La « consommation éthique » ne changera pas le monde

Que ce soit pour s’attaquer au réchauffement climatique ou aux conditions de travail insoutenables, c’est toujours la même musique. Les gens n’ont qu’à consommer « éthique » et « écologique ». En réalité, cette idée ne fait que préserver le statu quo.

Article republié depuis notre partenaire Lava Média.

L’immense majorité a envie de pouvoir faire quelque chose pour rendre le monde meilleur. Les entreprises elles-mêmes l’ont d’ailleurs bien compris. Ainsi, Colruyt, via sa filiale Bio-Planet nous pousse à les rejoindre dans le combat pour une planète B : « Avez-vous déjà vu ou entendu notre spot publicitaire ? Découvrez-le en intégralité ici et faites, avec nous, des choix responsables. Car il y a une planète B… Bio-Planet »1. Acheter chez Colruyt, ce serait le choix responsable, solidaire, juste, zéro-déchets, etc.

Après une longue journée de travail, c’est derrière un cadi que nous devrions participer à la vie politique.

Ensuite, en ce qui concerne le shopping, H&M propose de « changer la mode » sur leur page « Let’s change ». Ça ne s’arrête pas là pour l’enseigne : « faisons ce qui est en notre pouvoir pour que les générations futures se sentent bien et soient plus tolérantes les unes envers les autres. Faisons en sorte que chacun se sente inclus, quels que soient son origine, son sexe, sa religion, son âge, ses capacités, son orientation sexuelle, son style ou sa taille. Rendons la mode responsable et la responsabilité à la mode. Faisons une nouvelle promesse une fois que ces cases seront cochées. Soyons acteurs du changement. »2

Consommer ressemble de plus en plus à un engagement politique. Qu’en est-il réellement ?

« Acheter c’est voter ! »

On l’a tous déjà entendu. Tel quel ou sous ses variantes : « Acheter c’est voter ». Après une longue journée de travail, c’est derrière un cadi que nous devons participer à la vie politique. Nous voilà donc « consommateurs souverains »3, cynique conception du ‘consommateur’ devenu ‘acteur du changement’ par ces choix sur le marché libre. Ce consommateur doté d’un prétendu nouveau pouvoir politique peut compter sur les labels éthiques, écologiques, durables pour  l’aider à repérer les produits les plus justes, ceux qui correspondent vraiment à ses valeurs.

Laure Waridel, « eco-sociologue » canadienne, s’est spécialisée dans le commerce équitable de café jusqu’à en devenir une pionnière dans son pays. Après avoir décortiqué le fonctionnement mondial de la production et du commerce de café, Waridel en conclut elle aussi que notre levier d’action se situe dans nos choix de consommation. C’est comme ça que nous pouvons faire bouger les lignes. Le titre de son livre ? Acheter c’est voter – le cas du café. Ça ne s’invente pas… Waridel annonce la couleur dans le premier chapitre de son livre :

« Certaines actions sont d’ordre macroéconomique et relèvent de politiques internationales. D’autres sont à la portée des citoyens par le biais de choix de consommation qui favorisent le commerce équitable de même que l’agriculture biologique […]. »4. L’action d’ordre macroéconomique est hors de portée pour les citoyens, ce n’est que comme consommateurs qu’ils peuvent agir.

Évidemment, beaucoup ne se laissent pas avoir par les jolies phrases de Colruyt ou H&M et préfèrent se tourner vers le « seconde main », les coopératives ou le circuit court. C’est positif. Ça montre qu’il y a beaucoup de gens dégoûtés par les méthodes du capitalisme et leurs conséquences aussi bien sur les travailleurs que sur le climat.  Cependant, la logique qui en découle et vers laquelle on nous pousse est la même : les citoyens détiendraient un pouvoir politique en tant que « consommateurs souverains ». En achetant tel produit plutôt qu’un autre, en choisissant tel enseigne plutôt qu’une autre, nous pourrions exprimer nos valeurs, signifier nos préférences et défendre notre identité politique. La politique devient une affaire de lifestyle.

La démocratie par le marché : une vision néolibérale

Cette vision de la politique s’inscrit dans une vision néolibérale qui réduit la démocratie au marché prétendument libre.

Pour les néolibéraux, le marché permet de répondre efficacement aux besoins des gens. C’est le système des prix, régis par l’offre et la demande qui permet à tous les acteurs économiques de faire les choix les plus rationnels.

Le marché est donc, en fin de compte, l’institution qui permet le mieux de coordonner la production et de répondre au mieux aux besoins. Les citoyens indiquent leurs souhaits et les changements qu’ils veulent voir advenir par le biais de la consommation individuelle.

Cette manière de concevoir l’organisation de la production et la société dans son ensemble détermine dans le même temps une manière bien particulière de concevoir la politique. Participer à la vie politique, peser sur les décisions économiques, déterminer les besoins que nous avons dans une société donnée, ça se fait par le marché capitaliste. De ce fait, la démocratie on ne l’exerce plus comme citoyen et travailleur par la délibération collective, mais bien comme consommateur individuel. La démocratie se déplace des institutions de l’État comme le parlement vers le marché capitaliste. Ludwig von Mises, l’un des pères fondateurs du néolibéralisme5 est très clair :

« Considérée de ce point de vue, l’économie est une démocratie dans laquelle chaque centime joue le rôle d’un bulletin de vote. Elle est une démocratie dont les représentants ne jouissent que d’un mandat toujours révocable. C’est une démocratie des consommateurs. »6

Mais il y a trois choses importantes que les néolibéraux omettent et que les défenseurs d’une consommation « éthique » semblent oublier :

• Dans cette vision, le poids politique que chacun peut exercer est dépendant de son portefeuille. Consommer ‘éthique et écolo’, ce n’est pas à la portée tout le monde, loin de là. La démocratie sur le marché, c’est le retour du vote plural du 19ème siècle où certains pouvaient voter plusieurs fois en fonction de leur statut social.

• Cette perspective efface la question de la démocratie sur le lieu de travail et le rôle des travailleurs dans la société en général. Elle enlève toute légitimité à la lutte collective, car ‘il suffit de consommer autrement’ et nous sommes réduits à agir chacun isolément.

• Enfin, le marché ne répond pas seulement à une demande. Il crée cette demande. Les besoins évoluent avec le temps et les entreprises, notamment par la pub, jouent un rôle crucial pour les faire émerger. Contrairement à ce que les néolibéraux essayent de nous faire croire, sur la question des besoins, ce sont les entreprises qui ont le contrôle. Ce sont elles qui, en définitive, déterminent ce qu’on produit, pour qui et comment. Dans cette perspective, nous n’avons aucun poids sur la production. Qui mieux que Steve Jobs lui-même pour confirmer le propos :

« ‘Donnez aux clients ce qu’ils veulent’. Mais ce n’est pas mon approche. Notre travail consiste à déterminer ce qu’ils vont vouloir avant qu’ils ne le sachent. Henry Ford a dit un jour : “Si j’avais demandé aux clients ce qu’ils voulaient, ils m’auraient répondu : ‘Un cheval plus rapide ! Les gens ne savent pas ce qu’ils désirent tant que vous ne le leur montrez pas. C’est pourquoi je ne me fie jamais aux études de marché. » 7

En réduisant notre action politique à la consommation, on préserve plus le statu quo qu’on ne le remet en question.

Sur le marché capitaliste, ce sont les Steve Jobs et Elon Musk de ce monde qui font la loi.

Évidemment, mieux consommer part d’une bonne intention. De plus, on ne peut pas dire que cela fasse du mal. Cependant, en réduisant notre action politique à cela, on préserve plus le statu quo qu’on ne le remet en question.

Peut-on mieux consommer ? Probablement. Est-ce exercer un poids politique significatif ? Est-ce lutter ? Non. Refusons d’être réduits à si peu.

Remettre l’action collective au centre

Cette vision néolibérale constitue une attaque frontale contre toutes les formes d’action collective dont se sont dotés les mouvements sociaux, en particulier le mouvement ouvrier.

Sous un couvert bienveillant, éthique et écolo, les défenseurs de cette perspective participent à détruire la légitimité démocratique de ses actions collectives en diffusant des formes d’actions individualistes.

Reprenons le cas de H&M qui veut changer la mode. Sur leur site, il n’est évidemment pas mentionné que les travailleurs du textile qu’ils emploient indirectement au Bangladesh ont récemment mené une grève de trois semaines pour arracher une revalorisation salariale8. Depuis la tragédie du Rana Plaza qui avait fait plus de 1000 morts dans ce même secteur industriel bangladais, les grandes marques qui se fournissent là-bas n’ont rien changé à leur politique9. Les syndicats locaux en revanche ont mené une lutte déterminée pour améliorer la sécurité des travailleurs. Les salaires, eux, restaient particulièrement à la traîne. Après un mouvement qui a mené à de nombreux affrontements avec les forces de l’ordre faisant plusieurs morts, les syndicats ont fini par obtenir une augmentation salariale. Malgré une reprise du travail, ils ne lâchent pas le combat, car l’augmentation obtenue ne permet toujours pas une vie digne. Les changements dans la mode, ce sont les travailleurs qui l’amènent par leur lutte collective, pas le consommateur et encore moins les entreprises.

Contre le « moi » individualiste et simple consommateur, osons affirmer un « nous » de la classe travailleuse. Cette même classe qui produit la richesse et qui par son action a prouvé à travers l’histoire des grands mouvements sociaux et en particulier à travers de grandes grèves à quel point elle peut arracher des victoires.

Cela vaut autant ici qu’au Bangladesh. Les congés payés, la réduction du temps de travail, la sécurité sociale ou le droit de vote, tout cela n’a pas été arraché par un changement de consommation individuelle, mais par une lutte collective, combative et organisée.