Il y a 70 ans, Jawaharlal Nehru prononçait son fameux discours “Tryst with destiny”. Après 2 siècles d’exploitation coloniale, l’Inde redevenait libre. A quelques milliers de kilomètres de là, à Karachi, une autre cérémonie, présidée par Mohammad Ali Jinnah, se tenait. Le colon britannique était chassé. Il laissait derrière lui deux nations marquées au fer rouge : celui de la misère causée par l’exploitation coloniale et celui d’une partition qui assurait aux Anglo-Américains de garder la main sur le port de Karachi et de trouver un contrepoids, en Asie, à une Inde beaucoup trop grande et beaucoup trop désireuse de porter son indépendance sur le plan géopolitique.
Quand l’Inde reprend sa liberté, elle se retrouve saignée à blanc par deux siècles d’exploitation coloniale. Selon, l’historien indien Bipan Chandra, en 1947, le taux d’illettrisme atteint 84% chez les hommes et 92% chez les femmes. Durant la seconde partie du dix-neuvième siècle, les famines se multiplient pour cumuler lors de celle qui frappe le Bengale et fait près de 3 millions de morts en 1943. Le taux de mortalité était de 25 pour 1000 quand la mortalité infantile atteint les 190 pour 1000. Le manque de structures de santé entraîne le développement du choléra, de la dysenterie et de la malaria (qui affecte alors un quart de la population) et ne laisse guère qu’une trentaine d’années d’espérance de vie aux Indiens nés à cette époque. On est bien loin des “effets positifs de la colonisation”.
Un rapt de l’Inde sciemment organisé
Beaucoup avanceront l’état peu reluisant de la société indienne avant l’arrivée des colons britanniques. Il nous faut alors étudier la politique menée par les représentants de la couronne britannique pour analyser les effets de la colonisation.
Le déclin industriel et l’effondrement de la production agricole apparaissent clairement. Dans la première moitié du 20ème siècle par exemple, la production agricole par tête baisse de 14%. Cela tient à une raison simple : le rapt organisé du revenu paysan. Lorsqu’ils mettent la main sur l’Inde, les Britanniques permettent à un petit nombre de gros agrariens (zamindars) de mettre la main sur les terres cultivables. Ainsi, en 1940, 70% de la terre est contrôlée par les grands propriétaires terriens. Avec l’Etat colonial et les prêteurs sur gage, ils contrôlent la moitié de la production agricole indienne. Imposant une part de la production reversée à l’Etat toujours plus insoutenable (allant de la moitié à près de trois quarts du revenu agricole dans certaines zones), les Britanniques faisaient peser la totalité de la charge sur les métayers qui devaient s’endetter auprès de prêteurs sur gage (qui terroriseront par la suite tout le monde) pour réorienter leur production afin d’arriver à payer les taxes fixées par l’Etat colonial. Les paysans abandonnent les productions vivrières pour des productions (indigo, thé, coton…) répondant aux besoins de la couronne avec des conditions de travail proches de l’esclavage dans les plantations de thé par exemple.
Sur le plan industriel, la colonisation a détruit la production locale. Très vite, la compagnie des Indes s’octroie le monopole du commerce avec le sous-continent. Alors que le monde se tourne vers le protectionnisme, l’Inde est un marché juteux pour les Britanniques. Elle déverse ses produits manufacturés dans le pays, faisant dire à Marx que l’Angleterre “inonda le pays d’origine du coton avec des cotonnades”. Le textile de Lancashire est déversé sur le sol Indien, tandis que l’Inde est transformée en fournisseur de matières premières et de produits nécessaires à la couronne (thé, jute, indigo, coton, épices, graines oléagineuses…). Elle organise d’ailleurs tout son réseau ferré pour drainer les matières premières indiennes des lieux de production vers les ports (Kolkata, Mumbai, Karachi) afin de les importer en Grande-Bretagne à faible coût ou de les exporter en Chine par exemple. Deux chiffres résument le régime d’économie coloniale : entre 1935 et 1939, les productions agricoles, le tabac et les matières premières constituent 68.5 % des exportations Indiennes quand les produits manufacturés représentent 64% de ses importations.
Enfin, dernier élément d’exploitation développé par la littérature nationaliste indienne : le drainage de capitaux depuis l’Inde vers le Royaume-Uni. Bipan Chandra le chiffre à un nombre compris entre 5 et 10% du revenu national Indien. On peut ajouter que, lorsque le système colonial s’est mis à tourner à plein régime, la moitié du budget du gouvernement indien est allouée aux dépenses militaires. Enfin, le système de taxe fut particulièrement injuste. 53% du revenu fiscal venait des taxes imposées aux paysans. 16% venait de la taxe sur le sel. Les prêteurs sur gages, les bureaucrates et les grands propriétaires terriens payaient quand à eux bien peu d’impôts.
Une indépendance marquée au fer rouge de la partition
Après la guerre, il apparaît clair aux Anglais qu’ils ne peuvent rester plus longtemps en Inde à moins d’installer une intenable répression militaire de masse. L’élection des travaillistes ne fait qu’accélérer le processus. Depuis la mutinerie commencée par les Cipayes, les soldats indiens de l’armée britanniques, en 1857, le mouvement anti-impérialiste indien ne fait que s’intensifier. Les révoltes paysannes et tribales se multiplient. Dans le Deccan, après le boum du prix du coton dans les années 1860, sa dégringolade provoque un mouvement social intense. Les Indiens répondent à la partition du Bengale par le lancement du “swadeshi movement”, une vaste opération de boycott des produits britanniques et de promotion de l’industrie indienne. Au début du XXème siècle, la montée de Gandhi au sein de l’appareil du Congrès le conduit à lancer trois grands mouvement de luttes non violentes (en 1920 avec le mouvement de non-coopération puis en 1930 avec la marche contre la taxe sur le sel) jusqu’au vaste Quit India movement en 1942. Mais cette histoire, que l’on nous raconte souvent, de Gandhi soulevant les masses cache d’autres formes de révoltes anti-impérialistes tout autant nécessaires pour chasser les Britanniques d’Inde. Il est à noter les nombreuses grèves notamment dans la production de coton et dans le secteur ferroviaire et les cent et unes révoltes paysannes contre le vol institué des productions agricoles par l’administration coloniale qui fait exploser la dette paysanne culminent dans la création du All India Kisan Sabha qui va inspirer les réformes agraires que le Congrès devra mener après l’indépendance.
Durant la guerre, le Congrès refuse de cesser le mouvement anti-impérialiste. Cela conduit à la formation d’un “Gouvernement provisoire de l’Inde libre” (allié par anti-colonialisme à l’Empire japonais et à l’Allemagne nazie) par l’ancien président du Congrès Subhas Chandra Bose et à la levée d’une Indian National Army soutenue par le Japon et d’une Free Indian Legion soutenue par l’Allemagne et intégrée à la Waffen-SS (le poids de cette seconde organisation est néanmoins à relativiser, la Free Indian Legion comptant moins de 3 000 combattants contre plus de 40 000 pour l’Indian National Army). Pour le Congrès il s’agissait de faire comprendre à la couronne qu’elle devrait quitter le pays après la guerre.
Cependant après la guerre, la chose n’est pas dite. Pour Churchill, laisser une Inde aussi immense, du Kashmir à Kanyakumari et d’Attock à Cuttack, libre et indépendante paraît insupportable. La couronne trouve les Congressistes beaucoup trop socialistes et leur volonté de non-alignement lui fait craindre un rapprochement avec Moscou. Si Churchill a toujours méprisé le “fakir à demi-nu”, les travaillistes voudront eux, aller plus vite vers l’indépendance.
Dans ce contexte, la résolution de Lahore – revendiquant un Pakistan indépendant – adopté par la Ligue Musulmane en 1940 constitue un grand bouleversement. Ici, il faut avancer à pas feutrés. Contrairement à ce que raconte le film Le Dernier Vice-Roi des Indes, Churchill n’avait pas établi de plan de partition deux ans à l’avance. Ce document, Security of India and the Indian Ocean, prévoit cependant la nécessité de garder des garnisons anglaises dans l’Etat princier du Balouchistan. À contrario, le plan proposé par le cabinet en 1946 va plutôt dans le sens d’une Inde fédéralisée mais unie que vers une partition. Je remarque simplement que, comme le note Sumit Sarkar, le journal du vice-roi des Indes, Wavell, avant-dernier vice-roi des Indes indique que Churchill “semble préférer la partition entre l’Hindustan, le Pakistan, et le Princestan”. Une balkanisation de l’Inde en somme. C’est ce que proposera Mountbatten par la suite. Il se verra opposé un refus catégorique de Nehru qui voit bien la tentative de vassalisation de l’Inde.
Au delà de ce point qui déchaîne les passions, l’histoire nous a montré que l’existence du Pakistan a bénéficié aux Anglo-Américains. En effet, il affaiblissait une Inde qui, sous la direction de Nehru, choisissait la voie du non alignement et sous la direction d’Indira Gandhi signera même un important accord militaire avec l’URSS. Les guerres indo-pakistanaises leur assureront un allié de poids dans la région où la Chine leur est hostile. Par ailleurs, l’accès au port de Karachi est stratégique pour l’accès au pétrole et le transport de marchandises.
Mais en 1945, la partie n’est pas jouée. La société indienne est en pleine ébullition indépendantiste. Les 21, 22 et 23 novembre 1945, une explosion étudiante demandant la libération des prisonniers de l’Indian National Army fait tâche d’huile. Les taxis et les travailleurs des tramways se mettent en grève. De nombreuses entreprises suivent le mouvement. La révolte tourne à l’émeute. Il faudra 33 morts et 200 blessés pour que l’ordre soit rétabli. En février, une révolte de la même nature intervient. La grève générale paralyse Kolkatta et les syndicats nationaux du rail, de la poste et de la fonction publique menacent eux, aussi, de se mettre en grève. Une manifestation réunissant 80 000 personnes contre les centres de rationnement se déroule à Allahabad. La répression fait 84 morts et 300 blessés. Dans ces révoltes, il est à signaler que le drapeau du Congrès, le drapeau rouge et le drapeau vert de la Ligue Musulmane se rejoignent. Lors de ce même mois de février, une mutinerie partant de Mumbai s’étend aux bases navales du pays. 78 bateaux et 20 bâtiments sont touchés par la mutinerie. La grève générale menée par le parti communiste paralyse Mumbai et s’en suit une violente répression. Des révoltes paysannes et ouvrières agitent le pays du Tebhaga au Punnapra Vayalar et culminent dans la guérilla paysanne du Telengana touchant 3000 villages sur 5 ans.
La peur de révoltes populaires de masse agite les Britanniques. Ils croient que le Congrès peut lancer un mouvement qui emportera tout. Chez les caciques du Congrès et de la Ligue musulmane, on réprouve la violence des émeutes voire même le principe de la mutinerie. À partir de 1946, les émeutes communautaires enflamment le pays et les Britanniques mettent plus de temps à réagir que pour réprimer les révoltes indiennes. Ainsi, lors de l’émeute de Kolkata en août 1946, qui fait 4000 morts, l’armée met 24 h à intervenir. La politique britannique de divide and rule entre Hindous et Musulmans continue et ses effets semble lui échapper
Dans ce chaos, les Britanniques veulent aller vite. Ils craignent une révolution incontrôlable. C’est ce qu’explique Wavell le 29 mars 1946 : “la nécessité d’éviter un mouvement de masse ou une révolution qui sont dans les moyens du Congrès, et que nous ne sommes pas sûrs de pouvoir contrôler”. Il faut dire que les grèves et les révoltes paysannes se multiplient. En avril, une grève éclate dans les quatre coins de l’Inde au sein de la police. Les travailleurs du rail et de la poste menacent d’une grève à l’été. Selon Sumit Sarkar, l’année 1946 connaît plus de 1600 mouvements de grève impliquant près de 2 millions de travailleurs. Même après les premières émeutes communautaires de l’hiver, en janvier, Kolkata est inondé d’étudiants communistes, congressistes ou liguistes protestant contre la mise à disposition de l’aéroport au service des avions français qui mènent une guerre coloniale au Vietnam. Dans le même temps, les communistes mènent une grève victorieuse de 85 jours dans le secteur du tramway, grève à laquelle se joignent les travailleurs du port. Même les ingénieurs du rail se mettent en grève. À Kanpur, une nouvelle grève menace de bloquer la production de textile et de charbon. La peur du rouge agite les Britanniques qui voient la très puissante Kisan Sabha mener des guérillas paysannes dans le Telangana. L’appareil congressiste s’alarme aussi de ce qu’ils analysent comme une fièvre révolutionnaire. Une résolution d’août 1946 condamne le “manque de discipline” et le “manquement aux obligations des travailleurs”. Les élections législatives (au cours desquelles seuls 1% des Indiens peuvent voter pour le niveau national et 10% pour le niveau régional) donnent à voir une large victoire du Congrès dans l’électorat non-musulman et un raz de marée de la Ligue Musulmane au sein de ce dernier. Les communistes, qui ont appuyé toutes les révoltes contrairement aux deux autres partis, sont mis en pièce par un électorat très restreint.
La peur du rouge et la crainte d’une guerre confessionnelle dans le pays vont peu à peu pousser le Congrès, composé principalement de notables, à accepter la partition. Après la construction d’un gouvernement intérimaire bancal et l’acceptation d’un compromis intenable (une Inde fédérale avec un gouvernement central cantonné aux affaires étrangères et à la communication laissant la possibilité à la ligue musulmane de dominer le Nord-Est et le Nord-Ouest du pays et d’aller vers la sécession de régions qui comme le Bengale contiennent 46% de non-musulmans), l’opposition bornée de Jinnah – qui boycottera l’assemblée constituante et appellera la “nation musulmane” à l’action directe – et la volonté des Congressistes d’arriver au pouvoir en évitant des effusions de violences communautaires ou des révoltes populaires trop importantes les conduira à accepter la partition. Pour les Britanniques, la situation évolue dans le bon sens. Ils pensent qu’amener la Congrès au pouvoir le plus vite possible les obligera à mater les révoltes.
Le Sang et les larmes de la liberté au prix de la partition
Le 15 août, l’Inde et le Pakistan deviennent indépendants. Le Bengale et le Penjab sont divisés en deux. En divisant l’Inde selon des limites religieuses, le Congrès espérait limiter les violences. Résultat : on assista à l’un des plus grands mouvements de migrations jamais connus. 15 millions de personnes ont traversé la frontière à pied ou en train. 1 à 2 millions de personnes en sont mortes de faim, de soif, de contamination ou victimes des émeutes. Des trains arrivaient à Amritsar, à Delhi ou à Lahore remplis de cadavres. Au moins 75 000 femmes ont été enlevées, violées et mariées de force.
La partition est le résultat de plusieurs facteurs : les tensions communautaires, attisées notamment par les Anglais et les extrémistes hindous et musulmans. C’est aussi le résultat de la fermeté avec laquelle la Ligue musulmane a refusé tout compromis pour obtenir le Pakistan. Pour Sumit Sarkar, elle tient aussi au fait que le Congrès n’a pas voulu s’appuyer sur un mouvement populaire de masse pour appuyer sa volonté de garder une Inde unie mais a préféré troquer une arrivée rapide au pouvoir au profit d’une partition, qui pensaient-ils, permettrait d’éviter la guerre civile puisqu’un point de non retour était atteint. Il ne faut pas oublier l’importance de l’influence de leaders comme Sardar Patel qui finiront par avoir des sympathies pour les nationalistes hindous et pousseront pour une partition qui protégerait les Hindous d’une sécession totale du Penjab et du Bengale.
Aujourd’hui encore, la partition hante le destin des Indiens et des Pakistanais. Le séparatisme couve dans le Kashmir et dans une moindre mesure dans le Penjab tandis que l’élection du nationaliste hindou Narendra Modi n’augure rien de bon ni pour les minorités musulmane et chrétienne d’Inde ni pour la paix entre l’Inde et le Pakistan.
Crédits photo : M.A.Jinnah, leader de la Ligue Musulmane et J.Nehru ,chef du Congrès signent l’indépendance et la partition de l’Inde. ©IndiaHistorypic. L’image est dans le domaine public.