Michel Houellebecq et la politique : le grand malentendu

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© Fronteiras do Pensamento | Luiz Munhoz

A chaque publication d’un roman de Michel Houellebecq, le débat est vif entre les journalistes, mais aussi entre les militants politiques de tous bords et entre de nombreux citoyens. Une chose est sûre, son oeuvre ne laisse personne indifférent et les critiques à son encontre sont nombreuses, jusque sur LVSL. Mais au lieu de réduire Michel Houellebecq au statut dépassé d’écrivain engagé, ne faudrait-il pas s’appuyer sur ses écrits pour penser la société libérale ?

La légende de l’écrivain engagé

A droite comme à gauche, de nombreux commentateurs cherchent dans l’œuvre de Michel Houellebecq les marques d’une pensée politique. Il est vrai que de Soumission à Extension du domaine de la lutte, Houellebecq décrit avec acidité la société libérale occidentale. L’affirmation selon laquelle il serait un auteur engagé a pris de l’ampleur à la faveur de la parution de son dernier roman, Soumission, paru le jour des attentats islamistes qui ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo. Le roman décrivant la lente ascension d’un parti islamiste qui finit par gagner les élections en France entrait douloureusement en résonance avec l’actualité, si bien que certains ont voulu faire de Houellebecq un « visionnaire », tant pour servir l’absurde théorie du Grand Remplacement que pour fustiger la montée d’un sentiment anti-musulmans en France.

En réalité, cette volonté de faire de Houellebecq un écrivain engagé remonte au début de son succès littéraire, notamment suite à la publication de Plateforme en 2001. Comportant des réflexions critiques envers l’islam, on avait cherché à démontrer que Houellebecq prenait parti à travers ses romans. C’est que le milieu littéraire français a du mal à s’imaginer qu’un grand écrivain, qui rencontre un succès critique et commercial, n’ait pas de volonté d’agir sur la société de son temps. De Zola à Camus, la tradition de l’intellectuel engagé était trop forte pour que l’on n’essaye pas d’y faire entrer Houellebecq contre son gré.

Or, comme souvent, un simple retour à l’œuvre de l’écrivain suffit à se rendre compte que son projet littéraire n’est pas de se positionner par rapport à l’ordre du monde : il s’agit surtout de le décrire, à la manière d’une autopsie. Houellebecq et ses personnages regardent la politique de manière lointaine, comme un amusement. Le personnage principal de Soumission est à ce titre extrêmement révélateur : il regarde les débats de la présidentielle comme il regarderait une émission de téléréalité, pour le spectacle, en mangeant des plats surgelés. Ce même héros affirme d’ailleurs être « aussi politisé qu’une serviette de toilette » : dans une société occidentale où le mal-être est le lot commun, la politique n’apparaît que comme une forme de divertissement particulièrement grotesque voire incompréhensible. C’est ce qui fait dire au narrateur d’Extension du domaine de la lutte : « Ainsi peut-on, à la rigueur, imaginer un dépressif amoureux, tandis qu’un dépressif patriote paraît franchement inconcevable. » La fiction de l’écrivain engagé, militant, ne résiste pas à la lecture de son œuvre.

L’impossible retour au religieux

Mais les écrits de Michel Houellebecq n’en restent pas moins utiles pour penser la société contemporaine, notamment en ce qui concerne la place du religieux au sein de celle-ci. On observe à ce titre une évolution intéressante au fil de sa carrière. A la parution d’Extension du domaine de la lutte, son premier roman, en 1994, le narrateur rejette la religion : il voit parfois un ami, prêtre dans une paroisse difficile, qui cherche à le persuader que la dépression qui le frappe, et qui frappe en réalité l’intégralité de la société, est liée au fait que le monde occidental a rejeté l’idée d’une transcendance divine au profit de la main invisible du marché.

A l’autre extrémité de son œuvre, on trouve Soumission, dont le seul titre montre que c’est un roman imprégné d’une réflexion sur la religion. Spectateur désabusé et quelque peu craintif face à la montée en puissance d’un parti islamiste modéré, le narrateur prend d’abord peur lorsque ceux-ci arrivent au pouvoir. Mais dans les dernières pages du livre, il se convertit à l’islam et ses problèmes personnels semblent disparaître, dans un contexte où chaque aspect de sa vie est désormais marqué par des rites religieux qui le dépassent. L’ouvrage laisse une impression contrastée : si le narrateur semble promouvoir l’islam comme moyen de retour à une société épargnée par les ravages du libéralisme, tout le reste de l’ouvrage semble empreint d’une sourde hostilité envers cette religion, quoique le narrateur en vante régulièrement les mérites, notamment en terme de contrôle des femmes.

En réalité, Houellebecq n’a fait que fantasmer cette histoire, il n’a jamais voulu jouer au lanceur d’alerte voulant prévenir la France d’une prétendue montée en puissance de l’islam politique : il le dit lui-même, Soumission est une fable. C’est d’ailleurs l’avis d’Agathe Novak-Lechevalier, Maître de Conférences à Paris-X et spécialiste de l’oeuvre de Michel Houellebecq, qu’elle développe notamment dans la dernière livraison des Cahiers de l’Herne consacrée  à l’écrivain.

« Nous voulons quelque chose comme une fidélité, / Comme un enlacement de douces dépendances, / Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence ; / Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.»

Or c’est bien sous le prisme de la fiction, de l’irréel, qu’il faut aborder le religieux chez Houellebecq : l’intégralité de son œuvre peut être lue comme une quête de sens sans cesse inaccessible. Et la recherche de ce sens passe, en partie, par la recherche de Dieu. Mais dans le même temps, Houellebecq comme ses personnages sont conscients que cette quête est vaine, et qu’un retour au religieux est impossible. Il le dit d’ailleurs dans l’un de ses poèmes : « Nous voulons retourner dans l’ancienne demeure / Où nos pères ont vécu sous l’aile d’un archange, / Nous voulons retrouver cette morale étrange / Qui sanctifiait la vie jusqu’à la dernière heure. / Nous voulons quelque chose comme une fidélité, / Comme un enlacement de douces dépendances, / Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence ; / Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.»

Un moyen de penser la société libérale

Le grand thème de l’œuvre de Michel Houellebecq, c’est la société libérale. La critique de ce système est explicite dans son premier roman, où de longs passages tiennent plus de l’essai que du romanesque. Certains ont d’ailleurs voulu voir en Houellebecq l’un des principaux penseurs antilibéraux de notre temps, comme son ami économiste Bernard Maris qui a publié, en 2014, un Houellebecq économiste où, en s’appuyant sur son œuvre, il réactualisait la pensée de grands économistes.

Mais le principal intérêt de l’analyse Houellebecq est qu’elle fait du libéralisme un fait social total, au sens où ce système mobilise l’intégralité de la société, et pas seulement la sphère économique ou l’Etat. Le postulat du narrateur d’Extension du domaine de la lutte permet de lire toute l’œuvre de Michel Houellebecq au prisme de cette critique du libéralisme : « Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle la « loi du marché ». » Dans notre société, la sexualité et, plus largement, les rapports sociaux codifiés par une culture de masse américanisée, sont devenus un système de différenciation sociale aussi puissant que la différenciation par l’argent.

Certes, Houellebecq n’a rien inventé à ce sujet. La société qu’il décrit a notamment été théorisée par le philosophe marxiste Michel Clouscard qui, pour décrire l’occident post-mai 68, parlait de « libéralisme-libertaire ». Dans cette optique, libéralisme économique et libéralisme social vont de pair, le second servant à mieux faire accepter le premier. Au fur et à mesure que l’on fait progresser le marché sur le plan économique, on l’introduit également dans la sphère sociale, sous la bannière d’un prétendu progrès social vidé de sa substance. Dans les faits, il s’agit d’étendre la compétition qui a lieu dans la sphère économique à la sphère des rapports sociaux. De ce point de vue, on peut considérer que les sites de rencontres qui fleurissent aujourd’hui se posent en intermédiaires pour gérer l’offre et la demande de rapports humains, afin de connecter des personnes trop occupées par leur travail ou trop découragées pour faire de vraies rencontres.

Nous l’avons dit, Houellebecq n’est ni un écrivain engagé, ni un révolutionnaire. Dès lors, son œuvre n’a pas pour but de donner des moyens à ses lecteurs de contrer la société libérale, précisément parce que Houellebecq estime que cette société du mouvement perpétuel, où l’on oublie de penser, est impossible à renverser. Néanmoins, si l’on veut changer le monde, il faut commencer par le comprendre : en ce sens, les écrits de Michel Houellebecq sont une source précieuse. Au-delà des chiffres monstrueux que produit le système libéral (taux de chômage, de pauvreté, de suicide), Houellebecq met un visage et des sentiments sur une réalité si mouvante qu’elle est parfois difficile à appréhender au quotidien. A travers des personnages souvent touchants, parfois violents, constamment en lutte contre eux-mêmes et contre les autres, il insuffle une dose de réalité et d’humanité dans la critique du libéralisme.

Pour aller plus loin :

HOUELLEBECQ M., NOVAK-LECHEVALIER A., Cahier Houellebecq, Editions de l’Herne, 2017, Paris

MARIS B., Houellebecq économiste, Flammarion, 2014, Paris

MONVILLE A., Le néocapitalisme selon Michel Clouscard, Editions Delga, 2016, Paris

Crédits:

http://www.newstatesman.com/culture/books/2015/01/michel-houellebecq-france-s-literary-provocateur

https://www.understandfrance.org/France/FrenchLiterature.html

 

 

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