La répression de la mendicité et la protection des droits fondamentaux : une rétrospective historique

© E. Delacroix, Le mendiant anglais, 1825

La répression de la mendicité constitue un paradoxe. Comment justifier la lutte contre une activité qui consiste, par l’aumône, à assurer sa survie, plutôt qu’une politique humanitaire ambitieuse ? Cette perspective pénale prend son origine au Moyen-Âge, période durant laquelle se développe une approche morale incriminant la mendicité. Depuis, l’évolution législative et jurisprudentielle française tend vers la fin de la répression. Pourtant, un récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 19 janvier 2021, laquelle condamne la Suisse pour avoir infligé une amende à une personne ayant cherché à mendier dans la rue comme unique moyen de subsistance, montre que l’approche punitive perdure dans certaines régions d’Europe et met en lumière son incompatibilité avec l’exercice des droits fondamentaux. Elle a également persisté jusqu’à tardivement en France, « pays des droits de l’homme », jusqu’à la suppression de l’essentiel des incriminations liées à la mendicité en 1994. Nous revenons sur l’origine de ce paradoxe à l’époque de la consécration de la Déclaration durant la Révolution pour comprendre la justification d’une politique difficilement conciliable avec les droits nouvellement consacrés. 

Un récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Lacatus c/ Suisse en date du 19 janvier 2021 rappelle l’inadéquation entre la protection des droits fondamentaux et la sanction de la mendicité. En effet, il a été jugé que la sanction de la demande d’aumône porte atteinte à la dignité humaine si l’individu incriminé ne dispose pas d’autres moyens de subsistance. Cette jurisprudence récente s’inscrit dans la continuité du droit interne français puisque le délit de mendicité a été abrogé au moment de l’instauration du nouveau code pénal en 1994, sauf si celle-ci est faite de manière agressive, sous la menace d’un animal dangereux ou encore si elle met en cause des enfants. Toutefois, le traitement administratif succède à l’appréhension pénale de la mendicité. Les maires peuvent prendre des arrêtés anti-mendicité au gré des sensibilités politiques locales dans une logique de préservation de l’ordre public. 

Cette évolution est susceptible d’être avortée si l’on se fie à une récente décision du 6 juillet 2018 du Conseil constitutionnel, qui, en reconnaissant la valeur constitutionnelle du principe de fraternité, semble s’inscrire en opposition à ces arrêtés. En effet, les juges ont pu reconnaître cette liberté fondamentale, à l’instar du tribunal administratif de Besançon dans une décision du 28 août 2018, sans toutefois considérer que celle-ci soit entravée par un arrêté anti-mendicité. Le Conseil d’État n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer à ce sujet. 

La répression de la mendicité : une problématique ancienne

La tension entre, d’une part, des motivations d’ordre public induisant une logique répressive et, d’autre part, la préservation des droits fondamentaux propres à chaque individu puise son origine dans la naissance de la question sociale, pour reprendre le propos du sociologue Robert Castel. Cette approche répressive est née au Moyen-Âge, à une époque où l’apparition de la peste engendre une suspicion générale à l’égard de ceux ne pouvant vivre que de l’aumône. Cette méfiance s’est perpétuée les siècles suivants, jusqu’à devenir prépondérante à partir du XVIe siècle. Dans l’imaginaire collectif, le travail a non seulement la fonction d’assurer au travailleur les moyens de sa subsistance, mais il possède aussi une dimension morale, motivée par des fondements religieux. De fait, il ne s’agit pas de fournir du travail dans l’optique de favoriser l’enrichissement des plus pauvres, mais plutôt de résorber les désordres moraux considérés comme responsables de leur fragilité sociale. Cette approche morale légitime l’instigation de moyens coercitifs, afin de contraindre les mendiants à travailler. Michel Foucault en conclut dans son Histoire de la folie à l’âge classique que « travail et oisiveté ont tracé dans le monde classique une ligne de partage qui s’est substituée à la grande exclusion de la lèpre ». 

L’épisode révolutionnaire ne déroge pas à cette constante. Cependant, la Révolution s’accompagne d’un volontarisme politique résolument optimiste en ce qui concerne la fin de la mendicité. L’ambition des Constituants est de mettre un terme à la misère, qui est consubstantielle à la vie sociale de l’Ancien Régime. C’est à cette fin qu’un comité chargé de l’extinction de la mendicité est formé à la fin du mois de janvier 1790. Celui-ci est chargé de proposer l’établissement d’une nouvelle législation en faveur des secours publics au profit des indigents. Ses dévolutions sont larges : il entend s’assurer tant du soin à donner aux pauvres malades des villes et des campagnes que de la fin de la mendicité. La tâche est immense : le Comité de mendicité, sur la base de données rapportées par les départements, estime le pourcentage d’indigents au sein de la population à 11,6 %. L’État monarchique et le dysfonctionnement des institutions charitables sont pointés du doigt. L’indigent est avant tout perçu comme une victime des lois et des carences de l’État. Aussi, l’ambition régénératrice des Constituants s’accompagne d’une latitude sans pareille en la matière. Représentants de la nation souveraine, ils entendent opérer un ensemble de réformes visant à la fois à assurer des secours à tous les citoyens et à mettre un terme aux vicissitudes propres à l’Ancien Régime. 

Une distorsion des droits de l’Homme difficilement justifiable

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, que d’aucuns qualifient de déclaration bourgeoise, range, dans son article 2, la liberté et la propriété parmi les droits naturels et imprescriptibles de l’homme. À cette époque, la conception de la propriété suppose que chaque citoyen dispose par nature de celle-ci, quelle que soit sa condition sociale. L’influence de l’anglais John Locke est considérable. Dans son Second traité du gouvernement civil, il s’oppose à Thomas Hobbes en expliquant que chaque homme est par nature propriétaire de lui-même. C’est pour assurer sa conservation que l’homme étend sa propriété sur les biens qui lui sont nécessaires et qu’il contracte avec ses semblables pour former une communauté politique afin de protéger la propriété de chacun. Ainsi conceptualisée, la jouissance de la propriété entre inéluctablement en conflit avec le droit pour le politique de punir celui qui vit grâce à l’aumône. Nous pouvons même aller plus loin : l’homme est entré en société parce que les autres l’aideront pour subsister. Locke va jusqu’à dire que chaque être humain a droit par nature, avant même l’institution du politique, au superflu des autres si celui-ci n’arrive pas à assurer seul sa survie. Il s’agit donc d’un droit de chacun à la subsistance, que l’on retrouve à la fois en tant que droit propre à chaque humain mais aussi sur le plan sociétal en tant que fondement du pacte social. 

Pourtant, les préjugés tendant à considérer le recours à l’aumône pour subsister comme le résultat d’une supposée paresse restent tenaces au début de la Révolution. Le président du Comité de mendicité, François de Larochefoucauld-Liancourt, est donc partagé de manière incroyablement moderne entre une conception morale de la mendicité, découlant d’une supposée responsabilité individuelle, et la jouissance des droits fondamentaux. Si le Comité de mendicité présente d’ambitieux projets pour secourir les plus pauvres jugés inaptes au travail, la logique répressive est renouvelée à l’égard de ceux que l’on estime aptes à exercer une activité. Pour sortir de ces deux injonctions contradictoires, Larochefoucauld légitime le droit de punir la mendicité en se fondant sur un principe d’utilité sociale. Ce principe suppose que chaque citoyen doit travailler au profit de la communauté politique. Il assure ainsi que : « l’homme sans avances, ne pouvant subsister sans travail qu’au préjudice de quelqu’un, peut donc être contraint au travail par la nature même du pacte social […]. La répression de cet homme, qui, sans rien posséder, voudrait vivre sans travailler, n’est donc qu’une suite de la convention qu’il a faite lui-même en se mettant en société […]. Elle ne blesse donc pas les droits de l’homme ; elle les maintient ».

L’argumentaire développé présente de sérieuses lacunes car il restreint considérablement la conception de la liberté. Son propos ne semble a priori pas s’opposer à l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme, qui entrevoit des restrictions possibles à l’exercice de la liberté. Cette dernière « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ». Cette définition peut se rattacher à une conception positive de la liberté, c’est-à-dire que la loi peut déterminer la façon dont l’individu doit agir pour être libre. 

A contrario, la liberté négative suppose une absence d’entrave. Ce serait cependant méconnaître les fondements intellectuels de la conception de la liberté positive afin d’asseoir le droit de punir la mendicité. Cette dernière est liée au légicentrisme d’inspiration rousseauiste. Dans Du contrat social, la loi permet l’émancipation de l’homme et elle ne peut pas être oppressive car chaque citoyen fait partie intégrante du Souverain. Celui-ci obéit à la loi car il se l’est lui-même fixée en tant que membre du corps politique. En entrant en société, l’homme devenu citoyen bénéficierait de la liberté et de l’égalité civiles. Grâce à la formation du contrat social, selon les modalités fixées dans l’ouvrage éponyme, l’homme pourrait retrouver les inclinaisons originelles et, grâce à un échange avantageux, gagner la liberté civile, et l’égalité morale et légitime. Cette dernière suppose un remplacement des inégalités naturelles, c’est-à-dire physiques, par une égalité « par convention et droit », laquelle suppose un certain nivellement des fortunes afin que le pauvre ne tombe pas sous la domination du riche. Rousseau précise son propos lorsqu’il définit l’égalité en société : « il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois, et quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre ».

Ainsi, la conception rousseauiste du travail place cette activité comme un devoir social. Elle traduit une conception de la liberté comme non domination, qui suppose que riches comme pauvres doivent travailler. La limitation des inégalités matérielles et l’indépendance assurée par les revenus du travail permettent d’affermir la liberté et l’égalité civiles. Si, pour reprendre son propos dans l’Émile, « travailler est donc un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon », cela ne suppose pas pour autant de punir celui qui vit de l’aumône. En effet, le premier devoir du gouvernement est de s’assurer que personne ne soit réduit à devoir mendier. Son propos est explicite dans son Discours sur l’économie politique : « le devoir [du gouvernement] n’est pas, comme on doit le sentir, de remplir les greniers des particuliers et les dispenser du travail, mais de maintenir l’abondance tellement à leur portée, que pour l’acquérir le travail soit toujours nécessaire et ne soit jamais inutile ». Ainsi, le fondement de l’utilité sociale défendu par Larochefoucauld-Liancourt vacille concernant la protection des droits fondamentaux. La place que donne Rousseau au travail n’est légitime qu’à la condition de diminuer fortement les inégalités économiques. De plus, la répression de la mendicité déroge également à la conception lockéenne de la liberté. Bien que Locke se montre dur à l’égard de ceux vivant de l’aumône dans son Report on the poor, celui-ci entend obliger les communautés à secourir leurs pauvres si elles ne leur trouvent pas de travail pour subsister. 

Aujourd’hui, la répression de la mendicité constitue un angle mort dans nos sociétés libérales. Celles-ci placent le travail et l’utilité économique comme le fondement du lien social, légitimant la sanction à l’égard de ceux qui s’en écartent. Cette approche morale du traitement de la mendicité, puisant son origine au Moyen-Âge, justifie la répression en raison d’une volonté supposément délibérée de survivre dans cette situation, et de troubler, par la demande d’aumône, l’ordre public. Pourtant, la mendicité, ultime recours à la survie, suppose, pour reprendre l’arrêt de la CEDH, « le droit, inhérent à la dignité humaine, de pouvoir exprimer sa détresse et essayer de remédier à ses besoins ».