Le coronavirus a posé le pied sur la terre de la plupart des pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’une partie de l’Asie. Dès lors, les cris d’alarme se multiplient dans les médias : « Si le virus n’est pas vaincu dans les pays du Sud, il reviendra hanter les populations du Nord. » Régulièrement, on peut trouver pour accompagner cette admonition un sous-titre avertissant que “si ce n’est pas par compassion, c’est au nom de “leur intérêt propre” que les pays riches doivent porter secours aux nations du Sud ». Ne prenant pas la peine d’envisager qu’une réponse qui ne soit guidée par l’intérêt national puisse être même imaginée, les éditos de tous bords nous épargnent l’espoir qu’un semblant de compassion puisse habiter les économies dites « avancées ».
Alors que le drame humain est engagé dans les pays en développement dont les systèmes de santés sont, pour la plupart, d’une fragilité qui n’a égal que leur inégalité d’accès, le New York Times explique dans un article, qu’alors « que les États-Unis et les pays de l’Union européenne se font concurrence pour acquérir les rares équipements médicaux nécessaires à la lutte contre le coronavirus », les pays les plus pauvres « sortent perdants face aux plus riches dans la mêlée mondiale pour les masques et le matériel de dépistage ». Est-ce vraiment surprenant ? Au jeu du marché, les derniers ne seront jamais les premiers.
En France, la globalisation néolibérale, processus d’expansion infinie de la sphère marchande à l’ensemble des peuples et à l’ensemble des biens, est mise en accusation. Que ce soit pour dénoncer la saignée de l’État social, ou s’alarmer de l’incapacité de notre appareil productif à répondre à l’urgence, les voix se lèvent. S’il est indispensable de faire le procès de la néolibéralisation de notre nation, il n’est pas moins nécessaire, par souci de cohérence et de pertinence, d’étendre la critique jusqu’à sa strate supérieure : l’inégalité dans l’échange international.
En effet, gardons-nous bien de se complaire dans une critique myope qui laisserait penser que l’injustice du capitalisme financiarisé s’arrêterait à nos frontières. Car, si en France la violence tient au fait, comme l’a démontré John Kenneth Galbraith pour les États-Unis, qu’une partie de la classe dirigeante impose une subjectivité de pays pauvre à un pays objectivement riche, l’écrasante majorité des nations ne peut même pas s’offrir le luxe de cette incohérence.
La France dans l’économie-monde
Il s’agit alors de reconnaître la France pour ce qu’elle est : un centre, pour reprendre une typologie braudélienne, dans l’économie-monde contemporaine. Le centre, nous dit Braudel, est le lieu où « la splendeur, la richesse, le bonheur de vivre, se rassemblent […]. C’est là que le soleil de l’histoire fait briller les plus vives couleurs ». Ce centre, c’est le cœur du capitalisme. Or, pour Immanuel Wallerstein, le capitalisme est « une création de l’inégalité du monde » auquel il faut « pour se développer, les connivences de l’économie internationale ». Aux inégalités intra-étatiques donc, leurs équivalents inter-étatiques.
Les décolonisations ont laissé derrière elles un legs économique douloureux. Des économies peu diversifiées, tournées vers l’exportation de biens répondant avant tout aux besoins et intérêts des anciens colonisateurs. Ainsi, selon Braudel « si le centre dépend des approvisionnements de la périphérie, celle-ci dépend des besoins du centre qui lui dicte sa loi ». N’ayant pour seul rôle dans la globalisation que celui d’exportateurs de biens à faible valeur ajoutée – comprenons souvent, de biens à la valeur sous-évaluée – les nations du Sud bénéficient du titre illustrement sombre de fournisseur et garant officiel de la reproduction du mode de vie hors-sol des économies « avancées ». Cette configuration ne permet pas de rattrapage véritable et garantit au contraire la perpétuation de l’illusion. Galbraith résume ainsi : « La tendance du pays riche est à l’augmentation des revenus et la tendance du pays pauvre est à l’équilibre de la pauvreté ».
Or, dans les économies du Sud, c’est de la capacité à exporter ces biens à faible valeur ajoutée que dépend la capacité à importer les biens intermédiaires et de capitaux nécessaires au développement – et dont le matériel médical et sanitaire fait évidemment partie. Alors, quand la maladie frappe, c’est l’étendue de la vulnérabilité de ces économies qui se donne à voir.
Le visage de la pauvreté
Une vulnérabilité sanitaire d’abord. Rappelons que, dans le monde, 785 millions de personnes – 1 habitant sur 9 – n’ont pas accès à l’eau potable à domicile. Autant dire que la question du lavage de mains, avec du savon, toutes les heures, en devient presque cynique. Il faut ajouter à cela une infrastructure hospitalière et médicale précaire. The Economist nous explique par exemple que l’Ouganda possède plus de membres dans son gouvernement que de lits en soins intensifs, ou que le Pakistan, doit compter avec le deux-centième du budget santé des États-Unis.
Une vulnérabilité économique ensuite. Avec des niveaux d’emploi informel qui avoisinent les 90% dans les pays à faible revenu et frôlent les 70% dans les pays à revenu moyen, ainsi qu’un État social inexistant, certains en viennent à imaginer que ce virus puisse les affamer avant de les rendre malades. Ces économies ne possèdent pas par ailleurs l’espace budgétaire, ni la marge de manœuvre monétaire pour engager des plans de soutien économique d’ampleur. Pour le prouver, les capitaux, voyant la crise s’installer, ont décidé de prendre leur envol, dans un volume déjà quatre fois supérieur à celui de la précédente crise. Ils viennent ainsi rappeler que, contrairement à la comptine néolibérale, la vulnérabilité, ce n’est pas la solidité.
Pour clore ce thrène, mentionnons les travaux des chercheurs de l’Institut mondial de recherche sur l’économie du développement de l’Université des Nations Unies, qui ont récemment estimé que jusqu’à un demi-milliard de personnes pourraient tomber dans la pauvreté.
Les trois issues
Dans le court terme de la crise, il faut accepter que rien ne changera. Toutefois, selon la CNUCED, au moins trois possibilités s’offrent à nos pays pour réduire l’intensité du choc chez nos voisins du Sud :
1. Offrir un allègement et un aménagement de dette d’au moins 1 000 milliards de dollars pour permettre aux économies fragiles et endettées de dégager les ressources financières indispensables à la lutte contre le virus. Sur ce point, la décision des membres du G20 de suspendre les paiements des dettes qui leur sont dues par les pays les plus pauvres du globe pour l’année 2020 – mais qui reprendront évidemment en 2021 – doit être appréciée à sa juste valeur, comme un non-événement.
2. Soutenir l’émission par le FMI de droits de tirage spéciaux (DTS), une forme de « monnaie mondiale » dont Joseph Stiglitz rappelait dans un article pour Project Syndicate qu’elle avait été pensée par John Maynard Keynes qui anticipait que, lors de crises, les pays donneraient priorité à la protection de leurs économies et avait donc recommandé en conséquences que « la communauté internationale devrait disposer d’un outil pour aider les pays les plus démunis sans que les budgets nationaux en pâtissent ».
3. Engager un « Plan Marshall pour le rétablissement sanitaire » qui mobiliserait les quelques 2 000 milliards de dollars qui auraient dû être versés aux pays en développement si l’objectif de 0,7 % (du revenu national mondial) alloué à l’aide au développement avait été atteint.
Enfin, en considération de la guerre pour les biens médicaux et sanitaires qui s’est engagée, il semble indispensable de mettre en place un stock de matériel médical, administré par l’OMS, qui garantirait l’approvisionnement des pays les plus vulnérables.
Pour l’après, si, comme le veut la période, l’heure est à la préparation de la lutte pour un avenir plus juste, raisonné et respectueux des hommes comme de leur milieu naturel, tâchons de reconnaître l’injustice par-delà la nation.
Deux sentiers semblent s’ouvrir pour demain. Le premier, auquel on peut prédire un destin bref, est celui du cynisme et de la guerre, celui qui laissera derrière lui les peuples les plus fragiles et offrira aux puissances mondiales la perspective d’un affrontement fratricide pour des ressources rares. Le second, option de la raison, mène à la reconnaissance d’un horizon commun, et donc pour les citoyens des pays dits « développés » la promotion, comme l’évoque Alain Supiot, d’une substitution de la mondialisation – synonyme de reconnaissance de « l’interdépendance des nations », ainsi que de « leur souveraineté et de leur diversité » – à la globalisation. À suivre.