Ibn Khaldûn et Daesh : la philosophie au prisme de la terreur

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Statue d’Ibn Khaldoun à Tunis / Wikimedia commons

Philosophe et historien du XIVème siècle (1332-1406), Ibn Khaldûn est bien connu des chercheurs et universitaires qui l’étudient depuis le XIXème siècle. Dans son “Administration de la sauvagerie” , publiée en 2008, Abu Bakr Naji appelle les djihadistes à utiliser le mécanisme qu’Ibn Khaldûn décrit dans le cadre de l’installation d’un État islamique. Pour sortir de la violence zarqaouiste où les attentats et les massacres se succèdent sans rationalité, pour en arriver à cet ordre que représente idéologiquement un État islamique, Ibn Khaldûn apparaît comme la clé.


Pour autant, le philosophe maghrébin apparaît comme un repoussoir aux djihadistes. Il est partisan de la mystique soufie, ce que l’EI abhorre. Le massacre de 300 soufis tués dans le Sinaï en novembre 2017 montre bien cet état de fait. Pire encore, Ibn Khaldûn se dit lui-même influencé par la pensée d’Aristote, même s’il ne le montre pas trop par crainte de ses contemporains résolument hostiles – pour la plupart en souvent en apparence – à la philosophie grecque. Malgré cela, ce paradoxe s’explique par une formule qu’Ibn Khaldûn utilise lui-même : l’État se fiche de ses références ou de la couleur idéologique ou religieuse de la puissance militaire qui le protège. Par exemple, les Ottomans ont longtemps utilisé des janissaires Serbes ou Géorgiens (XVème-XVIIIème siècle), les derniers Moghols en Inde étaient protégés par des Marathes hindous (XVIIIème siècle) et des chevaliers castillans ont longtemps protégés les Almohades au Maroc (XIIIème siècle).

Mieux, Le Caire est fondé par un ancien esclave d’origine sicilienne à la solde du calife Fatimide en 969. « La victorieuse » (Al Qahira), symbole d’une Égypte conquise par les Fatimides sur les Abbassides, est fondée, pour porter chance à la bataille, sous les auspices du dieu de la guerre Mars, avec célébrations, fêtes et rituels. On voit bien que dans les références, militaires, culturelles et intellectuelles, les États n’hésitent pas, dans la pratique, à piocher selon leurs intérêts du moment et où bon leur semble. Dans ce cadre-là, si l’EI utilise un penseur soufi et qu’il massacre à côté ses représentants actuels, cela ne lui est pas vraiment gênant.

Pour comprendre la construction de Daesh, il faut donc sortir du prisme européen et de la construction historique de l’État en Europe. En effet, pour l’EI, les traités de Westphalie (1648) ou encore le congrès de Vienne (1815), qui admettent respectivement l’idée d’États-nations et celui d’un « concert » garantissant l’équilibre international, ne s’applique pas au Califat universel voulu par les djihadistes. Point non plus de res publica qui considère l’État comme une propriété publique, indissociable des habitants qui le compose. Le Moyen Âge, pensé dans la représentation occidentale comme une époque barbare, dirigée par des seigneurs de guerre brutaux et qui n’est finalement que l’ombre de l’Empire romain, n’est pas vécu comme tel chez les partisans de la résurrection d’un État islamique. Le haut Moyen Âge a vu naître la prophétie, puis l’émergence d’un empire islamique qui n’est pas au cœur du monde, mais qui est comme le monde, avec comme seul manque Constantinople, assiégée par deux fois (673, 717).

Construction et destruction du pouvoir politique en Islam selon Ibn Khaldûn

Sortir de cette conception européenne de l’État-nation est donc un effort intellectuel difficile mais nécessaire, et Ibn Khaldûn nous aide ici à le réaliser. Sa théorie, pour résumer, se compose du schéma suivant :

Génération  Asabiyya[1]  [« Esprit de corps »] Da’wa[2]

[“Message religieux”]

Force militaire[3] Développement de l’État[4].
1. Conquête des territoires riches, de l’apparatus de l’État

 

Forte du fait de la survie dans un environnement difficile (désert montagne)

Forte,le prédicateur chassé   partant se réfugier dans les zones tribales Forte, galvanisé par l’esprit de corps malgré un équipement de mauvaise qualité Faible, dynastie en gestation, étranger à la notion d’impôt. Concentration sur le butin
2. Mise en place d’une administration Étatique Moyenne, le pouvoir désarmant son propre clan pour taire la contestation. Forte, la puissance de l’État étant utilisé pour diffuser le message religieux. Moyenne, le désarmement des conquérants causant un affaiblissement militaire. Fort, grâce au désarmement qui permet l’impôt et le commerce.
3. Expansion de l’État Faible, la force militaire passant à des étrangers. Moyenne, l’État ne souhaitant plus dépenser autant d’argent pour la prédication. Retour aux anciennes mœurs.

 

 

 

Forte en apparence, recrutement d’esclaves-soldats étrangers fidèles au souverain en place mais peu nombreux et enclin à la révolte. Trop fort, la montée des impôts et des taxes pour payer les étrangers entraînant un ralentissement économique.
4 Extinction Inexistante, les étrangers contrôlant l’État, et bientôt remplacée par une asabiyya issue du monde tribal. Inexistante, remplacée par les mœurs anciennes, et bientôt remplacée par une nouvelle issue du monde tribal. Inexistant avec la défaite des esclaves-soldats liés à l’ancienne dynastie, puis fort avec la nouvelle asabiyya. Faible voire inexistant, entre la décadence de l’ancienne dynastie et les pillages des conquérants.

 

On remarque qu’Ibn Khaldûn décompose la vie de l’État selon plusieurs générations, qui correspondent dans l’Islam médiéval aux durées de règne d’un ou de deux souverains. Il estime la durée de vie d’une dynastie à 120 ans : entre sa sortie du monde tribal à la conquête de l’État ; à sa mort, soit d’une guerre civile, soit conquise par une nouvelle tribu, amenant une nouvelle dynastie. On a donc un mouvement de balancier : la dynastie issue du monde tribal (désert aride, montagnes difficile d’accès, plaines désolées etc.) est d’abord très forte, et c’est son acculturation, le toucher du luxe qu’incombe un pouvoir impérial qui affaiblit la dynastie et qui précipite sa chute. Néanmoins, Ibn Khaldûn ne raisonne pas selon un regret du monde tribal, car c’est le passage à la sédentarité, l’affaiblissement de la dynastie qui permet l’épanouissement de la ville, des arts, et de la culture etc. En ce sens Ibn Khaldûn n’est pas anarchiste comme il est souvent affirmé : son prisme n’a pas d’autres horizons que l’État et les zones bédouines d’Ibn Khaldûn vivent et évoluent selon les besoins de l’État qui lui est voisin. Si l’État désigne une zone tribale comme réservoir de soldats, alors il développera avec le temps des interactions qui modifieront sa physionomie sociétale.

De la théorie à la pratique: l’exemple des Arabes

Si cette théorie est difficile à appréhender par un schéma ou autour d’un exposé magistral, elle est bien plus simple autour d’un exemple, qu’Ibn Khaldûn lui-même nous fournit : il s’agit de l’exemple de l’évolution des Arabes, de la conquête à la fin de leur hégémonie sous les coups des peuples nouveaux (Berbères, Francs, Turcs) :

  • À l’origine les Arabes se divisent en plusieurs tribus continuellement en guerre à l’exception de la Mecque, où les Omeyyades maintiennent une paix armée. Ces tribus appartiennent au monde bédouin, soit un monde pauvre, où la survie passe par des liens forts dans le clan, qui leur permettent de se protéger. Un grand message religieux,  l’Islam, est la force dépassant les clivages claniques. Mohammed a été chassé de la centralité de la Mecque – ce qui se rapproche le plus d’un État -, est allé à Médine, et conquiert La Mecque grâce à l’aide des troupes bédouines médinoises. Après sa mort, grâce à la force du message, les successeurs de Mohammed parviennent à maintenir les troupes bédouines en ordre ce qui permet la conquête de la Perse et une grande partie de l’Empire byzantin (obligation de conquête pour pérenniser le proto-État).
  • Néanmoins, au fur et à mesure du temps, les Arabes s’habituent aux cultures sédentaires et à la richesse locale. La ville, par son abondance, rend obsolète les pratiques de survie tribale. De ce fait, les conquérants, les Arabes, perdent leur tranchant militaire. L’Arabe et l’Islam, la langue et la religion des vainqueurs commencent à se diffuser et les Arabes perdent, du coup, leur étrangeté, par rapport aux vaincus. Mais pour maintenir l’État, et pour maintenir l’impôt qui lui permet de survivre, il faut une armée forte, et étrangère aux Arabes. Il faut, pour le pouvoir, recruter des forces étrangères issues des zones tribales (Berbères dans le Maghreb et Turcs d’Asie centrale) pour maintenir l’ordre dans son territoire. L’empire islamique doit également surveiller les révoltes issues de l’Arabie devenue étrangère à cet ensemble. Paradoxe : l’EI a donc des références envers un État déjà étranger à l’Arabie de Mohammed et tente sur chaque question liée à l’installation de son État d’aller au plus ancien.

Mais cette combinaison recèle un problème de taille. Les Turcs et les Berbères à qui on a confié les fonctions de violences supplantent, par leur contrôle militaire, graduellement, le pouvoir des Arabes. C’est donc aux clients, à la fin du cycle de vie de l’État, que revient le pouvoir. Ils font et défont les souverains, qui ne deviennent plus qu’une marionnette et, à partir de Xème siècle environ, les Arabes ne contrôlent plus les destinées de l’Empire islamique qui se morcelle. La vague bédouine turque seldjoukide déferle sur les restes de l’Empire et on recommence le cycle de vie de l’État, avec les Turcs à sa tête.

La structure d’Ibn Khaldûn au coeur de l’organisation étatique de Daesh.

Cette règle est inamovible dans le monde médiéval, et l’EI ne tente pas de la contester mais bien d’y retourner. Cependant, lorsque les conquérants s’acculturent aux populations soumises, le travail de légitimation commence et vise à pérenniser leur place au sommet de l’État. C’est dans cela que s’inscrit les évolutions du Califat médiéval et celui de l’EI. On remarque néanmoins que sa situation précaire le contraint à avancer beaucoup plus rapidement que la structure khaldunienne – à peine deux ans sur chaque étape contre vingt à quarante ans en général -. Il s’agit donc d’un facteur d’instabilité, notamment face aux tribus sunnites. C’est d’ailleurs, peut-être, la grande erreur des combattants djihadistes : forcer la marche de la théorie d’Ibn Khaldûn en massacrant les tribus sunnites dès l’été 2014, alors qu’elles sont encore en état de combattre, montre bien que la représentation prend le pas sur la réalité. En effet, pour les terroristes, les tribus sont l’antithèse de l’État, ce qu’observe d’ailleurs Ibn Khaldûn. Là Ibn Khaldûn parle d’un phénomène naturel les tribus sont absorbées par l’État en gestation, Daesh organise des massacres pour régler rapidement le problème.

Obsédés par l’idée d’un Califat impérial et déterminés à utiliser la théorie d’Ibn Khaldûn pour le ramener dans le monde temporel, les terroristes de Daesh ont sacrifié artificiellement leurs assises tribales pour arriver le plus vite possible à un État fonctionnel. Il en résulte une période dite “étatique” effective d’à peine deux ans, et un effondrement fulgurant durant l’année 2017. Au final, leur incompréhension est une conséquence de leur idéologie : la théorie d’Ibn Khaldûn décrit des comportements humains, avec des aspects politiques, sociologiques, économiques et est issue du fruit d’un travail au cœur du terrain et des acteurs, qu’ils soient tribaux ou citadins. Pour les djihadistes, Ibn Khaldûn est tout simplement un manuel de réinstallation du Califat médiéval, qui apparait, à leurs yeux, comme le régime politique le plus pur et le plus proche de la révélation coranique. Cette erreur, subtile mais lourde de conséquence, doit être prise en compte dans la lutte politique, culturelle et historique face à Daesh qui tente d’homogénéiser le monde musulman autour de son idéologie obscurantiste.

Fort de cette mise au point, avec un exposé rapide de la théorie d’Ibn Khaldûn, et avec le fait de savoir pourquoi le philosophe est utilisé par les djihadistes de l’EI, nous pouvons tenter une grille d’analyse de l’évolution étatique de Daesh grâce à la structure donnée précédemment.

Schéma des périodes étatiques de l’EI :

Bornes chronologiques Asabiyya Da’wa Force militaire Développement de l’État.
2012-2014 conquêtes Forte, grâce au concours des tribus arabes et des anciens officiers baasistes de l’armée irakienne. Forte, par l’héritage de Zarqaoui et la scission avec Al Qaida. Forte, les Arabes tribaux et les sunnites ralliés à l’EI étant bien commandés par les anciens officiers baasistes. Faible, les violences engendrées par les premières attaques de l’EI détruisant le pouvoir des administrations précédentes.
2014-2015

Instauration de l’État

Moyenne, les pertes subies par les Arabes et l’installation de l’État après leur conquête émoussant leur capacité militaire (siège de Kobané, etc.) Révolte des tribus refusant l’impôt. Forte, par la mise en place de la propagande. (Dabiq, Amaq, etc.). Moyenne, les pertes subies désorganisant la chaîne de commandement. Moyen : reprise en main des structures de l’État, lutte, lutte contre la corruption, mise en place des structures juridiques et de l’administration.
2015-2016

Expansion de l’État, début du déclin

Faible, les capacités militaires passant aux mains des combattants caucasiens, turcs et eurasiatiques sous le commandement d’Al Chichani. Moyenne, mise en place de contre-mesures face à la propagande de l’EI, qui récolte néanmoins les fruits de son travail (attentats du 13 Novembre, du 14 Juillet, etc.). Forte en apparence, Al Chichani arrivant à tenir globalement les positions de l’EI en restant sur la défensive, mais leur nombre est faible. Fort, pérennisation des structures de l’État, tentatives d’uniformiser la justice, l’impôt, création d’une monnaie.
2016

Effondrement

Inexistante, le départ des forces vives de l’EI après la mort d’Al Chichani scellant la défaite de l’EI. Faible, les organes de propagande souffrant du recul de l’EI. Inexistante, le départ des caucasiens et de leurs alliés turcs et eurasiatiques ne laissant pas véritablement de régénération de l’appareil militaire.

 

Faible, la perte de Mossoul et le siège de Raqqa entraînant l’effondrement de l’État.

 

On voit donc, au travers de tous ces schémas, que l’organisation étatique est pensée, rationnelle et qu’elle a globalement rempli son but : créer un État fonctionnel, qui se veut capable de puiser dans les références de l’âge d’or impérial islamique. Si la partie « État » de l’EI est tombée au moment du siège de Mossoul, le souvenir, les archives numériques et la jurisprudence restent. De ce fait, si l’EI arrive à se territorialiser à nouveau, le groupe terroriste n’aura plus à tâtonner autant dans l’installation de l’Etat. Il bénéficie, dorénavant, de la partie théorique d’Abu Bakr Naji et la partie pratique de la zone irako-syrienne.

[1]« Esprit de corps », « solidarité », renvoie à la cohésion de la tribu ou du pouvoir politique dans un cadre Étatique.

[2]« Message religieux », renvoie ici à la puissance du message religieux comme manière de créer ou de consolider une asabiyya.

[3]Indique la capacité de l’État à se protéger des forces extérieures et à assurer la sécurité de la capitale.

[4]Indique la capacité de l’État à lever l’impôt et sa faculté à désarmer les populations sous son administration.