Julia Cagé : « Les médias ne sont pas des entreprises comme les autres »

Franck Riester, ministre de la Culture - Inauguration Les 7 lieux à Bayeux
L’économiste spécialiste des médias français Julia Cagé s’inquiète des possibles conséquences austéritaires de la future réforme de l’audiovisuel public portée par Franck Riester. ©ActuaLitté

Nous avons interrogé Julia Cagé, spécialiste de la situation économique de la presse française et partisane du statut “d’entreprise de presse à but non lucratif”. Nous l’avons questionnée sur les transformations juridiques récentes des grandes rédactions telles que Le Monde et Mediapart, ainsi que sur la réforme de l’audiovisuel public portée par le ministre de la culture et de la communication, Franck Riester, qui lui fait craindre une nouvelle politique d’austérité dans ce secteur. Propos recueillis par Simon Woillet et Arthur Cebal.


LVSL : Pensez-vous que le droit d’agrément récemment obtenu par le “pôle d’indépendance” des personnels du Monde aura une réelle efficacité étant donné la clause concédée par M. Pigasse à M. Kretinsky de l’option d’achat sur ses parts restantes ?

Julia Cagé : Ce droit d’agrément est un vrai progrès, une avancée unique au monde pour l’indépendance des journalistes, et il ne faut pas le sous-estimer. Si Daniel Kretinsky souhaite devenir actionnaire contrôlant du Monde, il devra passer par la procédure d’agrément. Maintenant, il est vrai que l’on peut regretter le peu de transparence qui a entouré les tractations entre Matthieu Pigasse et Daniel Kretinsky.

C’est aussi pour cela qu’il faut changer le statut des médias, pour éviter le manque de transparence, les clauses cachées, etc. Les médias ne sont pas des entreprises comme les autres, et il faut donc être très vigilant pour tout ce qui concerne leurs actionnaires.

LVSL : Que pensez-vous du modèle de fonds de dotation choisi récemment par Mediapart ? En quoi se distingue-t-il du modèle de “l’entreprise de presse à but non lucratif” tel que vous le concevez ?

JC : Je pense que le modèle de fonds de dotation choisi par Mediapart est un excellent modèle, qui doit d’ailleurs un peu à mes propositions de société de média à but non lucratif – nous avons eu de nombreuses occasions d’échanger !

Du côté positif, c’est un modèle à but non lucratif donc cela protège à tout jamais Mediapart de toute tentative de rachat (une fondation ne peut être ni vendue ni achetée, ses parts sont illiquides, ndlr) et tous les profits seront réinvestis dans la fondation. Donc il n’y a pas de recherche de maximisation du profit mais plutôt une recherche de maximisation de la qualité !

La principale différence est du point de vue de la gouvernance. La gouvernance que je propose avec la société de média à but non lucratif est plus démocratique et participative et fait davantage interagir à l’intérieur de la même structure de gouvernance journalistes, lecteurs et actionnaires. Pour Mediapart, les choses sont un peu plus rigides. J’attends également d’en savoir plus sur les modalités selon lesquelles les conseils d’administration se renouvelleront.

LVSL : Pensez-vous que le modèle économique des pure players à abonnement payant tels que Les Jours, ou Arrêt Sur Images ne peut fonctionner que pour des entreprises de presses de petite et moyenne envergure ?

JC : Bien sûr que non ! Il pourra également dans le futur fonctionner également je le pense pour des structures plus grandes. De plus en plus de médias dits historiques ont fait le choix du mur payant (le New York Times, Le Monde, etc.) et aujourd’hui l’essentiel de leur croissance vient de leurs abonnés, pas de la publicité. La différence avec les pure players c’est que ces médias vendent toujours aujourd’hui en kiosque. Peut-être que le papier survivra, peut-être que non, il est difficile de parfaitement anticiper ce que seront les habitudes de lecture du futur.

LVSL : Comment parvenir selon vous à s’approcher concrètement de la mise en place du statut “d’entreprise de presse à but non lucratif” au vu de la situation actuelle ? Le Monde est passé en 2010 d’un capital détenu en majorité par le pôle d’indépendance constitué de sa société de rédacteurs et les lecteurs et autres salariés, à la majorité actionnariale Bergé, Niel, Pigasse. Pourrait-on selon vous faire marche arrière au vu de la situation économique actuelle du journal par exemple ?

JC : On s’en approche dans les faits ! Le Monde vient d’entamer une réflexion sur la mise en place d’une fondation. En termes de gouvernance,  rien n’empêche que cela se passe selon le modèle de société de média à but non lucratif que je propose dans Sauver les médias. L’avenir nous le dira ! Ce qui aiderait un peu pour que ce modèle se généralise en France, c’est que la loi sur les fonds de dotation soit modifiée afin d’ouvrir ce statut aux médias.

LVSL : Quelles mesures anti-concentration sur la propriété de titres de presse recommanderiez-vous ? Êtes-vous par exemple favorable à l’idée d’une loi rendant impossible à un actionnaire de posséder une majorité actionnariale sur plus d’un seul média d’un même type de périodicité?

JC : Je pense que l’urgence aujourd’hui est surtout de légiférer de manière beaucoup plus stricte qu’actuellement sur l’actionnariat croisé, c’est-à-dire le fait qu’un actionnaire puisse posséder des médias sur plusieurs supports (par exemple un journal et une télévision). De ce point de vue on vit encore à l’âge de pierre. La preuve, la règle existante s’appelle le 2 sur 3. Deux supports sur trois autorisés, mais pas trois. Or ces trois supports (papier, radio et télévision) n’incluent pas l’Internet ! De manière plus générale, il faut arrêter de penser en termes de support. Quel différence en termes de concentration entre un journal papier et un pure player ? Ce qu’il faut c’est réfléchir de façon urgente à de nouvelles mesures pour limiter la concentration prenant en compte l’ensemble de l’audience touchée (sur tous les supports simultanément).

LVSL : Que pensez-vous de la future holding France Médias souhaitée par le Ministre de la Culture Frank Riester? Craignez-vous des mesures d’austérités liées à la concentration du pouvoir budgétaire dans le conseil d’administration de cette structure au détriment des conseils d’administration de chacun de ces médias de l’audiovisuel public?

JC : Oui je crains des mesures d’austérité et elles m’inquiètent beaucoup car le gouvernement ne pense pas dans les bons termes. Ils pensent en termes de coût de l’audiovisuel public, mais par rapport à quels gains ? L’audiovisuel public est un service public. Il faut bien plutôt s’interroger sur l’investissement que nous sommes prêts à faire dans ce service public. Etant donné la crise actuelle des médias privés, je pense que ‘l’on devrait au contraire augmenter cet investissement ! Je crains également que l’outil financier soit utilisé au niveau de la superstructure pour porter atteinte dans les faits à l’indépendance de l’audiovisuel public.