont les gestionnaires d’actifs sont généralement invisibles, bien qu’ils affectent directement notre quotidien. Vous parlez d’une propriété « physique bien qu’étrangement immatérielle ». Quelle est sa nature ?
BC : Les gestionnaires d’actifs possèdent un nombre croissant d’infrastructures, dans l’ignorance de la grande majorité. Si Brookfield Asset Management est le propriétaire, en dernier ressort, de l’immeuble dans lequel on vit, on ne le saura certainement pas. En règle générale, un intermédiaire – enregistré comme propriétaire de l’appartement – invisibilisera ainsi le nom Brookfield. Et même s’il était enregistré comme propriétaire, Brookfield ne serait pas l’interlocuteur direct des résidents lorsque les questions d’entretien et de retard de paiement se posent…
Une grande partie de l’entretien quotidien de ces logements et infrastructures n’est pas effectué par le gestionnaire d’actifs lui-même, ni même par une société qu’il possède : ce travail est sous-traité. Macquarie Infrastructure and Real Assets, l’un des plus grands gestionnaires d’actifs au monde si l’on s’en tient aux infrastructures possédées par ce type d’entreprise, estime qu’environ cent millions de personnes dépendent chaque jour de leurs infrastructures. Pourtant, seulement quelques milliers de personnes sur ces cent millions savent probablement qui est propriétaire ultime de ces infrastructures.
Conséquence de cette invisibilité : les sociétés d’actifs se mettent à l’abri de toute critique potentielle. Pour les personnes aux prises avec de mauvaises conditions de vie et des loyers en augmentation rapide, des ruptures de conduites d’eau et une augmentation des tarifs, il est très difficile de s’attaquer à ces entreprises, propriétaires ultimes mais invisibles de ces infrastructures. Cette configuration structurelle est dépolitisante. De nombreux militants se sont d’ailleurs penchés sur cet enjeu et ont tenté de rendre visible ce qui était auparavant invisible.
Malgré cette invisibilité structurelle que vous évoquez, certains gestionnaires d’actifs ont récemment été critiqués pour leurs investissements dans les énergies fossiles. Lorsque les gestionnaires d’actifs sont interpellés sur les impacts de leurs investissements, comment justifient-ils leurs choix ?
BC : L’un des arguments fréquemment répétés consiste dans le fait qu’en fin de compte, l’intérêt des citoyens est de faire fructifier leurs fonds. En somme, si leurs fonds rapportent, alors notre épargne-retraite augmentera, et critiquer cette logique reviendrait à se tirer une balle dans le pied.
Beaucoup se laissent convaincre par ce discours. Même s’il est certain qu’une grande partie de l’argent investi dans le logement et les infrastructures par les gestionnaires d’actifs est en fait de l’épargne-retraite, il est fallacieux de prétendre que cet argent vient principalement des économies des travailleurs ordinaires. L’épargne-retraite, comme toutes les formes de richesse, est inégalement répartie au sein de la population. Aux États-Unis, environ 50 % de l’ensemble de l’épargne-retraite est détenu par les quintiles de revenus les plus élevés de la population active, tandis que le quintile de revenus le plus bas n’en possède presque pas.
« L’épargne-retraite, comme toutes les formes de richesse, est inégalement répartie au sein de la population. »
Lorsque les fonds des gestionnaires d’actifs sont fructueux, les investisseurs finaux, à leur tour, s’en sortent bien. Mais suggérer qu’il s’agit principalement de travailleurs ordinaires est très loin de la vérité. Les travailleurs ordinaires ne bénéficient pas de la croissance de leur épargne-retraite car la majeure partie de cette épargne est investie par les plus fortunés – consultants, médecins, banquiers et cadres, y compris bien sûr les cadres des sociétés de gestion d’actifs eux-mêmes.
De plus, les régimes de retraite sont des contributeurs très importants à ces fonds immobiliers et d’infrastructure mais sont de plus en plus concurrencés par des sources autour desquelles il serait beaucoup plus difficile pour les gestionnaires d’actifs de raconter au grand public une histoire aussi romancée.
Il y a quelques années, par exemple, Blackstone a créé un énorme nouveau fonds d’infrastructure, et environ 50 % du capital engagé dans ce fonds était fourni non pas par les régimes de retraite mais par le fonds souverain de l’Arabie Saoudite alors même que le pays fait l’objet de critiques considérables de la part d’organisations de défense des droits humains comme Amnesty International. Seule une minorité de l’argent de ce fonds provient de l’épargne-retraite, et donc de l’argent des travailleurs ordinaires.