Médecin militant féministe, Martin Winckler est également romancier et essayiste. Installé au Canada depuis 2008, où il a été chercheur invité au Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal jusqu’en 2011, il est de passage en France à l’occasion de la sortie de son nouveau roman, L’Ecole des soignantes, paru aux éditions P.O.L en mars 2019. LVSL l’a interrogé sur les rapports entre médecins et patients, les conflits d’intérêts avec les laboratoires pharmaceutiques et l’aliénation qui résulte de ces rapports de force.
LVSL – Dans votre dernier roman, L’Ecole des soignantes, vous décrivez l’hôpital de Tourmens, qui est un modèle sur bien des aspects : il y a une relation de collaboration entre les médecins et les patients, peu de médicaments sont utilisés, le pôle psychiatrique est entièrement ouvert… Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
Martin Winckler – J’ai construit Tourmens à partir d’expérience faites dans plusieurs endroits. Par exemple, il y a un programme patient-partenaire à l’université de Montréal : les patients sont des mentors pour tous les étudiants en sciences de la santé, pas seulement les étudiants en médecine. Ils servent de mentor, d’enseignant parce qu’ils ont un savoir sur la relation de soin, sur leur maladie en particulier, ou encore sur le fonctionnement du système de santé. De même, les hôpitaux psychiatriques où on n’attache pas les gens, ça existe, même si ça nécessite beaucoup de personnel pour prendre en charge les gens sans les bourrer de médicaments. C’est le cas de La Borde, une clinique psychiatrique dans le Loir-et-Cher qui existe depuis les années 1970. C’est un centre d’accueil des personnes ayant des troubles psychiatriques, dans lesquelles elles sont libres, les portes sont ouvertes.
LVSL – Vous consacrez justement une grande partie du roman aux maladies mentales, à la folie…
MW – Aux souffrances psycho-cognitives ! La folie c’est un qualificatif, alors que si vous dites souffrances psycho-cognitives vous décrivez seulement, vous ne qualifiez pas. C’est pour ça que j’ai cherché un terme, qui est un peu lourd, mais qui décrit mieux que le mot folie. Quand on dit de quelqu’un qu’il est fou, on le met tout de suite à l’écart.
LVSL – Vous expliquez que ces souffrances psycho-cognitives sont liées aux souffrances du corps. Vous parlez même d’aliénation, dans le rapport de force entre médecins et patients. Que voulez-vous dire ?
MW – L’aliénation recouvre toute oppression, toute mise à part, tout rapport de force. Il y a une aliénation imposée par les médecins. En médecine, souvent et assez paradoxalement, on vous fait peur, pour vous vendre quelque chose, ou pour se rassurer. Sur la contraception par exemple, quand je travaillais au centre de planification familiale, il y avait des médecins qui refusaient de parler du stérilet car ils avaient peur de créer une catastrophe. Ils refusaient aux femmes une liberté pour se rassurer eux, alors que si on lui donne les explications et les méthodes de façon loyale, une jeune femme qui est assez grande pour décider d’avoir des relations sexuelles est assez grande pour choisir sa méthode de contraception toute seule ! C’est un refus qui n’était pas motivé par une raison médicale, mais par la peur. C’est très paternaliste, et c’est cette attitude des médecins qui aliène.
LVSL – Vous évoquez également la question du lobbying des laboratoires pharmaceutiques auprès des hôpitaux, et les situations de conflits d’intérêt dans lesquels se retrouvent les médecins. C’est quelque chose que vous aviez déjà dénoncé dans des romans précédents. Comment les choses évoluent-elles ?
MW – La conscience du public a bougé. Celle des médecins, beaucoup moins. Il y a encore des médecins qui prétendent qu’on peut travailler avec un laboratoire pharmaceutique sans conflit d’intérêt. Non, on ne peut pas ! C’est comme dire, je peux être dentiste et avoir une confiserie, il y a un conflit d’intérêt majeur.
LVSL – Plus précisément, quelle est la situation en France ? Les médecins se trouvent-ils régulièrement en situation de conflit d’intérêt ?
MW – Je pense, plus largement, que le fait d’être médecin, en France en particulier, représente en soi un conflit d’intérêt. La fonction intègre l’idée qu’on doit servir tout le monde de la même manière. Mais le code de déontologie nous dit qu’on doit respecter la confraternité, donc qu’on doit certains égards à nos confrères. Par conséquent, ou bien on essaie de concilier les deux, de soigner les gens sans jamais dire de mal de nos confrères, ou bien on est objectivement du côté de nos confrères, c’est-à-dire que quand quelqu’un nous dit « un de vos confrères m’a maltraité », on l’engueule et on défend notre confrère. Ou bien, on prend la défense du patient systématiquement. Personnellement, je n’ai jamais eu de conflit d’intérêt, parce que je crois toujours ce que les gens me disent, et que je prends toujours leur défense. Toujours. Je peux me tromper, mais je me trompe avec eux, pas contre eux. La loyauté envers les pairs, c’est très important, mais elle ne peut pas annuler, ou remplacer, ou abolir, les méfaits qui sont commis par les pairs.
LVSL – La loyauté est très importante dans le corps médical. Pensez-vous que ce soit cette loyauté qui fait que les choses évoluent doucement dans le milieu de la médecine ?
MW – Oui. C’est aussi lié au recrutement et au sentiment d’appartenance. Vous êtes recruté dans un groupe social favorisé : si vous venez d’un groupe social favorisé, vous ne voulez pas déchoir, vous voulez rester dans ce groupe. Si vous venez d’un groupe modeste, vous voulez rester dans ce groupe, parce que vous êtes dans une meilleure situation que dans votre groupe d’origine. D’un point de vue de statut, vous êtes en conflit d’intérêt, parce que votre statut est supérieur à celui des patients. Est-ce que vous allez sacrifier votre statut pour le bien des patients ? C’est pour ça, par exemple, que je pense que les médecins généralistes devraient être salariés, comme en Angleterre.
LVSL – Que préconisez-vous concernant le paiement des médecins ? Est-ce qu’ils devraient tous être salariés ?
MW – Les médecins devraient être payés à l’heure, et non pas à l’acte, parce que le paiement à l’acte favorise la surprescription. Un gynécologue de ville, par exemple, est porté de façon insensible à faire de plus en plus de gestes puisque chaque geste est côté et facturé. Mais ça veut dire qu’ils ne sont pas faits pour le bien des patients. C’est un conflit d’intérêt majeur qui est inhérent même au fait que les médecins soient payés à l’acte. Je trouve qu’il y a quelque chose de moralement crapuleux dans le fait que, plus vous êtes spécialisés, plus vous voyez de patients, plus vous gagnez d’argent. Vous construisez votre statut et votre richesse sur la souffrance des autres. C’est inadmissible.
LVSL – Est-ce que c’est un sujet qui est discuté, politiquement, ou du côté des médecins ?
MW – Je réfléchis à ce sujet depuis 25 ans, mais il n’est jamais abordé. C’est très compliqué, parce que beaucoup de médecins sont payés à l’acte mais ne sont pas bien payés et sont surchargés de boulot. On a aliéné des médecins, qui voient d’un très mauvais œil de changer de système, parce qu’on les a tellement pressurés qu’ils ne sont pas sûrs de s’en tirer si on changeait de système. Et donc ils s’accrochent à leurs chaînes, parce qu’ils n’ont que ça. Il y a une situation comme ça de maltraitance/dépendance, qui est épouvantable, mais de laquelle il est très difficile de sortir.
LVSL – Ce n’est donc pas un problème qui vient des médecins, individuellement ou en tant que groupe, mais un problème plus systémique ?
MW – Exactement, c’est ce qui conduit à la maltraitance dont je parle. Cette maltraitance n’est pas volontaire, elle est induite par le système. On fait passer un discours aux médecins, en leur disant, par exemple, qu’il faut absolument examiner les seins des femmes et leur faire un examen gynécologique une fois par an, toute leur vie, pour éviter les cancers. Mais s’il n’y a pas de réflexion là-dessus, qu’on ne se dit pas qu’il n’y a pas de raison d’examiner les seins des femmes parce qu’on ne détecte pas de cancer chez les femmes de 25 ans, mais qu’au contraire on culpabilise les médecins dans l’idée que les femmes vont mourir s’ils ne les examinent pas, ils deviennent maltraitants parce qu’ils ont peur. Il y a quelque chose de systémique, les gens ne sont pas maltraitants parce qu’ils sont malveillants !
LVSL – D’où viennent les responsabilités, dans ce cas ? Est-ce qu’elles viennent de la formation des médecins, de la structure des hôpitaux, d’ailleurs ?
MW – C’est une responsabilité qui vient des pouvoirs publics, des facs de médecine, oui. Objectivement, le capitalisme médical a intérêt à ce que les médecins aient peur, parce que plus ils ont peur, plus ils prescrivent, et plus ça rapporte d’argent. Les hôpitaux et les facs de médecine sont complètement infiltrés par l’industrie, c’est très compliqué de changer les choses. En Angleterre ou aux États-Unis, ce sont les étudiants qui ont dit « nous ne voulons plus de visiteurs médicaux dans l’enceinte de l’hôpital, on ne veut pas les croiser, on ne veut pas de stylo, pas de bouquins avec leur logo dessus ». En France, on n’en est pas là.