« La vie prévaut sur la liberté absolue » – Entretien avec Enrique Dussel

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Enrique Dussel en 2014 © 2014 Secretaria de Cultura GDF

Enrique Dussel est un intellectuel mexicain majeur de notre époque. Sa pensée, profondément anti-néolibérale, est riche tant elle s’appuie sur des domaines (géographie, histoire, philosophie, théologie) et des auteurs variés. Il est, en particulier, l’un des fondateurs de la philosophie de la Libération et joua un rôle central dans la formation des militants du parti-mouvement mexicain Morena qui a porté l’actuel président Andrés Manuel López Obrador au pouvoir. Dans cet entretien, il revient avec nous sur sa formation intellectuelle, ses différents travaux, notamment ceux portant sur le marxisme, et sur quelques questions contemporaines. Entretien réalisé et transcrit par Alexandra Peralta, Julien Trevisan et Victor Woillet.

LVSL — Vous êtes internationalement reconnu pour vos travaux sur le marxisme, pour avoir fondé la philosophie de la libération et pour votre critique de l’eurocentrisme dans la tradition philosophique. Mais comment vous définiriez-vous personnellement : philosophe, historien de la philosophie ou théologien ?

Enrique Dussel — En parallèle de mes études de philosophie à La Sorbonne, sous la direction de Paul Ricoeur, j’ai eu la chance d’effectuer, grâce à une bourse, un séjour d’étude en Allemagne à Mayence. Ce fut le début d’une réflexion très importante pour moi, car j’ai choisi de travailler sur la défense des Indiens d’Amérique au XVIe siècle. Pierre Chaunu, un élève de Braudel, avait alors écrit une histoire en huit volumes sur cette question, intitulée Séville et l’Atlantique, 1504-1650. Même si mon travail prenait comme point de départ un objet historique, la question philosophique a très vite refait surface.

Comment expliquer, en Amérique latine, que la philosophie enseignée là-bas, soit uniquement celle de Descartes, Kant et Hegel ? N’y avait-il aucun philosophe dans cette partie du monde ? Par mon travail de recherche en Histoire, j’ai alors fait la connaissance d’une figure majeure de la pensée latino-américaine, Bartolomé de las Casas. Évêque du Chiapas et défenseur des indiens, il formula en 1514 la première critique théologico-philosophique de la situation que subissaient les Caraïbes. Or, dans cette réflexion, j’ai également découvert ce qui constitue, selon moi, la première critique véritable de la modernité.

Il existe mille manières de définir la modernité. Si on la considère sur le plan historique et matériel, cette dernière surgit précisément de la rencontre violente des Européens, espagnols en l’occurrence, avec ce qui constitue un ailleurs, un autre radical, qu’ils ont choisi de soumettre en le conformant à leurs catégories tant philosophiques que théologiques. C’est un changement de paradigme profond, alors que le centre du monde se situait auparavant dans le monde arabe en pleine expansion et diffusion de sa culture. L’Europe reprend cette place centrale dans le monde à partir de ces premières conquêtes, annonçant une longue série ensuite d’expansions coloniales. Descartes, considéré souvent comme le premier penseur de la modernité philosophique, se situe pourtant dans un monde postérieur à ce choc, à cette violence primordiale. Le véritable bouleversement se situe en amont et celui qui est parvenu, le premier, à penser ce moment singulier dans le développement historique, n’est autre que Bartolomé de las Casas.

Ainsi, comme vous pouvez le voir, ma réflexion se situe au carrefour de plusieurs disciplines : philosophie, théologie, histoire…

LVSL — Dans votre livre, Vingt thèses de politique, vous développez une théorie politique qui va à l’encontre de l’idée d’un pouvoir politique synonyme de domination. Pouvez-vous revenir avec nous sur cette perspective ?

E.D. — Concernant l’idée d’un pouvoir comme domination, je suis absolument contre la définition souvent dérivée à partir de Max Weber. Selon une telle conception, si quelqu’un est « au pouvoir », il exerce ce dernier uniquement dans la mesure où une personne est située en position d’infériorité, obéissant à l’ordre de celui qui le produit en pensant que cela est légitime. Autrement dit, le pouvoir est fondé sur une relation de domination légitime. La relation entre celui qui a le pouvoir et le citoyen qui en découle est alors une relation conçue uniquement sur le plan du pouvoir et de la violence. Une telle réflexion me semble proprement paradoxale. Si un obéissant reconnaît une domination comme légitime, cela suppose l’existence d’un consensus. Or, si l’on suit Jürgen Habermas, le consensus ne produit pas de domination mais, en réalité, un véritable accord entre différents acteurs d’une production juridique commune. En conséquence, l’idée de domination légitime est absurde.

« Le représentant obéit au peuple. Le fondement ontologique du pouvoir reste, en dernière instance, le peuple. »

Il faut comprendre que le consensus s’obtient par une délibération rationnelle symétrique entre les différents acteurs permettant in fine de conférer à une instance déterminée le pouvoir. Dans ce cadre, il ne s’agit plus, à proprement parler, de domination, mais bien plus d’une reconfiguration de ce qu’est le pouvoir. Ce dernier provient du peuple, en tant que sujet politique collectif. L’ensemble des citoyens possède le pouvoir et à lui seul appartient la capacité de déléguer ou non ce dernier à une entité. Une fois que le pouvoir a été délégué, celui-ci s’exerce non pas en fonction de la volonté du représentant mais en fonction de la volonté de vivre d’un peuple. Le représentant obéit au peuple. Le fondement ontologique du pouvoir reste, en dernière instance, le peuple.

LVSL — Comment analysez-vous la période que nous traversons ? Est-elle synonyme d’une rupture radicale avec le libre-échange ainsi que d’une remise en cause de nos libertés fondamentales ou ne s’agit-il que d’une période transitoire ne modifiant nullement l’ordre économico-politique existant ?

E.D. — Tout d’abord, si la liberté peut être aujourd’hui remise en cause dans une certaine mesure, il ne s’agit pas d’un refus absolu de ce principe. La liberté, pour être commune, doit s’effectuer, se réaliser dans le cadre du droit et, par conséquent, d’une certaine limitation. Cette situation peut sembler paradoxale, mais elle est pourtant au cœur de nos systèmes juridiques et politiques. Je n’ai par exemple pas la liberté d’attenter à la vie d’autrui, cela est un crime. La vie, en tant que principe fondamental, prévaut sur la liberté absolue. Or, le rôle du politique est précisément de créer des conditions d’accord et de contrôle dans lesquelles la liberté peut être remise en cause localement afin d’assurer la préservation commune de la vie. Sur ce point, je suis très habermassien. Selon moi, la préservation de la vie ne doit cependant pas être entendu de façon circoncise, il est question de la subsistance commune de l’humanité. En ce sens, la vie concerne également les conditions d’existence globale des êtres vivants, la biosphère pourrait-on dire. Ainsi, la question de la liberté ne peut être comprise qu’en regard de ce principe fondamental et de sa construction dans le cadre d’un accord politique partagé, et c’est là tout l’enjeu.

Pour revenir à l’aspect économique de votre question. Il ne me semble pas que la remise en cause du paradigme que nous connaissons touche directement le libre-échange, mais plus fondamentalement la doctrine néolibérale qui s’est imposée depuis les années 1970. Cette dernière a placé le marché au cœur de la vie humaine, l’a en quelque sorte sanctuarisé et prémuni de toute remise en cause. Mais cette situation atteint ses limites. La crise sanitaire a démontré que de nombreux pans de l’économie ne peuvent être soumis aux seuls impératifs des « lois du marché ». L’alimentation doit subvenir aux besoins des êtres humains et se faire dans des conditions respectueuses de l’environnement, la santé ne peut être aliénée par des objectifs de rentabilité, tels sont les éléments frappants qui ressortent de cette crise. Et c’est à l’État d’assurer que de tels impératifs soient maintenus. Si ce dernier n’a plus de pouvoir dans le domaine économique, alors nous ne pouvons que rencontrer des situations critiques comme celle que nous traversons. Sur ces questions, je vous invite à consulter la série de vidéos que j’ai récemment mises en ligne sur YouTube[1].

Enrique Dussel et Jürgen Habermas en 1995

LVSL — Vous avez effectué vos recherches sur Marx à une période qui peut sembler aujourd’hui bien lointaine, celle où le marxisme tenait une place centrale dans les débats universitaires et académiques, tout du moins en Europe. Comment avez-vous procédé pour effectuer ce travail ? Comment ce travail a-t-il influencé votre pensée ?

E.D. — Mon travail sur Marx a débuté dans les années 1980 et s’est étalé sur près de dix ans. Durant cette période, la méthode que j’ai suivie, avec d’autres chercheurs et étudiants, était très simple : lire Marx dans le texte, c’est-à-dire dans la MEGA (NDLR : l’édition complète des écrits de Marx et Engels publiée en allemand en plusieurs dizaines de volumes sous le titre Marx-Engels Gesamtausgabe) de manière chronologique. Nous avons trouvé des choses extrêmement intéressantes, dès les écrits du très jeune Marx. Au moment de sa conversion au protestantisme luthérien (choix de son père qui était lui-même juif), il écrit une profession de foi tout à fait étonnante. C’est la première occurrence du terme de « lebendige Gemeinschaft » (communauté de vie), catégorie centrale pour Marx dans l’ensemble de son corpus. Or, ce terme, inspiré de la théologie chrétienne, qui désigne une communauté d’êtres organisée autour du principe de vie était jusqu’alors complètement absent des commentaires sur la production philosophique de Marx. La « rupture épistémologique » d’Althusser, faisant croire que Marx a cessé de lire Hegel après 1846, le passe complètement sous silence. Lorsque nous effectuons ce travail, tous les manuscrits de Marx n’avaient pas encore été édités. Il a donc fallu les consulter là où ils étaient conservés, à Amsterdam. C’est à ce moment-là que j’ai compris que la pensée de Marx n’était pas simplement évolutive, faite de ruptures, mais bien cumulative. Dans les Grundrisse (1857-1858), Marx fait apparaître pour la première fois ce que sont les catégories centrales de sa pensée qu’il ne va cesser de retravailler.

Lire Marx en considérant l’existence de « catégories » peut sembler anodin, si on l’inscrit dans le temps long de l’Histoire de la Philosophie, mais ce n’était pourtant pas le cas alors. Dans l’Historisch-kritisches Wörterbuch des Marxismus qui était alors en cours de rédaction, lorsque j’ai proposé ma contribution au professeur Haug, personne n’avait encore traité la question des catégories. Or toute l’œuvre de Marx est un travail de redéfinition des catégories de l’économie politique bourgeoise. Pour le comprendre, il est central de saisir quelles sont les catégories qu’il choisit d’employer afin de critiquer celles qui avait cours auparavant.

« Dans la plupart des traductions de Marx, on trouve « die Schöpfung von Mehrwert » traduite par le terme « production ». Or, il s’agit d’un contre-sens profond. Le terme de Schöpfung est un terme biblique. Il renvoie à la catégorie théologique de la création. »

Marx n’a cessé, jusqu’à la fin de sa vie, de travailler à la redéfinition de catégories telles que la « plus-value ». Cet aspect ne peut être négligé lorsqu’il est par exemple question de penser la théorie de la valeur que propose Marx. Tout mon travail a été de reconstituer la généalogie de ces catégories. Si je dois vous donner un exemple de cette recherche, nous pouvons prendre la question de la « création » de la plus-value (die Schöpfung von Mehrwert). Dans la plupart des traductions de Marx, on trouve cette expression traduite par le terme « production ». Or, il s’agit d’un contre-sens profond. Le terme de Schöpfung est un terme biblique. Il renvoie à la catégorie théologique de la création. Marx utilise le terme de production, mais pour désigner non pas la plus-value, mais la valeur créée durant le temps nécessaire à la tâche effectuée, ce qui correspond au salaire. Autrement dit, Marx fait une distinction entre produire la valeur du salaire et créer une nouvelle valeur, qui n’est pas comprise initialement dans le capital. Or, cette idée est loin d’être détachée de toute tradition philosophique. Il s’agit d’une reprise d’un concept théologique très ancien de création ex nihilo. À l’époque où j’ai travaillé sur cette question, les marxistes de la RDA ne pouvaient entendre une telle réflexion, car il s’agissait de reprendre Marx en comprenant le fond métaphysique et religieux d’une partie essentielle de son système. Cette distinction entre Produktion et Schöpfung vient notamment s’inscrire dans les débats des post-kantiens de l’époque, Schelling et d’autres[2].

Ce travail autour des catégories de la pensée de Marx éclaire profondément notre présent, ainsi en va-t-il de la question du développement (Entwicklung) et de la dépendance des pays sous-développés. Pendant de nombreuses années, cette partie de l’œuvre de Marx a été considérée comme la marque d’un renégat de la théorie bourgeoise. Or, mon travail et celui de certains de mes collègues (Theotonio dos Santos Junior notamment) a permis de comprendre qu’il en allait autrement. C’est ce qui m’a notamment amené à repenser, par la suite, la situation d’exploitation des pays du tiers-monde.

LVSL — Quel est, selon vous, aujourd’hui, la place du marxisme en Amérique Latine ?

E.D — C’est une question centrale. Est populiste, au sens péjoratif, celui qui parle du peuple, mais ne sait pas ce que signifie le Capital. Gramsci parlait de peuple, mais savait bien quelle était la réalité économique. Le peuple n’est pas une classe à proprement parler. Il s’agit du tout regroupant les différentes parties opprimées de la société. Mais ces opprimés sont réunis dans l’aliénation commune qu’ils subissent. Les femmes, comme les paysans ou les ouvriers font partie du peuple. Il s’agit d’un bloc, d’une catégorie politique, mais pas d’une catégorie économique. Les Gaulois, par exemple, étaient un peuple et non une catégorie économique faisant face à une autre, le capital. Le peuple préexiste donc au capitalisme.

Toutefois, la méconnaissance de Marx induit à penser le rapport au peuple d’une manière biaisée, en considérant notamment les rapports de force économiques comme un état de fait naturel. Voilà ce qu’est le populisme en son sens négatif : un rapport au peuple mythifié, qui ne prend pas en compte le monde social tel qu’il est dans ses nombreuses facettes. L’essence du capitalisme, telle que définie par Marx, reste valide et essentielle pour penser les oppressions qui ont lieu dans nos sociétés. Considérer le peuple, c’est avoir connaissance de cette situation.

C’est d’ailleurs cette approche de la définition du Capital qui peut expliquer les difficultés de certains régimes politiques. Du péronisme au Mexique actuel, il faut toujours prendre garde à saisir la différence entre des politiques « populaires » et celles qui permettent au peuple de sortir de sa condition d’aliénation face au Capital. Même au-delà de l’Amérique latine, Marx est en quelque sorte l’aiguillon qui permet de comprendre ce que sont véritablement des stratégies d’émancipation politique populaires.

LVSL — Nous aimerions à présent connaître votre avis sur la présence du néo-évangélisme en Amérique latine. Que pensez-vous de la situation actuelle ?

E.D. — C’est une question plus simple. Ce type de religion moderne provient des États-Unis et s’articule parfaitement avec l’organisation actuelle du capitalisme. Chaque pasteur délivre une parole face à sa communauté et tire son épingle du jeu dans le « marché » des croyances, mais aussi en concurrence face aux autres pasteurs. La diffusion du néo-évangélisme tient selon moi à son adéquation parfaite au néo-libéralisme. Il confère aux croyants une explication, une herméneutique très simpliste du monde social. Le salut et le rapport à Dieu sont toujours inscrits, dans cette religion, au sein d’un rapport individuel. La communauté, l’ecclesia sont systématiquement mises de côté. Il n’y a aucune réflexion politique à proprement parler chez les néo-évangélistes, mais bien une volonté de légitimation de la situation économique par un rapport individuel à Dieu. Dès lors, il n’y a qu’un pas à franchir entre la justification des inégalités économiques, de la compétition entre individus, et le racisme. C’est ce qu’on a observé en Bolivie avec le coup d’État, mais aussi, d’une moindre manière, durant les évènements au Capitole en janvier dernier. La religion devient une force mobilisatrice au service des politiques néo-libérales et racistes.

« Ce pacte fondamental, cette reconnaissance de l’autre est le cœur de toute vocation politique, mais plus généralement de l’affirmation de soi. »

LVSL À ce sujet, que pensez-vous du rapport de la gauche en Europe aux questions religieuses ?

E.D.— L’Europe est marquée par un clivage très fort. D’une part, des États se sont structurés à partir d’une critique du catholicisme, l’Allemagne luthérienne et certains pays nordiques pour faire vite, et d’autre part, en France notamment, une conscience critique de la religion est apparue durant la période des Lumières, et s’est transformé en athéisme dans la ligne de Littré notamment.

Il n’est cependant pas possible de nier intégralement l’existence du religieux au sein des sociétés, même dans des nations fortement sécularisées. Le religieux est le domaine de la fiction, de la production d’une certaine lecture du monde. “Les mythes donnent à penser” disait Ricoeur. Dans les religions, la rationalité n’apparaît pas initialement, mais se structure de façon secondaire, sur le plan symbolique notamment. Nier le symbolique et son importance, c’est faire disparaître, ou refuser de voir, une partie essentielle de la société.

Il y a une forme d’irrationalité à rejeter les significations symboliques contenues dans le discours religieux. Ernst Bloch, avec Le Principe espérance, l’avait bien compris. On peut vraiment considérer, en suivant ses conceptions, qu’il y a d’une part des mythes et des formes de religiosité portant un contenu émancipateur, libérateur, et d’autres qui, à l’inverse, véhiculent des formes d’oppression. Il est important d’être en mesure de faire ces distinctions, qui ne se produisent pas entre les différentes religions, mais plutôt en leur sein. C’est ce qui évite de rejeter en bloc, unilatéralement, toute forme de religion. Et c’est aussi ce qui explique la difficulté, pour un public européen, et en particulier français, de comprendre le sens d’une théologie de la libération.

Pourtant, c’est bien la théologie de la libération, en Amérique latine, qui a permis de contrer la droite conservatrice. Elle a montré qu’une autre forme de christianisme était possible. Pour comprendre de quoi il était question alors, il suffit de repartir du pari pascalien. Ce dernier oriente l’existence des individus par la foi. À la manière d’un idéal régulateur kantien, ce pari fait sur l’au-delà rend possible des actions vertueuses, mais elles n’attendent pas de rétribution ou de gratification immédiate. La force de l’argument pascalien se situe dans ses conséquences : en le suivant et en faisant le pari de l’existence de Dieu, les individus mènent des actions vertueuses et vivent une vie heureuse. Peu importe donc qu’il y ait, en dernière instance, un salut après la mort, car même si je me suis trompé en en faisant le pari, mon existence aura été une vie dans la charité et le bonheur. Cela peut paraître paradoxal pour un marxiste de tenir un tel discours chrétien, mais pourtant les deux sont loin d’être incompatibles et nous en avons été la preuve en Amérique latine. Si nous poussons un peu plus loin cette idée, elle permet aussi de comprendre ce qui est pour moi l’essence de notre époque, c’est-à-dire la post-sécularité. Nier en bloc les questions religieuses n’est plus une affaire propre uniquement à la gauche, comme ce fut le cas par le passé. La droite nie à présent également les aspirations religieuses de certaines parties du peuple au nom du néo-libéralisme. Ou, de manière plus pernicieuse, la droite forge, comme ce fut le cas avec le néo-évangélisme, des formes de religiosité qui nient toutes revendications émancipatrices.

Pour le dire autrement, la religion est un discours qui ne se situe pas sur le plan empirique. Elle délivre une explication, donne sens à l’existence. Or, les classes populaires ont le droit de choisir ce type de discours. Quel autre type de récit parvient à répondre à des questions concernant le sens de certains évènements tels que la mort ? Ainsi, réfuter en bloc ce type de récit, car ils sont purement symboliques, n’a pas beaucoup d’intérêt, car, en définitive, les gens continueront d’en avoir besoin, peu importe la société dans laquelle nous vivons, et cela restera un élément important de la vie en société. Tel est le sens de la théologie de la libération.

LVSL Pour finir, quel conseil donneriez-vous à de jeunes personnes souhaitant s’engager dans la politique ?

E.D. — Il est nécessaire que le plus grand nombre s’intéresse à la politique. Si on ne fait pas de la politique, d’autres le feront pour nous. Or, ce qui est essentiel c’est que des individus issus des classes populaires, convaincus qu’il faut se mettre au service d’autrui, s’engagent politiquement. Ce n’est pas seulement une question de stratégie disons, mais surtout un conseil pour mener une existence heureuse en tant qu’individu. La vocation politique se situe selon moi dans ce que Levinas affirmait en réponse à Paul Ricoeur et son livre intitulé Soi-même comme un autre : l’engagement, l’action, de quelque sorte qu’elle soit, ne naît pas d’un pur sentiment individuel, mais bien de la réponse face à la situation d’autrui, de la reconnaissance dans l’autre et dans ses peines de ce que je suis. La réponse devient une responsabilité face à autrui. Ce pacte fondamental, cette reconnaissance de l’autre est le cœur de toute vocation politique, mais plus généralement de l’affirmation de soi. À partir de là, tout devient possible…

[1] Les vidéos dont il est question sont disponibles ici : https://enriquedussel.com/entrevista_es.html

[2] https://www.enriquedussel.com/txt/Textos_Articulos/371.2005_ingl.pdf