Joe Biden : l’establishment démocrate contre-attaque

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Joe Biden © Gage Skidmore

Défait dans les trois premiers États, Joe Biden a réalisé après la Caroline du Sud un retour en force historique. Celui-ci n’a été possible que grâce à une spectaculaire consolidation-éclair de l’establishment démocrate dans toutes ses composantes (économique, médiatique et politique). Bernie Sanders avait jusqu’alors la dynamique pour lui. Il est dorénavant dans la position inconfortable du challenger. Par Politicoboy et Clément Pairot.


« Nous sommes bien vivants ! ». Lui-même en est estomaqué. Le soir du Super Tuesday, Joe Biden a laissé éclater sa joie dans un discours triomphal où, après avoir confondu son épouse avec sa sœur, il déclare : « on nous disait fini, mais ce soir il semblerait que ce soit l’autre personne [Bernie Sanders, ndlr] qui le soit ! ». Les milliards de Bloomberg et les imposantes infrastructures militantes mises en place par Sanders et Warren n’ont rien pu faire face au tsunami Biden, déjouant de nombreuses certitudes. Pour comprendre ce retournement de situation, il ne faut pas se limiter – comme on l’a trop souvent lu ces derniers jours – à sa victoire en Caroline du Sud ; il faut remonter une semaine en arrière, au caucus du Nevada, véritable coup de semonce pour l’establishment. Difficile à croire, mais toutes les informations qui suivent ont moins de 5 semaines.

Le fiasco de l’Iowa et la « révélation » Buttigieg

Le mois commence par une rumeur comme seule une campagne américaine en détient le secret. Le 2 février, John Kerry, qui soutient officiellement Joe Biden, est entendu dans un hall d’hôtel discutant au téléphone d’une éventuelle candidature pour remplacer Biden si celui-ci s’effondrait [1]. La veille du scrutin de l’Iowa, de telles paroles plantent le décor d’un establishment démocrate pour le moins anxieux. Le même jour, le DNC (Comité national démocrate, chargé de diriger le parti démocrate au niveau national) décide de changer les règles d’éligibilité des candidats pour participer aux débats. Avant, il fallait un certain nombre de donateurs, mais comme Bloomberg s’auto-finance entièrement et grimpe dans les sondages, cela perturbe le jeu. Ce changement de règle clive : est-ce une faveur faite à Bloomberg pour lui permettre de jouer dans la cour des grands et prendre éventuellement la tête de la course ou une manière de l’obliger à descendre dans l’arène pour n’être justement plus artificiellement surcoté par rapport aux autres centristes ? Les débats apporteront la réponse par la pratique.

Le 3 février arrive le tant attendu caucus de l’Iowa. La recette pour un fiasco et une honte internationale ? Prenez un procédé de vote archaïque, mélangez-le avec un système de décompte à triple indicateur, rajoutez-y une application non testée auparavant, et saupoudrez d’incompétence du parti local. Pour finir sur une touche épicée, voyez vos lignes téléphoniques de secours bloquées par des opposants politiques malintentionnés.[2] Monopolisant l’attention, cet échec organisationnel occulte en partie celui, politique, de Joe Biden qui – on le saura avec les résultats définitifs quatre jour plus tard – termine à une humiliante quatrième place. Il avait pourtant eu les mains libres durant les dernières semaines de campagne du fait du procès en impeachment de Donald Trump. Celui-ci bloquait trois de ses compétiteurs à Washington (Sanders, Warren et Klobuchar). Cette terrible place de Joe Biden, symptomatique d’une campagne manquant de souffle et phagocytée par les autres candidats centristes plus jeunes, si elle était attendue, n’en demeure pas moins une claque.

Buttigieg crée quant à lui la surprise en arrivant deuxième en nombre de voix et premier en délégués. Les lendemains de l’Iowa constituent des jours de deuil pour la déontologie journalistique : le 4 février, le New York Times annonce que Buttigieg possède 97% de chances de gagner l’Iowa ; le 6, il se refuse à prédire quoi que ce soit ; finalement, après l’annonce des résultats complets, il n’annonce aucun vainqueur. Les résultats de l’Iowa ne sont pas clairs ? Ceux des levées de fonds sont, eux, limpides. Le 6 février, Sanders annonce avoir collecté pour le mois de janvier 25 millions de dollars. Les autres campagnes ne communiquent aucun chiffre, signe qu’elles n’ont pas récolté des montants comparables, comme le confirmeront leur publication par la FEC (commission électorale fédérale) en fin de mois [3]. La dynamique est donc globalement favorable à Sanders et les statisticiens projettent sa victoire dans une majorité d’États au Super Tuesday. 

Biden fuit le New Hampshire 

New Hampshire, le 11 février. Les bureaux de vote sont ouverts depuis quelques heures lorsque les télévisions locales diffusent les images de Joe Biden s’envolant prématurément vers la Caroline du Sud. L’objectif est d’atterrir à temps pour y proclamer son discours post-résultats, quitte à prendre le risque de décourager les électeurs du New Hampshire en renvoyant cette image désastreuse d’un général fuyant le champ de bataille. En interne, la décision a été sous-pesée rapidement [4]. Remporter la Caroline du Sud, décrite comme le pare-feu de Joe Biden en raison de son électorat majoritairement afro-américain, conservateur et âgé, valait bien quelques points de moins en New Hampshire, où Biden n’allait pas atteindre le seuil des 15% requis pour obtenir des délégués. Deux jours plus tôt, il avait maladroitement concédé en plein débat télévisé avoir « pris un coup en Iowa » et s’attendre à « en prendre un autre ici ». Effectivement, en terminant cinquième à 8%, sa campagne semble sur le point de s’effondrer.

Ses meetings de campagne ne rassemblent qu’une poignée de curieux, et dégénèrent souvent en échange désastreux entre un Joe Biden agressif et un électeur lambda se faisant copieusement insulter ou simplement encourager à voter pour un autre candidat. Du haut de ses 77 ans, l’ex-VP (vice-président, poste qu’il occupa durant les deux mandats d’Obama) enchaîne les lapsus, venant s’ajouter à la longue liste de gaffes [5] pointant vers un potentiel déclin cognitif [6]. À cours de financement, dépourvu de militants et d’organisation de terrain, sa campagne est maintenue sous perfusion par sa célébrité médiatique et l’argent d’un Super Pac piloté par un lobbyiste influent [7]. Transparent lors des deux derniers débats, ayant des difficultés à formuler des phrases cohérentes, s’effondrant dans les sondages nationaux pour céder la première place à Bernie Sanders et la seconde au multimilliardaire républicain repenti Michael Bloomberg (qui s’était lancé dans la course tardivement suite aux faiblesses de Biden), l’ancien bras droit d’Obama semble promis à une défaite humiliante, la troisième en trois campagnes présidentielles insipides.

A l’inverse, Pete Buttigieg confirme son succès d’Iowa. Il talonne à nouveau Sanders en nombre de voix et apparaît comme un candidat de plus en plus sérieux pour rassembler le centre du parti face à Sanders. Pour autant, les analystes ne considèrent pas qu’il puisse décrocher la nomination, car il n’arrive pas à décoller parmi les minorités notamment afro-américaine. Après ce deuxième résultat encourageant, Sanders est pronostiqué comme gagnant les 56 scrutins, du jamais vu [8].

Welcome to Paris, Las Vegas

Le neuvième débat démocrate se tient dans le célèbre casino Paris – Las Vegas, dans l’État du Nevada, mais ce n’est clairement pas la ville de l’amour qui inspire l’humeur des candidats. Pour son premier débat, Bloomberg est totalement détruit par Elizabeth Warren qui assène ses coups bien calibrés dès les premières minutes de la confrontation [9]. De leur côté Klobuchar et Buttigieg se chamaillent pour tenter d’arracher la première place au centre. Si Sanders essuie plusieurs attaques, la présence de Bloomberg lui permet d’éviter d’être la cible principale, malgré son statut de favori. Le débat se termine par une question posée à tous les candidats : en cas de majorité seulement relative, le candidat en tête sera-t-il légitimement le nominé du parti ? Mis à part Sanders, tous sont d’accord pour répondre que « le processus doit suivre son cours ». Le parti se prépare manifestement à une convention contestée dans laquelle les tractations sont nombreuses et les super-délégués retrouvent leur droit de vote. Étrangement, ce passage sera dans un premier temps coupé de la retransmission de MSNBC avant d’être réintégré. Les réponses font débats, et les pro-Sanders donnent de la voix sur les réseaux sociaux : on tenterait de leur voler leur victoire maintenant qu’elle semble à portée de main. D’autant que quelques jours plus tard, le caucus du Nevada est un triomphe pour Sanders…

Partant des bases de sa campagne de 2016 et les enrichissant, Bernie Sanders a construit une organisation de terrain sans précédent [10] pour mener une campagne minutieuse. Son infrastructure est à la pointe du militantisme et de la technologie organisationnelle avec une application novatrice, Bern app, un centre d’appel dématérialisé ayant amené des dizaines de milliers de bénévoles à appeler des millions d’américain, et une plateforme numérique permettant aux militant de converser avec les prospects par SMS tout en produisant des données agrégées directement exploitables par l’équipe de campagne. Cette structuration des militants avait déjà permis à ses milliers de bénévoles de frapper à la moitié des portes de l’Iowa (500.000 sur 1,1 millions de foyers) et de téléphoner à l’ensemble des électeurs potentiels de l’Iowa et du New Hampshire. Dans le Nevada, sa campagne réussit la prouesse d’obtenir la majorité des voix des adhérant du Culinary Union, le tout puissant syndicat de la restauration dont la direction était hostile à Sanders, en s’adressant directement à ses membres. A cette organisation militante remarquable vient s’ajouter les 170 millions de dollars collectés à coup de dons individuels de 18$ en moyenne, permettant de diffuser des publicités ciblées (souvent traduite en espagnol) pour mobiliser les classes populaires, et de financer l’ouverture de multiples QG de campagnes sur le territoire (dont 22 en Californie, contre un seul pour Joe Biden). Cette stratégie n’avait pas réussi à délivrer les résultats aussi spectaculaires qu’espérés, mais tout de même permis d’arracher deux victoires dans les premiers scrutins avant de triompher au Nevada (avec 46% des voix), construisant une dynamique importante qui devait lui permettre d’acquérir un avantage conséquent dans les votes par procuration au Texas et en Californie afin de plier l’élection dès le Super Tuesday. 

La victoire de Sanders dans le Nevada est rendu possible grâce à un raz-de-marée du vote latino et des « minorités ». Le vieux sénateur « blanc » semble en passe de démontrer sa capacité à attirer à lui les minorités. Sanders avance de plus en plus confiant vers le Super Tuesday, l’éclatement du camp centriste lui permet d’espérer décrocher l’intégralité des 415 délégués de Californie. [11]

L’establishment au bord de l’apoplexie

Alors que la panique de l’establishment démocrate montait crescendo depuis l’Iowa, elle atteint son paroxysme le soir du caucus du Nevada, les efforts initiaux entrepris par la machine démocrate semblant incapables de stopper le sénateur socialiste. CNN ose affiche le 1er mars en bandeau « le coronavirus et Bernie Sanders peuvent-ils être stoppés ? » avant d’en débattre sérieusement en plateau. Sur MSNBC, Chris Matthews – fameux présentateur d’émissions politiques américaines – est hors de lui. Rougeaud, il en vient même à comparer la victoire de Sanders avec l’invasion de la France par l’armée nazie en 1940. Déjà, le 8 février, il avait prétendu se demander si Sanders souhaitait organiser des exécutions publiques dans Central Park en cas de victoire. [12]

La chute sondagière de Biden inquiète au plus haut point. En Caroline du Sud, État qualifié de « pare-feu » pour l’ancien Vice-président du fait d’un électorat qui lui est théoriquement très favorable, il n’est plus crédité que de trois points d’avance devant Sanders, alors qu’il bénéficiait encore d’un écart de 20 à 30 points en janvier ! Or, si Joe Biden sauve les meubles au Nevada avec sa seconde place (26 points derrière Sanders), le phénomène Buttigieg connaît son premier revers : boudé par les minorités, il ne termine que troisième, trente-deux points derrière Sanders, confirmant son incapacité à mobiliser l’électoral hispanique et afro-américain qui sera crucial pour la suite de ces primaires et l’élection de novembre.

De son côté, Trump se délecte : il sait que l’establishment démocrate est terrifié à l’idée d’avoir Sanders comme candidat, et ne se gène pas pour le féliciter de sa victoire, afin de mettre de l’huile sur le feu [13] et d’encourager l’implosion du parti démocrate. L’establishment démocrate voit les tweets présidentiels sous un tout autre jour : si Trump félicite Sanders, c’est qu’il le pense aisé à battre. Mais cela ne leur suffit pas : il leur faut contre-attaquer pour éviter ce candidat qui menace tout le monde – les grandes entreprises par sa remise en cause du libre-échange, les barons démocrates par sa remise en cause du système de financement des campagnes, ou encore les médias par l’établissement d’un seuil maximal de dépenses (notamment publicitaires).

La riposte s’organise

Frustration : dans un premier temps, les efforts des lobbys pour empêcher la progression de Sanders ne semblent pas payer. Le lobby pro-israélien et pro-démocrate « Democratic majority for Israël » [14] dépense plusieurs millions de dollars au Nevada et New Hampshire en spots publicitaires négatifs dirigés contre Sanders, avant de jeter l’éponge. L’industrie pharmaceutique et les assurances maladies se paient des pages de pub anti-Sanders en plein cœur des débats télévisés, puis c’est au tour de Michael Bloomberg de mettre la main à la poche, avant qu’Elizabeth Warren (14 millions de dollars) et Joe Biden tapissent les ondes de publicités similaires pour éroder le soutien de Sanders dans les États clés du Super Tuesday.

Directement menacé par la politique étrangère défendue par Bernie Sanders, le renseignement américain se mobilise également en organisant la fuite d’une information au Washington Post visant créer une nouvelle polémique, la veille du scrutin du Nevada. L’article de l’illustre journal n’aurait jamais dû être publié tant il ne repose sur aucune source solide [15], citant seulement « des personnes familières avec la question » rapportant un briefing tenu un mois plutôt par les services secrets avec Bernie Sanders, qui stipulait que la Russie essayerait d’interférer dans les élections, sans doute en sa faveur. Comment, pourquoi, et dans quel but ? On n’en saura rien. Sanders confirme le meeting, mais pas le contenu. Pourtant, l’article sera repris par toutes les chaînes de télévisions en simplifiant le titre, qui devient « Poutine cherche à faire élire Sanders », parce que cela « permettrait à Trump d’être réélu », tout en accusant Sanders de « n’avoir rien dit » de ce briefing pourtant classé secret défense. L’hystérie du Russiagate s’invite au débat télévisé suivant, amenant Sanders à dénoncer Vladimir Poutine sans complaisance. Mais ce n’est pas assez. Des militants pro-Sanders rapporteront qu’ils ont dû expliquer que leur candidat n’était pas une marionnette russe lors de leurs portes-à-portes.

Ces efforts ne semblaient pas capables d’endiguer la dynamique du socialiste. Et pourtant, en une semaine, tout va basculer.

Come back GrandPa

Aux origines du comeback de Biden, on trouve d’abord les efforts effectués par le vice-président, qu’il faut bien mettre à son crédit. Lui qui semblait dépassé par les événements a soudainement repris goût au combat, déclarant depuis Charleston le soir de son humiliante cinquième place au New Hampshire que « 99% des Afro-Américains de ce pays n’ont pas encore voté. 99% des latinos n’ont pas votés. Leur voix doit être entendue ! » avant de livrer deux performances convaincantes lors des débats télévisés suivants.

À peine la primaire du Nevada derrière lui, Biden rend visite à Jim Clyburn, représentant de la Caroline du Sud au congrès et véritable baron local. Cette figure très respectée conseille à Biden d’oublier les consultants : « tu es candidat pour sauver l’âme de l’Amérique ? Agis comme tel ! ». Il lui suggère les thèmes à aborder au débat à venir pour toucher l’électorat afro-américain. Biden écoute et s’exécute. Il reçoit le ralliement de Clyburn juste après le débat, une décision qui a pu influencer le vote d’un électeur sur quatre selon les sondages réalisés en sortie des urnes, et permis à Biden de passer d’une victoire serrée à un triomphe incontestable. Ce ralliement tardif peut apparaitre comme le signe que Clyburn n’était pas très confiant jusqu’au bout, néanmoins il joue son rôle à plein régime [4].

Si les médias avaient mis deux heures pour déclarer Sanders vainqueur au Nevada – délai dû entre autre à la complexité du mode de scrutin du caucus -, ils officialisent la victoire de Biden (dans des proportions pourtant similaires) dès la fermeture des bureaux de vote, tuant tout suspens et permettant à la machine médiatique de se mettre en branle pour Joe Biden durant toute la soirée électorale, avant même que les bulletins ne commencent à être dépouillés.

Le lendemain, les journalistes suivant la campagne de Pete Buttigieg et voyageant dans son avion apprennent une nouvelle surprenante. Émergeant de sa cabine, le jeune maire de South Bend qui avait justifié sa campagne par la nécessité de tourner la page des vieilles politiques et de renouveler Washington passe en une seconde d’aspirant Président à Stewart de jet privé. Il annonce aux journalistes qu’ils n’atterriront pas au Texas comme prévu, mais font désormais route vers son fief dans l’Indiana. En plein vol, Pete Buttigieg a donc décidé de mettre un terme à sa campagne, avant de se rallier dès le lendemain à Joe Biden.

Amy Klobuchar, la sénatrice du Minnesota, est la seconde candidate à rentrer dans le rang. Elle rejoint Biden à Dallas pour prendre la parole aux côtés du vice-président lors d’un meeting annoncé en fanfare. Quelques heures plus tard, c’est Beto O’Rourke, longtemps présenté comme héritier de l’aile gauche du parti et auteur d’une campagne remarquée [16] pour le siège de sénateur du Texas en 2018 qui annonce se rallier à Biden. Ses anciens responsables de campagnes ont beau dénoncer sur Twitter une trahison idéologique, celui qui affirmait que « Biden ne peut pas incarner le renouveau du parti nécessaire à battre Trump » s’aligne lui aussi. Les faux-nez du renouvellement politique du parti tombent comme des mouche, preuve s’il en faut : aucun d’entre eux n’a négocié le moindre point du programme pourtant faiblard de Joe Biden. Derrière cette remarquable manœuvre plane l’ombre d’Obama, qui à grand renfort de coups de téléphones aurait sifflé la fin de la récréation : il fallait à tout prix éviter que Sanders ne profite de la division du vote centriste pour apparaître artificiellement haut le soir du Super Tuesday et construire une avance décisive.

Le meeting de Dallas, diffusé en direct sur CNN et MSNBC et couvert comme une mini-convention, représente à merveille le mouvement anti-Sanders. On y voit trois anciens candidats aux primaires censés proposer une alternative à Joe Biden lui apporter leur soutien, devant un public certes plus enthousiaste que d’habitude mais qui reste bien moins massif et enjoué que les meetings géants dont Sanders a le secret. Pendant ce temps, Bernie Sanders remplissait une salle immense au Minnesota, avec l’aide de l’élue socialiste Ilhan Omar, dans l’indifférence générale.

Selon The Intercept, le vice-président d’Obama a récolté en l’espace de trois jours une couverture médiatique positive d’une valeur équivalente à 72 millions de dollars [17]. La limite du temps de parole n’existant pas aux USA, cet effet semble avoir été décisif, puisqu’un électeur sur trois a choisi son candidat lors des tout derniers jours, et préféré Biden à Sanders deux fois sur trois (selon les sondages en sortie des urnes [18]).

L’establishment démocrate a tout misé sur cette remarquable opération coordonnée. S’il n’y avait eu un vote par procuration déjà enregistré et favorable à Bernie Sanders en Californie, au Colorado et au Texas, la campagne du socialiste aurait été décapitée d’un seul coup.

Mais ce fait d’arme n’aurait pas été possible sans le vote massif pro-Biden du Super Tuesday, ce qui nous porte à nous interroger sur les motivations de l’électorat, et les faiblesses de la mobilisation de Sanders pourtant en apparence victorieuse jusqu’alors.

Biden a profité d’une participation record, qui est majoritairement venu des deux électorats qui lui sont le plus favorables : les Afro-Américains de plus de 45 ans, et les habitants des banlieues aisés. Le premier était plus enclin à voter Biden du fait de son image de vice-président d’Obama, du ralliement de Clyburn en Caroline du Sud et pour des raisons structurelles (les Afro-Américains sont généralement plus conservateurs que la moyenne des électeurs démocrates). Surtout, Biden a multiplié les efforts pour les séduire lors de ses (rares) interventions publiques. Quant aux banlieues riches, leur basculement vers le parti démocrate est un phénomène récent, bien que le fruit d’une stratégie entamée il y a trois décennies (comme nous l’expliquions ici). Depuis l’arrivée de Donald Trump, ces zones géographiques clé votent davantage démocrates et s’abstiennent moins. Or ces deux électorats sont typiquement plus âgés, et s’informent majoritairement par les grands médias (papier et chaînes de télévisions, à l’inverse des réseaux sociaux qui caractérisent les jeunes générations) qui ont axés leur opposition à Donald Trump sur le fond plus que sur la forme [20]. Ces électeurs influencés par le discours médiatique dominant et moins sensibles aux problématiques de réchauffement climatique et de justice sociale cherchent avant tout un retour à la normale. Sondages après sondages, les enquêtes d’opinions montrent que leur priorité est de battre Trump, ce que Biden semble (à première vue) capable de faire après avoir triomphé en Caroline du Sud.

L’erreur de Bernie Sanders aura été de trop miser sur son organisation militante, délaissant les médias de masses (qui lui sont certes majoritairement hostiles) et le jeu politique « interne » qui aurait pu lui permettre de recueillir des précieux « endorsements ». Pour inverser la tendance, Bernie Sanders va devoir séduire une partie de l’électorat plus âgée et issue des banlieues riches. Et pour cela, il doit démontrer qu’il est plus à même de battre Trump que Joe Biden, en attaquant le vice-président frontalement. Un exercice que le sénateur du Vermont exècre. Il va devoir apprendre vite, car le temps lui est compté. [21]   

 

Sources:

[1] John Kerry overheard discussing possible 2020 bid amid concern of ‘Sanders taking down the Democratic Party, MSNBC 2 février 2020

[2] Comment l’establishment démocrate a privé Bernie Sanders d’une victoire en Iowa, LVSL, 9 février 2020. & Tout comprendre au fiasco du caucus de l’Iowa, Medium, 4 février 2020

[3] New financial filings show that many Democratic candidates are facing a cash crunch as they head into critical primary states, CNN Newsrooms, 21 février 2020

[4] : 18 days that resuscitated Joe Biden’s nearly five decade career, Washington post, 29 février 2020

[5] The Biden Paradox, Rolling Stone, 15 octobre 2019

[6] Stop Calling It a « Stutter » : Here are dozens of examples of Biden’s Dementia Symptoms, Medium, 5 mars 2020

[7] Joe biden Super PAC is being organized by corporate lobbyists for health care industry, weapons makers, finance, The Intercept, 25 octobre 2019

[8] Who Will Win The 2020 Democratic Primary?, FiveThirthyEight, février 2020

[9] Extrait du 9e débat démocrate, Twitter, 20 février 2020

[10] Can the Bernie Sanders Campaign Alter the Course of the Democratic Party?, The Intercept, 3 janvier 2020

[11] Agrégation des sondages concernant la primaire de Californie, Real Clear Politics, février 2020

[12]Chris Matthews warns of ‘executions in Central Park’ if socialism wins, YouTube, 8 février 2020

[13] Tweet de Donald Trump, Twitter, 23 février 2020

[14] Meet Mark mellman : the centrist, pro-Israel operative behind the anti-Sanders ads in Iowa, The Intercept, 1er février 2020

[15] Russia Isn’t Dividing Us — Our Leaders Are, Rolling Stone, 24 février 2020

[16] Au Texas, la gauche progressiste pourrait créer la surprise aux « Midterms », LVSL, 16 septembre 2018

[17] Critical Mention, 4 mars 2020

[18] What We Know About The Voters Who Swung Super Tuesday For Biden, Five Thirty Eight, 6 mars 2020

[20] Pourquoi le parti démocrate renonce à s’opposer frontalement à Donald Trump, LVSL, 7 février 2020

[21] To Rebound and Win, Bernie Sanders Needs to Leave His Comfort Zone, Rolling Stone, 6 mars 2020