« La gestion actuelle des mouvements régionalistes constitue un danger pour le modèle républicain » – Entretien avec Benjamin Morel

Benjamin Morel, auteur de La France en miettes.
Benjamin Morel © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

À l’occasion de la sortie de son nouveau livre, La France en miettes, Régionalismes, l’autre séparatisme (Le Cerf, 2023), nous avons interrogé Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’université Paris II Panthéon-Assas, à propos des dynamiques à l’œuvre dans la gestion actuelle des mouvements régionalistes. Selon lui, la reconnaissance de privilèges toujours plus exorbitants accordée à certains territoires et groupes d’intérêts identitaires locaux constitue une menace pour la cohésion politique de la nation comparable à ce que d’autres États européens ont dû affronter ces dernières années. Entretien réalisé par Simon Woillet et Victor Woillet.

Le Vent Se Lève : Quelle a été votre motivation derrière la rédaction de cet ouvrage et, du fait de votre profession de chercheur en sciences politiques, dans quelle démarche vous situez-vous ? S’agit-il d’un essai d’intervention dans le débat public ou d’une forme de vulgarisation de vos travaux antérieurs ?

Benjamin Morel : D’abord et avant tout, je suis un universitaire. Je travaille sur les sujets liés à la vie politique depuis un certain nombre d’années. Dans le cadre de ma thèse, je me suis intéressé plus particulièrement au rôle et à l’activité du Sénat dans notre pays. Par nécessité, compte tenu de mon sujet de recherche, mon attention s’est également portée sur les collectivités. C’est par ce biais que je suis devenu familier des phénomènes ethno-régionalistes. Le fait que bien peu de gens étudient un tel enjeu et, quand c’est le cas, qu’ils le fassent souvent avec un intérêt militant m’a tout de suite sauté aux yeux. Dès cet instant, j’ai été convaincu qu’il y avait un véritable travail à mener sur cette question et qu’il pouvait être d’intérêt général dans la mesure où ce qui est en jeu est loin d’être anecdotique. Il s’agit de l’avenir de notre pays en tant que nation.

C’est cet aspect qui m’a motivé à entrer dans l’écriture de ce livre. Bien souvent, les régionalismes sont perçus uniquement sous l’angle du folklore, de la sympathie naïve. Ou alors, la conscience du risque existe mais elle est rejetée en raison de l’histoire de notre pays et de son caractère centralisé. Comme si nous étions restés dans les années 1970, des arguments peu réfléchis sont ânonnés de manière satisfaite et prennent l’air de sentences vérifiées. Ces lieux communs ne permettent pas de comprendre les problèmes réels que peuvent poser ce type de mouvements et de politiques. Face à la méconnaissance du sujet par le grand public et l’opinion, il m’a semblé important d’intervenir de la sorte afin de mettre, modestement, en discussion de tels enjeux. L’idée n’est pas de renier la discussion scientifique et ses apports, mais bien de rendre disponible ce que nous disent les travaux récents de sciences politiques sur la nature des phénomènes régionalistes et les risques qu’ils représentent en termes de fragmentation de l’unité nationale. Car, qu’on le veuille ou non, dans certaines régions, il est peut-être déjà trop tard. Cependant, pour éviter une situation de blocage politique comme en Belgique, au Royaume-Uni ou en Espagne, il est urgent de s’emparer de ces questions. 

LVSL : Dans votre ouvrage, vous revenez longuement sur l’histoire des formations régionalistes et du mouvement ethno-régionaliste dans son ensemble. Pouvez-vous rappeler ici brièvement quels en sont les grands jalons ?

Benjamin Morel : Paradoxalement, le régionalisme est né à Paris. Sa naissance date notamment de la Restauration, période à laquelle les ultras cherchent à revivifier le pays par le biais des cultures locales. Pour eux, la Révolution a perverti l’essence du pays et il est donc nécessaire de l’ancrer dans des bases catholiques et royalistes encore présentes dans certaines régions. Depuis Paris, émerge une vision idéalisée des provinces qui deviendra ensuite de véritables images d’Épinal. 

Le deuxième jalon correspond à la première révolution industrielle avec un phénomène d’exode rural bien connu qui a engendré le « déracinement » de différentes populations partant vers des métropoles régionales et parfois à Paris. Face à une forme de précarité identitaire, ces individus vont s’interroger sur la nature de leurs racines. En parallèle de ce premier mouvement, des élites locales, en quête de légitimité vis-à-vis des élites parisiennes, tentent d’affirmer un discours concurrent à celui de la capitale. Mais, pour eux, il est impossible de l’énoncer en français car il serait dès lors inscrit dans la langue nationale elle-même. Les langues et cultures locales sont alors pensées en miroir du roman national et de sa langue. C’est à ce moment précis que beaucoup de langues régionales, la plupart du temps abandonnées et utilisées par un nombre restreint de locuteurs, sont reconstruites partiellement ou intégralement. Pour le dire vite, bon nombre de locuteurs natifs ne comprenaient pas ces langues reconstruites1. Pourtant, c’est bien ce discours et ces langues remodelées qui vont être reconnus alors par Paris et par l’État qui va ensuite assurer des subventions et du soutien à ceux qui les défendent. Les « petites patries » n’en sont pas ressorties grandies, mais bien utilisées à des fins de promotion sociale, littéraire ou politique par des élites locales. 

Le troisième moment est celui de Charles Maurras qui opère la synthèse la plus cohérente du phénomène que j’ai décrit précédemment en l’inscrivant dans un logiciel idéologique stabilisé. Sa perspective n’est pas celle d’une destruction nationale, c’est un véritable nationaliste qui considère que le « pays réel » est un instrument, un levier pour combattre le « pays légal » des « quatre États confédérés » : les « juifs », les « protestants », les « francs-maçons » et les « métèques ». La stratégie que diffuse Maurras est de réancrer le pays dans des traditions locales pour faire pièce à ceux qu’il considère comme ennemis de la nation.

Ce logiciel est fondamentalement d’extrême droite, antisémite, mais il n’est pas antinational. J’insiste sur ce point, car Maurras théorise véritablement le retour de la nation par ce biais mais à deux conditions : la royauté, qui serait le seul moyen, selon lui, de maintenir une unité véritable du pays à l’inverse de la décentralisation républicaine qui provoquerait son éclatement, et la défense d’un socle culturel gallo-romain, qui exclut de fait les Flandres, la Basse-Bretagne, le Pays Basque et l’Alsace, régions qui ne peuvent, dans son système, se voir accorder d’autonomie sans remettre en cause l’unité du royaume. Maurras et l’Action française renouent en revanche avec les autres cultures locales pour lutter contre le pays légal, conférant ainsi aux tendances régionalistes locales une matrice idéologique et politique.

Ce système doctrinal et idéologique s’impose et se diffuse particulièrement auprès des élites locales qui y voient un véhicule adéquat pour promettre leurs intérêts. Mais, peu à peu, certains groupes originellement liés au maurrassisme vont s’en distinguer pour adopter un logiciel quelque peu différent, beaucoup plus séparatiste. Pour eux, le but est simple, il ne s’agit pas de régénérer la nation, mais de réclamer l’indépendance de l’Alsace ou de la Bretagne par exemple. Au tournant des années 1920-1930, on se situe à un moment de rupture. À cette période, bon nombre de ces mouvements sont très largement subventionnés par l’étranger (pratique habituelle à l’époque, la France ayant également financé des mouvements indépendantistes rhénans).

Si les financements en provenance de l’URSS ont pu, pendant un temps, éloigner ces groupes du fascisme, c’est en définitive l’idéologie de l’Allemagne nazie — pour la Bretagne, la Flandre et l’Alsace — et de l’Italie fasciste — pour la Corse — qui, en raison d’importantes subventions et du fort antisémitisme d’une partie non négligeable de leurs membres, auront le plus de succès dans ces régions. Les mouvements mutent alors, sous une forme plus ou moins profonde, vers l’extrême droite nationale-socialiste et fasciste. L’Occupation a encore renforcé ce changement de matrice avec l’action directe des autorités allemandes en faveur, par exemple, de la formation d’une langue bretonne unique dotée d’une orthographe propre, qui reste en très grande partie celle du breton moderne aujourd’hui enseigné.

Le fondement idéologique de ces mouvements régionalistes provient donc de l’extrême droite, même s’il convient de noter également le très grand opportunisme qui les caractérise. Suivant le sens du vent, ils n’hésitent pas à commettre les pires alliances dès lors que le substrat essentialiste, identitaire et que l’opposition à l’État sont maintenus.

Après la guerre, l’engagement de ces mouvements en faveur de l’occupant ou d’un régime fasciste devient plus délicat à assumer. Les militants ne disparaissent pas pour autant et un certain nombre d’entre eux change une nouvelle fois d’appareil idéologique en rejoignant notamment le combat de la gauche en faveur de la décolonisation. En affirmant l’égalité du combat en faveur de l’indépendance de l’Algérie et celui pour l’indépendance de la Bretagne par exemple, plusieurs groupes indépendantistes et individus sont ainsi accueillis favorablement par la gauche ce qui, compte tenu de leur parcours antérieur, est loin d’être anodin.

Dans un cadre breton ou corse, le discours sur la répartition des richesses fait ainsi son apparition sans signer pour autant la disparition du substrat maurrassien. En Alsace, l’héritage national-socialiste est plus directement revendiqué alors qu’au Pays Basque le basculement de l’Espagne sous la coupe franquiste conduit précocement au basculement à l’extrême gauche avant que la restauration démocratique ancre une nouvelle fois le mouvement à droite. Arrivent enfin des thématiques écologiques dans les années 1990. Si ces formations régionalistes doivent beaucoup aux ultras du XIXe siècle, elles n’hésitent pas à puiser également dans la conception romantique de la nature et de sa préservation. Avec « le vent qui balaie le granit » ou « l’immortel fil du Rhin », une rencontre baroque entre Chateaubriand et la culture contestataire des mouvements écologistes de la fin du XXe siècle s’opère. Le fondement idéologique des mouvements régionalistes provient donc de l’extrême droite, même s’il convient de noter également le très grand opportunisme qui les caractérise. Suivant le sens du vent, ils n’hésitent pas à commettre les pires alliances dès lors que le substrat essentialiste, identitaire et que l’opposition à l’État sont maintenus.

LVSL : Bien souvent, l’ethno-régionalisme se déploie sur la réappropriation d’une langue ou d’un dialecte. Pouvez-vous revenir plus en détail sur cette dimension particulière et quasiment méconnue du phénomène régionaliste ?

Benjamin Morel : Ce processus ne concerne pas que les langues et les dialectes mais l’ensemble des cultures locales. À l’origine, et c’est encore partiellement le cas, ces mouvements ne sont pas ceux de personnes ayant grandi ou vécu dans des cultures locales et qui souhaiteraient les préserver. D’ailleurs, je tiens à le préciser, je n’écris pas un livre contre les « petites patries ». Ce sont bien souvent les dépositaires historiques de ces mémoires locales qui se sont retrouvés instrumentalisés à leurs dépens. Comme je l’expliquais, des élites urbaines ont tenté d’imposer une histoire nouvelle afin de gagner en reconnaissance et en légitimité.

Il ne s’agit pas du vieil holisme traditionnel ou de mouvements de défense communautaire comme en Amérique latine. À la suite de ce premier moment d’affirmation d’élites bourgeoises traditionnelles au XXe siècle, l’ethno-régionalisme est devenu un mouvement permettant à de nouvelles élites en perte de sens de s’inscrire dans un nouveau récit. Il s’agit dans ce cas d’identités narratives telles que décrites par Paul Ricoeur ou « liquides » pour reprendre le qualificatif de Zygmunt Bauman concernant les processus de définition des identités sociales et culturelles dans la postmodernité actuelle. Dans un tel contexte, les cultures locales ayant réellement existé ou subsistant comptent peu. Elles ne sont pas le but de la démarche ethno-régionaliste qui repose fondamentalement sur un récit individuel, une projection de soi dans un récit collectif idéalisé.

« La langue qui doit être reconnue, quitte à l’imposer parfois, n’est pas la langue réellement parlée par les populations originaires d’un territoire et ses locuteurs natifs. Très souvent, la langue en question est perçue comme impure, polluée car trop proche du français. »

Au XIXe siècle, la volonté est véritablement de reconstruire, comme en miroir, le récit national alors en vogue à partir d’autres référents. Finis les Gaulois, les ancêtres sont basques et existent sur ce territoire depuis le néolithique. Voilà le type de construction discursive qui vient légitimer cette volonté d’indépendance en y ajoutant également le vœu de ne surtout pas mélanger ou « corrompre » cette identité prétendument originelle. Ce contre-récit national, en très grande partie artificiel, va s’inscrire également dans une langue et dans des traditions qui sont bien souvent importées. Pour les Corses, cela sera la Toscane, pour les Bretons, le Pays de Galle et, pour les Alsaciens, l’Allemagne.

Dans le cas des dialectes, l’effet est particulièrement net. La langue qui doit être reconnue, quitte à l’imposer parfois, n’est pas la langue réellement parlée par les populations originaires d’un territoire et ses locuteurs natifs. Très souvent, la langue en question est perçue comme impure, polluée car trop proche du français. En Bretagne par exemple, à Nantes ou Rennes le breton n’a jamais réellement été parlé et le gallo qui était d’usage au Moyen Âge n’apparaît pas digne d’intérêt pour les militants régionalistes, car il est, une nouvelle fois, trop proche du français. En conséquence, c’est le gallo qui se trouve aujourd’hui bien moins financé par la collectivité régionale de Bretagne. Les panneaux d’affichage ne sont pas sous-titrés en gallo, il n’est pas non plus enseigné, car on considère a posteriori que la langue de la Bretagne est le breton et qu’il permettrait de défendre une identité unanime. Pourtant, le breton a fait l’objet d’une profonde reconstruction. Celui qui est parlé et utilisé aujourd’hui a été unifié au début du XXe siècle par des militants en en expurgeant tous les apports du latin et du français, le rendant incompréhensible pour les gens qui sont nés dans ce dialecte.

C’est donc une langue de militants, construite par des militants et qui ne permet de communiquer qu’avec des militants. Il n’y a pas de politiques publiques qui permettent véritablement de « sauver les petites patries », mais bien des financements et des soutiens apportés à des formes idéalisées et totalement reconstruites de ces cultures, alors même qu’ils pourraient servir à préserver ces dernières. Ces financements vont avoir par ailleurs pour objet d’alimenter un tissu militant vivant pour et grâce à la cause, par le biais d’associations culturelles ou éducatives.

LVSL : Un autre point soulevé par votre ouvrage concerne le rôle que l’Union européenne et le Conseil de l’Europe ont eu dans le soutien à ces identités régionales reconstruites. Quelles ont été leurs actions et motivations ?

Benjamin Morel : L’Union européenne et le Conseil de l’Europe ont eu des rôles assez singuliers en la matière. Ces deux entités, strictement distinctes tant d’un point de vue historique que juridique, n’ont pas joué un rôle similaire dans leur soutien aux mouvements régionalistes. Pour l’Union européenne, les États étaient perçus comme des freins au développement des politiques européennes en raison de leurs velléités propres ou encore d’égoïsmes nationaux prétendus qui auraient eu pour conséquence de faire prévaloir leurs intérêts sur ceux de l’Union. Dès lors, l’idée apparaît d’enjamber les États et, pour ce faire, de s’adresser à des entités sub-étatiques telles que les régions. Il fallait donc concrètement pousser les États à mettre en place ces interlocuteurs et à les renforcer afin, par exemple, d’en faire les cibles des fonds structuraux.

Il en va de même pour les régions transfrontalières. Cette stratégie d’enjambement des États a permis aux entités en question de se légitimer et de croire dans leur capacité à fonctionner de manière purement indépendante. Par ailleurs, la structure même de l’Union européenne et le fait d’avoir délégué un certain nombre de compétences étatiques comme la politique économique, du fait de l’euro, ou une partie des prérogatives en matière de défense, en raison du parapluie militaire de l’OTAN, laissent envisager qu’il est possible d’exister en dehors du cadre national. Dans la sphère technocratique européenne, il convient d’ajouter à cela une part non négligeable d’idéologie affirmant que l’heure des États est passée et, encore plus, des États-nations, pour y préférer, à terme, une Europe des régions.

« Lorsque le Conseil de l’Europe décide de rédiger la Charte européenne de l’autonomie locale et la Charte européenne des langues régionales, il fait appel à des universitaires, notamment issus de l’université de Fribourg, qui étaient des militants de la revue Nation und Staat, née avant-guerre, dont une grande partie de la rédaction s’est ensuite convertie au national-socialisme. »

Dans le cas du Conseil de l’Europe, on peut parler d’infiltration idéologique. Il s’agit d’une structure qui a très clairement été, à un moment de son histoire, cornaquée dans certains aspects de son fonctionnement. Lorsque le Conseil de l’Europe décide de rédiger la Charte européenne de l’autonomie locale et la Charte européenne des langues régionales, il fait appel à des universitaires, notamment issus de l’université de Fribourg, qui étaient des militants issus de la revue Nation und Staat, née avant-guerre et dont une grande partie de la rédaction s’est ensuite convertie au national-socialisme. Leur intention était de défendre une conception dans laquelle l’Europe doit se construire non par une fédération d’États mais bel et bien d’ethnies. Ces mouvements sont d’ailleurs assez transparents sur la charge politique de leurs productions et de leurs activités, puisque ce sont souvent les militants qui tiennent la plume et se vantent de leurs faits d’armes dans leurs revues.

Benjamin Morel © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

La Charte des langues régionales, que l’on considère hâtivement comme une simple reconnaissance de cultures locales, accorde dans son article le plus controversé des droits à des groupes qui sont qualifiés de « linguistiques », car les promoteurs du texte jugeaient eux-mêmes qu’il aurait été compliqué de faire accepter aux États les formulations explicites telles que « groupes ethniques ». Accorder des droits à des groupes en tant que tels est loin d’être neutre et le contenu politique qui en découle est radicalement opposé à la conception républicaine de la nation. En France, d’aucuns ont fait prévaloir que l’article visé par une telle critique aurait été modifié en conséquence. Dans les faits, il n’en est rien. À gauche, un autre argument était avancé pour défendre la Charte : contrairement à ce qu’affirmait l’extrême droite, seuls les groupes linguistiques allogènes sont concernés par la reconnaissance prévue dans le texte européen. Mais depuis quand hiérarchiser des groupes linguistiques, à défaut d’ethniques, serait significatif d’un quelconque progrès d’un point de vue républicain ? Portée au Parlement sous Lionel Jospin et François Hollande, cette Charte des langues régionales est symptomatique du degré d’aveuglement dont a fait preuve une grande partie de la gauche sur le phénomène régionaliste.

Si l’Union européenne s’est rétractée au cours du temps en ce qui concerne la promotion des autonomies locales et des régionalismes, notamment en raison de l’incapacité d’États comme l’Espagne ou la Belgique à faire voter des traités après avoir reconnu des formes d’indépendance, ce n’est pas le cas du Conseil de l’Europe. Par ailleurs, Londres et Madrid n’ont pas accepté longtemps les ambiguïtés de Bruxelles. En revanche, la plupart des mouvements régionalistes sont en faveur d’une Europe fédérale des régions. Femu a Corsica, l’UDB (Union démocratique bretonne) ou encore Unser Land (parti indépendantiste alsacien) sont regroupés dans une structure intitulée « Régions et peuples solidaires », qui prône une Europe fédérale fondée sur le dépassement des États et appartient, au niveau européen, à l’ALE (Groupe Vert/ Alliance libre européenne). Cette structure diffusait encore il y a quelques temps des cartes de redécoupage de l’Europe sur des bases ethniques. Dans ce découpage, la France serait réduite aux régions de langue d’oïl sans même que ces groupes n’expriment la moindre considération sur ce que souhaitent réellement les habitants des régions concernées. Pour ces groupes, historiquement, la langue fait office d’identité objective permettant de déterminer une ethnie s’imposant aux territoires et aux individus. Il est aujourd’hui assez cocasse de voir, au niveau de la France, des personnes qui se réclament du souverainisme adouber ainsi le parti de Gilles Simeoni, porteur de telles valeurs. 

LVSL : Dans vos travaux universitaires récents, vous pointez la double nature des politiques de décentralisation. Si certaines d’entre elles ont pu contribuer à accentuer les méthodes de gestion par la performance dans une logique budgétaire, d’autres avaient également une visée politique opportuniste permettant de satisfaire certains mouvements régionalistes. Qu’en est-il réellement ? La décentralisation a-t-elle favorisé le développement de ce phénomène ?

Benjamin Morel : Pour comprendre ce dont il est question, il faut revenir sur ce qu’est la décentralisation. Historiquement, elle correspond à une volonté de démocratisation des politiques publiques au niveau local — ce qui peut être parfaitement louable — et c’est dans cet esprit que les républicains de la fin du XIXe siècle s’en sont emparés dans le cadre communal. Cette logique a progressivement disparu. Les élus se sont peu à peu embourbés dans des champs de compétences extrêmement complexes avec, en moyenne, une loi de décentralisation tous les trois ans. Aujourd’hui la décentralisation est faite par les élus et pour les élus. Quiconque s’intéresse aux derniers débats autour des lois de décentralisation et aux rapports sur les délégations aux collectivités territoriales, peut s’apercevoir que, dans la plupart des cas, les choix qui sont effectués visent à fluidifier et simplifier les rapports entre élus locaux à différentes échelles. Tout cela se fait, compte tenu de la complexité en jeu, au détriment des citoyens.

« Avec une abstention différentielle particulièrement importante aux élections régionales, les partis les plus habiles sur ce terrain raflent la mise et se retrouvent de facto favorisés. »

Cette situation rend la compréhension des politiques publiques au niveau local extrêmement difficile, tant pour les citoyens que pour les élus qui peinent à rendre claire et assimilable leur action quotidienne. Prenons le cas de l’Alsace, qui est particulièrement frappant. Quelqu’un qui souhaite y voter aux élections locales doit savoir qu’il réside dans une « collectivité à statut particulier », qui n’en est pas réellement une, mais est en réalité un « département à compétence particulière », dénommé « européen », mais qui n’a rien de singulièrement européen dans ses compétences, et que, dans le même temps, ce département dispose de compétences en matière économique appartenant normalement à la région, telles les aides aux entreprises, mais que, dans le cas de la Moselle, a priori proche historiquement et culturellement, ces compétences appartiennent au Grand Est… Sauf dans le cas où vous êtes animé d’une passion étrange pour ces subtilités administratives, apprenant par cœur les dernières lois de décentralisation, vous ne comprenez presque rien. Cela crée deux phénomènes : premièrement le désintérêt et le refus des urnes et ensuite le fait que ces collectivités ont tout intérêt à susciter les passions identitaires car c’est la seule chose qui peut éventuellement mobiliser ou faire écho auprès de l’opinion. Avec une abstention différentielle particulièrement importante aux élections régionales, les partis les plus habiles sur ce terrain raflent la mise et se retrouvent de facto favorisés. 

L’État favorise cette évolution en faisant le choix d’un nouveau mode d’organisation des territoires qui accroit la complexité et renforce le sentiment identitaire : la différenciation territoriale. L’État accorde ainsi de façon quasiment discrétionnaire compétence et statut ad hoc. Il se retrouve à individualiser, à singulariser sa gestion des différents territoires et collectivités, ce qui ne cesse d’alimenter, au bout de la chaîne, le discours des mouvements régionalistes. En différenciant de la sorte, l’État est dans une posture de seigneur concédant des privilèges.  Il y a à la fois un manque de vision et un opportunisme politique qui fait le lit du régionalisme en donnant des gages à telles ou telles revendications locales. La gestion du dossier corse durant la présidentielle par l’exécutif était à cet égard révélatrice. Avec un traitement au cas par cas des enjeux liés au régionalisme, ce qui est actuellement le modus operandi généralisé, on se retrouve dans la pire des situations. Comme on l’a vu dans d’autres pays, c’est littéralement ce qui met le feu aux poudres. 

LVSL : N’y a-t-il pas une forme de mimétisme, au niveau européen, dans la gestion par les États de ces mouvements régionalistes ou indépendantistes ? 

Recevez nos derniers articles

Benjamin Morel : Les modèles de dislocation des États sont, dans la plupart du temps, dynamiques et assez bien éprouvés par les sciences sociales. Le cas de la Grande-Bretagne est assez parlant et sans doute le plus semblable à la situation de la France, à l’inverse de l’Espagne qui est dotée de spécificités issues notamment de sa Constitution de 1978. Dès 1998 en Grande-Bretagne, Tony Blair affirme le principe de la « devolution » et ouvre la porte à la reconnaissance des identités locales par le biais de collectivités à statut particulier. Les Écossais sont les premiers à le demander, les Gallois demeurent plus en retrait. Le résultat du référendum en Écosse est nettement favorable au nouveau statut, mais, au Pays de Galles, c’est plus ambigu. Très rapidement, une rivalité s’instaure tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des régions concernées. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’au début des années 2000, le pourcentage de la population écossaise qui préfère son identité régionale à l’identité nationale est à peu près le même que celui des Bretons qui disent aujourd’hui se sentir davantage bretons que français, soit 40 %. Ce que Tony Blair a initié est une véritable logique de surenchère : les Écossais vont obtenir davantage de droits et de compétences que les Gallois, mais quelques années plus tard ces derniers vont revendiquer le même statut. Avec des arguments historiques et une mobilisation importante, les Écossais obtiennent de nouveau des avantages par rapport aux Gallois, qui rivalisent une nouvelle fois afin d’obtenir également des droits semblables. Cette logique s’accentue jusqu’à la revendication d’indépendance. 

Comparons à présent avec la situation française. Elle n’est pas très éloignée de ce que je viens de décrire. Le modèle revendiqué par Gilles Simeoni n’est autre que celui de la Nouvelle-Calédonie qui, par ailleurs, du fait des accords de Nouméa dispose d’un statut dit « colonial » ou plutôt de territoire « en voie de décolonisation », ce qui ne semble pourtant pas déranger Femu a Corsica. Or, de son côté, la Nouvelle-Calédonie vise l’indépendance. Il y a donc des Corses qui copient un modèle qui se dirige vers l’indépendance, par pure logique de surenchère. Idem du côté des Alsaciens, Frédéric Bierry, président du Conseil de la Collectivité européenne d’Alsace, revendique explicitement la Corse comme modèle et référence. De leur côté, les Bretons sont entre les deux. Au moment des manifestations en hommage à Yvan Colonna, on aurait pu s’attendre à ce que la Bretagne fasse preuve de modération. Au contraire, le Conseil régional a alors voté une résolution pour affirmer qu’il souhaitait l’autonomie de plein droit et de plein exercice à l’image de la Corse. En outre, ce ne sont pas des régionalistes qui votent majoritairement ce texte, mais des élus PS et LR. Par ailleurs, durant les dernières élections régionales, les candidats LR ont organisé des « voyages d’étude » en Alsace pour « s’inspirer » du statut de la collectivité unique. On observe dans ces différents cas un même effet de mimétisme et d’entraînement. 

À partir du moment où statut et compétences sont liées à l’identité, dès lors que vous accordez davantage à une collectivité, un appel d’air se crée pour les autres qui peuvent alors revendiquer l’équivalent. Or si identité et compétences sont liées, plus j’ai de compétences plus mon identité est reconnue. Si j’ai moins de compétence que la collectivité voisine, alors mon identité est traitée comme une identité de seconde zone ce qui est évidemment intolérable. C’est cet engrenage qui aboutit à un blocage et à une demande d’indépendance que l’État ne peut pas vraiment accepter, situation dans laquelle l’Espagne et la Grande-Bretagne se sont retrouvées avec les crises catalanes et écossaises.

LVSL : À vous écouter, la France ne semble plus véritablement relever d’une forme étatique unitaire. Sommes-nous, à vos yeux, déjà entrés dans le cadre d’un État régional ?

Benjamin Morel : Ces typologies classiques en droit et en sciences politiques ne sont pas forcément les plus adaptées. La dichotomie entre État fédéral et État unitaire, par exemple, n’est en réalité plus si évidente pour caractériser les situations actuelles par ces idéaux-types. Bien sûr il existe une qualification juridique, mais qu’en est-il de la réalité effective ? L’Autriche, pour prendre un exemple d’État fédéral au sens strict, est beaucoup plus centralisée que l’Italie ou que l’Espagne. De même pour la Russie, parfait exemple de fédéralisme autoritaire avec une très importante centralisation assurée par le pouvoir exécutif à l’égard des entités fédérées. Au contraire, dans un certain nombre de cas, des États dits unitaires sont aujourd’hui en réalité extrêmement décentralisés. Par ailleurs, deux phénomènes se font jour depuis un certain temps : les États fédéraux sont caractérisés par une tendance à la centralisation (même s’il convient de nuancer ce constat dans le cas des États-Unis avec l’évolution récente de la jurisprudence de la Cour suprême) à travers l’action des cours constitutionnelles tout au long du XXe siècle, alors que les États unitaires eux sont en voie de décentralisation, voire pour certains de dislocation. L’opposition entre État unitaire et État régional, dans les faits, doit être nuancée.

« La logique diffère alors et ne consiste plus tant dans une organisation de l’État et de son territoire à proprement parler que dans un traitement singulier de problèmes locaux induisant une dynamique de dislocation. Si l’on envisage l’État régional de cette façon, nous sommes bel et bien entrés dans un tel modèle. »

Il est d’usage de considérer qu’un État fédéral se caractérise par le fait d’accorder des compétences législatives particulières à une entité infra-étatique dans le cadre constitutionnel. En France, ce n’est pas tout à fait le cas. Il n’y a pas véritablement de compétences dédiées ou d’arbitrage à leur égard qui soient encadrés et verrouillés constitutionnellement. La seule exception est celle de la Nouvelle-Calédonie, qui dispose cependant d’un statut très particulier lui permettant notamment de contracter des traités avec des États au nom de l’État français. C’est véritablement, dans sa construction, un statut hérité de l’Empire colonial. D’un point de vue constitutionnel, le pas vers l’État fédéral n’a donc pas encore été franchi. 

En revanche, l’État régional tel qu’il se conçoit à partir des années 1970-1980 correspond à celui dans lequel des compétences précises vont être déléguées à des régions particulières au sein d’un État unitaire dont la structure globale n’est pas forcément affectée. C’est une forme de décentralisation asymétrique dans laquelle, pour régler un conflit, des compétences particulières sont attribuées à une région. Dans le cas de l’Espagne cela correspond à ce qui a été fait avec les Basques ou encore les Catalans. Il en va de même pour l’Italie, dans les années 1990, avec la Ligue du Nord et ses revendications à l’égard de la Padanie. La logique diffère alors et ne consiste plus tant dans une organisation de l’État et de son territoire à proprement parler que dans un traitement singulier de problèmes locaux induisant une dynamique de dislocation.

Si l’on envisage l’État régional de cette façon, nous sommes bel et bien entrés dans un tel modèle. Dès les années 1980 avec la Corse, puis dans les années 2000 et singulièrement avec la loi NOTRe – Nouvelle Organisation Territoriale de la publique, ce type de gestion et d’organisation a été consacré. À l’inverse du modèle fédéral ou du modèle unitaire classique, le modèle régional est par essence instable. Cela est particulièrement notable dans la situation des États voisins de la France, cette structuration régionalisée entre soit en crise et reste bloquée ou évolue vers un modèle confédéral. Pour ma part, je considère que le modèle de l’État régional n’en est pas véritablement un à proprement parler, car il tend nécessairement à autre chose. Il s’agit davantage d’un stade transitoire vers plusieurs situations possibles. 

LVSL : D’un point de vue historique plus global, peut-on parler d’une forme de tendance générale à la reféodalisation ? 

Benjamin Morel : Il y a bel et bien une évolution de ce type. Ce n’est pas nécessairement plus favorable aux élus locaux, car, en définitive, c’est l’État qui attribue des faveurs à tel ou tel baron local pour l’attacher à son camp politique. Naguère, Gérard Collomb obtenait de François Hollande une métropole ou collectivité à statut particulier à Lyon, puis Emmanuel Macron a fait miroiter un « pacte d’avenir » pour la Bretagne, une collectivité unique pour l’Alsace à condition de rapprochements politiques…  Dans cette logique de faveurs, comme dans la relation du Prince au vassal dans un système féodal, l’instabilité règne. Lorsque le Prince change, pour filer la comparaison, il est souvent difficile de récupérer certaines compétences attribuées sans prendre le risque d’une confrontation directe avec le vassal, en l’occurrence l’élu local.

Dès lors, on observe également une tendance à faire front commun de la part des collectivités face aux divisions que pourrait leur imposer l’État central. Cette revendication est d’ailleurs légitime, car la gestion au cas par cas des velléités de chacun est profondément dangereuse d’un point de vue républicain dans la mesure où elle favorise les dynamiques de fragmentation. En outre, elle fait apparaître des entités singulières qui n’ont, du point de vue de leur légitimation, en termes de statuts et de compétences, que les potentielles faveurs de l’exécutif et non la défense de l’intérêt général.

L’adaptation de la loi Pinel en Bretagne en est un bon exemple : un rapport du Sénat s’étonnait de cette situation que rien, d’un point de vue raisonnable en matière de politiques publiques, ne justifie, mais qui relève en réalité d’accords politiques opérés en vue de rallier de possibles soutiens au parti présidentiel. La conséquence est simple : par ces procédés on foule aux pieds ce qu’a établi la nuit du 4 août 1789, à savoir l’égalité des citoyens devant la loi quel que soit leur ordre ou leur province. 

Notes :

[1] Voir à ce propos Jean-Marie Guillon, L’affirmation régionale en Pays d’oc des années quarante. Ethnologie française, 33/3, 2003, p. 425‑433.