« Le choix du chômage est la conséquence de décisions néolibérales » – Entretien avec Benoît Collombat

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Benoît Collombat © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Le chômage de masse qui mine la France depuis une quarantaine d’années est souvent présenté comme inéluctable et naturel. François Mitterrand ne déclarait-il pas à ce sujet en 1993 qu’on avait « tout essayé » ? Pour Benoît Collombat, journaliste à la direction des enquêtes et de l’investigation de Radio France, ce fait social n’est pourtant pas une fatalité, mais bien la conséquence de choix politiques. Dans la bande dessinée Le choix du chômage (Futuropolis, 2021), qu’il vient de signer avec Damien Cuvillier, ce dernier a enquêté sur les racines de cette violence économique, qui est notamment liée à la construction européenne. Entretien retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL Tout au long de votre livre, vous considérez que le chômage de masse n’a rien de naturel, et qu’il résulte au contraire d’arbitrages économiques conscients. Les banques centrales, à l’instar de la Federal Reserve (FED) ou de la Banque Centrale Européenne (BCE), ont ainsi adopté le modèle NAIRU. Ce dernier postule qu’il existe un chômage naturel impossible à résorber, sous peine de voir l’inflation augmenter. Quelle a été l’ambition de votre enquête ?

Benoît Collombat – C’est effectivement le point de départ de notre travail dont l’idée a germé en 2016. Je venais de publier avec Etienne Davodeau une enquête en bande-dessinée sur la violence politique dans les années 1960-1970 (Cher pays de notre enfance. Contre-enquête sur les années de plomb à la française, Futuropolis, 2015). Cela m’intéressait de raconter la suite de cette histoire : la violence provoquée cette fois non pas par les « barbouzes » ou les gros bras des officines gaullistes mais par les politiques économiques néolibérales qui vont être menées à partir de la fin des années 1970, malgré les alternances politiques. Avec Damien Cuvillier nous voulions utiliser le cadre du medium bande dessinée afin de questionner l’ossature idéologique qui sous-tend ces grands choix, souvent présentés comme intangibles. Nous sommes partis à la rencontre des témoins et des acteurs de cette histoire et avons épluché de nombreuses archives. Nous voulions confronter le discours officiel qui répète : « nous mettons tous les moyens en œuvre pour lutter contre le chômage » ou qui affirme : « on a tout essayé… » à la réalité des faits et aux conséquences sociales de ces choix. Ces politiques s’inscrivent dans une vision bien précise de l’économie : la stabilité de la monnaie doit prévaloir sur l’emploi, l’État doit être au service du marché et ne plus s’occuper de la monnaie et des banques. Le chômage devient une variable d’ajustement du fonctionnement de l’économie. L’emploi est subordonné à d’autres priorités, d’autres choix qui favorisent les épargnants et les détenteurs d’actifs.

« De Raymond Barre à Emmanuel Macron, nous sommes toujours dans ce même « couloir » d’options idéologiques. »

Une note de 1979 adressée par un haut-fonctionnaire du Ministère de l’Economie et des Finances au Premier ministre Raymond Barre en 1979 résume parfaitement les choses : « La politique économique et financière menée actuellement est la bonne. Elle est dans le couloir des bonnes options. Il y a une crête sur laquelle on peut se maintenir. Cela ne marche pas si mal : contrôle de la masse monétaire et du budget, tout cela va dans le bon sens. En revanche, il est impossible de régler le chômage à court terme. Il ne faut pas y songer. Il ne faut surtout pas utiliser la politique conjoncturelle pour tenter d’enrayer le chômage », conclut le haut-fonctionnaire. De Raymond Barre à Emmanuel Macron, nous sommes toujours dans ce même « couloir » d’options idéologiques.

LVSL Dans votre bande dessinée, on retrouve le sociologue Benjamin Lemoine. Ce dernier y explique que l’État français n’avait, dans les années 1960, pas besoin de faire appel aux marchés pour financer ses déficits puisqu’il avait recours au « circuit du trésor ». Pouvez-vous nous expliquer comment fonctionnait ce circuit et pourquoi nous ne l’utilisons plus aujourd’hui ?

B.C. – Le « circuit du trésor » était un circuit de financement de l’État français qui lui permettait de contrôler les banques et les flux monétaires en ayant la main sur les taux d’intérêts et in fine la distribution du crédit. C’était un cycle vertueux au service de l’investissement public et d’une politique de plein emploi. Tout cela va être démantelé par strates face à une pression idéologique issue de la pensée anglo-saxonne. La seule interrogation qui demeure pour les hauts-fonctionnaires dans les années 1970 c’est de connaitre la part d’inflation tolérée lors des relances budgétaires.

Le sociologue Benjamin Lemoine (L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’Etat et la prospérité du marché, La Découverte, 2016) explique que l’on est passé d’une époque où l’État investissait dans l’économie à une situation où l’État a été investi par les grands épargnants et les banques. Le renversement du rapport de force commence à s’opérer dès les années 1970 et va s’accélérer pendant le septennat de Valérie Giscard d’Estaing, sous l’action de son Premier ministre Raymond Barre (1976-1981). Ce dernier joue un rôle important dans les cercles de pensées néolibéraux : il a traduit en français Friedrich Hayek, l’un des penseurs du néolibéralisme, et a été vice-président de la Commission européenne, chargé de l’Economie et des Finances de 1967 à 1973. Lors d’une intervention devant un think tank libéral en avril 1983, Raymond Barre fustige ainsi « le goût invétéré du protectionnisme » propre au « tempérament français », appelant à « jouer la carte de l’ouverture sur l’extérieur, sans crainte des courants d’air mais, au contraire, en aspirant à en recevoir le souffle vivifiant. » Il utilise également une métaphore animalière censée incarner le retard français : « Il faut introduire le brochet de la concurrence internationale pour que nos carpes nationales perdent le goût de la vase », dit-il.

Mais derrière ces formules censées incarner « la modernité », c’est toujours la même idée : l’ordre social passe par la stabilité monétaire, tandis que les individus doivent s’adapter au « marché du travail. » Cette idée s’incarne parfaitement dans une scène dessinée par Damien Cuvillier dans notre ouvrage : en mars 1980, Raymond Barre se fait interpeller lors d’une réunion publique par des manifestants qui lui lancent : « Nous avons deux millions de chômeurs et c’est intolérable. » Le premier ministre s’énerve et leur répond : « Les chômeurs pourraient essayer de créer leur entreprise au lieu de se borner à toucher les allocations de chômage ! » Cette scène nous renvoie évidement à la petite phrase d’Emmanuel Macron qui a affirmé en septembre 2018 qu’il n’y avait qu’à traverser la rue pour trouver du travail…

LVSL – À la lecture de votre ouvrage, on a souvent l’impression que l’État français s’est auto-imposé des règles qui ne répondent à aucun impératif économique. Certains dogmes auto-imposés nous empêchent-ils de résoudre le problème du chômage structurel ?

B.C. – C’est évident, mais pour des raisons bien compréhensibles ce « choix du chômage » est rarement assumé publiquement. Cela arrive pourtant, parfois, comme par exemple lorsque Jacques Delors explique qu’« en allant jusqu’au bout de la politique de rigueur » il savait « que le taux de chômage continuerait à monter encore pendant quelques années » ou lorsque le même Delors affirme que « l’union économique et monétaire a eu un prix en termes de chômage ». La politique monétaire qu’il préconisait consistait à avoir un taux de conversion stable entre le franc et le deutsch mark par le biais de taux d’intérêts très importants, une monnaie surévaluée et donc des dégâts considérables sur le chômage. Alain Minc, conseiller du pouvoir d’hier et d’aujourd’hui, le reconnait également quand il nous explique que « pour faire la monnaie unique, François Mitterrand a accepté des taux d’intérêts extrêmement élevés pour que le franc ne décroche pas du mark », alors que l’Allemagne était en pleine réunification. « Mitterrand fait au nom du futur, très légitimement, un choix économique qui à court terme aggrave le chômage », constate Minc qui, comme Delors, considère cela comme un mal nécessaire au nom d’un prétendu sens de l’Histoire.

« Le pouvoir politique a choisi de laisser les clés du pilotage de l’économie à d’autres intérêts. »

Pourtant, ce choix du chômage est bien la conséquence de décisions néolibérales, qui profite à certaines catégories sociales. Nous avons ainsi retrouvé un document rare qui permet de faire un peu tomber les masques. Il s’agit d’une note de la banque américaine JPMorgan rédigée en octobre 1987 au moment où le directeur du Trésor français, Daniel Lebègue, participe à un déplacement à l’étranger, baptisé road show. Ce dernier a alors pour mission de vendre la politique économique et monétaire de la France et de séduire les investisseurs étrangers puisque la dette est placée sur les marchés financiers. Dans ce document, JPMorgan écrit qu’elle se réjouit de la politique économique française, qui affiche une inflation basse et un taux de chômage élevé de 11% qui permet de faire pression sur les salaires et d’écraser toute revendication salariale et sociale. Lorsqu’il quitte ses fonctions en 1987, Daniel Lebègue participe à un déjeuner au ministère de l’Economie et des Finances dirigé alors par Edouard Balladur, en présence de Pierre Bérégovoy, de Michel Pébereau, de Jacques Delors et de Jean-Claude Trichet, qui lui succède à la direction du Trésor. Il se réjouit alors du « consensus très fort » entre les uns et les autres sur le fait de mener « une politique économique sérieuse ». Le pouvoir politique a choisi de laisser les clés du pilotage de l’économie à d’autres intérêts.

Après quelques mois de relance keynésienne suite à la victoire de François Mitterrand en mai 1981, cette grande continuité économique est pleinement assumée par le pouvoir socialiste. Comme le résume Jean Peyrelevade, ancien conseiller du Premier ministre Pierre Mauroy, le « tournant de la rigueur » a été pris tout de suite parce qu’au sein même du parti socialiste (PS), il y avait des personnes comme Jacques Delors, ministre de l’Economie, ainsi que des conseillers comme Jacques Attali qui jugeaient déraisonnables les propositions du programme socialiste sur lesquelles le président Mitterrand avait été élu. Même le Premier ministre Pierre Mauroy qui incarne alors l’aile sociale du PS est influencé par la ligne Delors. Dès son discours de politique générale, le 8 juillet 1981, Mauroy explique que la politique qu’il va mener « sera conduite dans la rigueur. Cela signifie la rigueur budgétaire, martèle-t-il. Cela signifie que nous défendrons le franc et le maintiendrons dans le Système monétaire européen. Cela signifie une lutte déterminée contre l’inflation. Telle est notre ligne de marche ». En jouant sur toutes les possibilités graphiques qu’offre la bande-dessinée, nous essayons de restituer les coulisses de cette lutte d’influence qui a conduit le pouvoir socialiste à prolonger des choix néolibéraux et à justifier la rigueur par la construction européenne.

LVSL – Vous évoquez la « grande peur du désordre », donc du déficit commercial et budgétaire, qui agite la gauche à son arrivée au pouvoir. Pourtant, le rapport Eisner commandé et ensuite écarté par le pouvoir socialiste, a montré que le déficit commercial français était dû à la hausse des cours du pétrole et non aux nationalisations de 1981. Cette crainte du désordre était-elle un prétexte pour ne pas mener une politique ambitieuse capable de réduire le chômage de masse ?

B.C. – Comme le dit l’économiste Jean-Gabriel Bliek que nous interrogeons dans le livre, les socialistes avaient besoin de justifier le changement de leur politique économique en s’appuyant sur une caution étrangère. Pour cela, le ministère du Plan dirigé à l’époque par Michel Rocard et dans lequel travaillait Dominique Strauss-Kahn fait appel à l’économiste américain Robert Eisner. Mais ce dernier ne joue pas le jeu qu’on attend de lui. Le rapport a disparu des archives mais on peut en retrouver la trace dans un article publié en 1983 dans la revue américaine Challenge. Ce document explique clairement que le pouvoir socialiste a tous les outils en main pour mener une politique conduisant au plein emploi, quitte à sortir du système monétaire européen. Contrairement au storytelling martelé à l’époque comme aujourd’hui, cela n’aurait nullement conduit le pays à la catastrophe, estime Eisner. L’économiste américain ajoute que le déficit extérieur français n’a rien d’exceptionnel et s’explique largement par les importations de pétrole. Comme il n’allait pas dans le sens des orientations prises par le PS, ce rapport finit donc à la poubelle. Cette petite histoire dans la grande Histoire est éclairante. Pour reprendre l’expression de Jean-Gabriel Bliek qui a étudié de près cet épisode : « Tout ça a été un grand bluff. »

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Benoît Collombat © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

La fameuse « règle » du 3 % du PIB (Produit Intérieur Brut, ndlr) censée constituer une barrière infranchissable en matière de déficit public participe de la même entourloupe intellectuelle. Nous revenons sur les coulisses de sa création grâce au témoignage d’un haut-fonctionnaire de la Direction du Budget. Il raconte comment cet outil a été forgé à la demande du pouvoir politique, sans aucune rationalité scientifique… Il fallait simplement un outil en apparence incontestable pour justifier la rigueur et éteindre le débat sur la relance budgétaire. Ce 3% a ensuite été inscrit dans le traité de Maastricht avant de se mondialiser. Dans la même période, s’installe également tout un écosystème médiatique, dans la presse écrite et à la télévision, destiné à faire la promotion des options néolibérales. Je pense à l’émission en prime-time à la télévision « Vive la crise » présentée par l’acteur Yves Montand qui avait pour objectif de faire, et je reprends ici les termes d’Alain Minc, « la pédagogie de la rigueur ». L’opération s’accompagne d’un numéro spécial du journal Libération dirigé par Laurent Joffrin et Serge July pour délivrer le même message. L’Etat-providence est considéré comme anachronique, tandis que les français doivent se « serrer la ceinture » et s’adapter aux contraintes jugées salvatrices de la crise. Ce que Serge July résume ainsi dans son édito : « Le mot d’ordre n’est plus ‘‘changer la vie’’, mais ‘‘changer de vie’’ ». De la même manière, des spots de télévision sont diffusés sur France 3 mettant en scène l’homme d’affaire Paul-Loup Sulitzer. Ce dernier, cigare à la bouche, invite les français « à se jeter à l’eau » et à acheter des produits financiers proposés par la direction du Trésor, en vantant « un nouveau vocabulaire pour l’Etat : concurrence, marché et risque. »

Bien avant le « contre le chômage, on a tout essayé » de François Mitterrand en 1993, le PS avait complètement intégré que le chômage était une variable d’ajustement de l’économie et qu’il fallait faire avec. J’ai retrouvé dans les archives une page assez incroyable – que nous montrons dans la bande dessinée – qui est une publicité électorale du PS datant de janvier 1986. Nous sommes deux mois avant les élections législatives remportée par le RPR (Rassemblement pour la République, ndlr) de Jacques Chirac qui devient le Premier ministre de cohabitation (1986-1988) de François Mitterrand. Dans ce tract, le PS s’adresse aux épargnants (« Les économies rapportent plus à gauche qu’à droite ») qui ne veulent pas voir leur argent rogné par l’inflation (« Le steak de gauche augmente moins vite que celui de droite ») tout en mettant en avant le fait que « le chômage augmente moins vite à gauche qu’à droite » ! Un autre document de la banque américaine JPMorgan rédigé à la veille de l’élection présidentielle de 1988, constate avec satisfaction que, quel que soit le vainqueur, c’est la même politique économique favorable aux marchés financiers qui sera menée. L’alternance politique est devenue une fiction. Rien n’a fondamentalement changé depuis. Dès lors, comment s’étonner de la montée de l’extrême-droite ou de l’abstention massive ?

LVSL – Vous restituez dans votre ouvrage la parole de l’économiste Rawi Abdelal. Ce dernier laisse penser que les français n’ont absolument pas été poussés par les États-Unis pour institutionnaliser les règles du marché financier, mais que les élites politico-financières françaises ont très vite épousé le paradigme libéral. Lorsque la gauche était au pouvoir à partir de 1981, considérait-elle la libéralisation et la mondialisation comme un facteur pouvant engendrer du chômage de masse ?

B.C. – Les travaux de Rawi Abdelal montrent effectivement que les Français n’ont pas subi ce mouvement mondial de dérégulation mais en ont été les acteurs actifs. Certaines personnalités françaises influentes ont participé à ce phénomène comme Henri Chavranski (président du comité des mouvements de capitaux à l’OCDE de 1982 à 1994), Michel Camdessus (directeur du FMI de 1987 à 2000) ou Jacques Delors (président de la Commission européenne de 1985 à 1995). Le marché est devenu un horizon indépassable censé apporter « la prospérité pour tous », pour reprendre l’expression du livre de l’ex-chancelier allemand Ludwig Ehrard, grand pourfendeur du protectionnisme. La quasi-intégralité des personnalités que nous avons interrogées se gardent bien d’effectuer la moindre autocritique à ce sujet : à leurs yeux, il n’y avait pas d’alternative. « Ou alors, c’était le Venezuela », nous a-t-on systématiquement lancé avec un sens de la nuance que l’on appréciera.

On s’attarde longuement dans le livre sur la figure de Pierre Bérégovoy (ministre de l’Économie de 1984 à 1986 et de 1988 à 1992), issu d’un milieu populaire, qui avait fait de la lutte contre l’inflation sa priorité, une mission qu’il pensait au service du peuple, des plus défavorisés. Conseillé par son directeur de cabinet Jean-Charles Naouri (actuel PDG de Casino) et par Claude Rubinowicz, il a poussé activement à la libéralisation des marchés financiers et des capitaux. Pourtant, comme le montrent documents et témoignages, il s’interroge à plusieurs reprises sur le bien-fondé des orientations prises : il était favorable à une sortie du SME en 1983, ne partageait pas les orientations du rapport Delors en 1989 sur l’union économique et monétaire, il était contre l’indépendance des banques centrales, souhaitait que l’État continue à décider des taux d’intérêts et à piloter l’économie… Des notes montrent son inquiétude face à une politique qui n’endigue en rien l’augmentation du chômage, bien au contraire. Bérégovoy était obsédé par l’idée d’être Premier ministre, ce qu’il sera finalement de 1992 à 1993. Je pense qu’il a bien vu que, pour continuer sa marche vers le pouvoir, il devait se rallier à la doxa économique dominante. Après son suicide le 1er mai 1993, l’ancien ministre communiste de l’Emploi, Jack Ralite aura ces mots : « j’ai bien peur que celui qui a appuyé sur la gâchette, ce soit l’ancien cheminot. »

LVSL – Passons maintenant à la politique européenne, que vous abordez largement dans votre bande dessinée. Lorsque Jacques Delors accède à la présidence de la Commission européenne, il a pour objectif de supprimer dès 1992 toutes les barrières au sein de l’Union. Alors que le traité de Maastricht est signé cette même année, François Mitterrand ne semble pas se soucier qu’aucune harmonisation de l’épargne et de la fiscalité ne soit envisagée entre les pays membres. Pourtant, cette non-harmonisation laisse libre-cours au dumping social et fiscal largement préjudiciable à l’emploi dans l’hexagone. Mitterrand ne pouvait pourtant ignorer qu’Helmut Kohl, alors chancelier allemand, ne sacrifierait jamais les impératifs des épargnants qui représentent un électorat influent outre-Rhin. Dès leur conception, les institutions européennes ont-elles été un danger pour le maintien des emplois français ?

B.C. – Dès l’origine, la construction européenne est la fille d’une certaine matrice idéologique qui est celle de la Société du Mont-Pèlerin, groupe de réflexion composé d’économistes et d’intellectuels créé après la Seconde guerre mondiale. Au sein de cette famille existe une branche dite ordolibérale, qui constitue en quelque sorte la version allemande du néolibéralisme. La construction européenne a été grandement influencée par cette branche-là, dont le mantra est « l’économie sociale de marché ». L’expression est trompeuse : il ne s’agit nullement d’une priorité donnée à la question sociale, il faut l’entendre comme la primauté du marché au sein de la société. Dans un tel cadre, le plein emploi n’est pas l’objectif principal. Nous rappelons dans le livre l’alerte lancée à l’Assemblée nationale, en janvier 1957, par Pierre Mendès-France, juste avant le Traité de Rome. Ce dernier s’inquiète alors d’un projet « basé sur le libéralisme classique du XIXème siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes » avec le risque de sacrifier l’emploi et le progrès social. Bien avant Raymond Barre, les parcours d’un Jean Monnet, dont la figure a été mythifiée, ou d’un Robert Marjolin, son bras droit, sont très instructifs. Proches des milieux d’affaires, notamment américains, leur conception de la construction européenne est avant tout économique, contrairement à de Gaulle. L’entrée au panthéon de Jean Monnet (qui explique dans ses Mémoires avoir voté Mitterrand contre de Gaulle au deuxième tour de la présidentielle en 1965) en novembre 1988, par la volonté de François Mitterrand, est un symbole assez éloquent.

« Tommaso Padoa-Schioppa écrit que « les avancées de l’Europe ont été favorisées par [un] despotisme éclairé et [une] démocratie limitée ».

Pour que l’Allemagne d’Helmut Kohl renonce à son mark, la France va accepter ce logiciel ordolibéral, qui prévoit la mise en place d’une banque centrale indépendante. Autrement dit : la perte de contrôle de la monnaie par les États. L’économiste François Morin était à l’époque membre du Conseil général de la Banque de France. Il a assisté de l’intérieur aux débats préparatoires à la monnaie unique. Deux options étaient sur la table, dit-il : la voie du couronnement donnant la priorité à la construction économique de l’UE au détriment du politique, ou la voie du « big-bang » privilégiant l’intégration politique. C’est la théorie du couronnement qui a prévalu.

Cette architecture européenne a en grande partie été théorisée par un personnage totalement inconnu du grand public : Tommaso Padoa-Schioppa. Ce banquier italien, qui a notamment été directeur général pour l’Économie et les Affaires financières de la Commission européenne (1979-1983), membre du directoire de la Banque centrale européenne (1998-2005), ministre de l’Économie (2006 – 2008) du gouvernement Prodi ou encore président du Conseil ministériel du FMI (2007-2008) a joué un rôle clé dans la conception de l’euro et des institutions européennes. Jacques Delors le considère comme un « visionnaire » qui a inspiré son action. Padoa-Schioppa a également conseillé le gouvernement grec de Georges Papandréou en 2010, cinq ans avant l’arrivée au pouvoir de Syriza (parti politique grec au pouvoir entre 2015 et 2019, ndlr). Quand on se plonge dans ses écrits, on est frappé par la violence de sa conception du fonctionnement de la société. Tout en se félicitant de la Révolution silencieuse qu’a constitué à ses yeux le fait d’avoir dépouillé l’État-nation d’une partie de ses prérogatives (Padoa-Schioppa emploie l’expression de révolution « paperassière et procédurière, éparpillée dans la langue technique des bureaucrates »), il reconnait que la construction européenne n’est pas le fruit « d’un mouvement démocratique, ni d’une mobilisation populaire ». Padoa-Schioppa écrit même que « les avancées de l’Europe ont été favorisées par [un] despotisme éclairé et [une] démocratie limitée. »

NDLR : Pour en savoir plus sur la politique économique menée par le Parti socialiste entre 1981 et 1983, lire sur LVSL l’entretien réalisé par William Bouchardon : « Si on nationalise, ne faut-il pas aller vers la démocratie économique ? » – Entretien avec François Morin.

LVSL – Dans une Union européenne dont les membres sont privés de souveraineté monétaire et sont largement contraints dans leurs dépenses, quelles solutions restent possibles afin de résoudre le chômage de masse ?

Avec ce livre, nous ne prétendons pas apporter des réponses clefs en main. Nous souhaitons avant tout rendre cette histoire visible et lisible afin que chacun se l’approprie dans le débat public, et qu’elle ne soit plus réservée à une minorité d’ « experts » médiatiques. Il faut sortir de cette intimidation intellectuelle qui consiste à dire que ces sujets seraient trop compliqués pour le grand public. La monnaie, les banques, les marchés financiers, l’État… il ne s’agit pas de sujets techniques : ils sont éminemment politiques. Nous avons également voulu interroger la pertinence de choix qui, par définition, peuvent toujours être défaits et les relier à la force d’une idéologie qui embrasse l’action des individus. Maintenant que faire ? Rien ne se passera sans rapport de force politique, syndical et social comme le dit Ken Loach dans la préface de notre livre. Il constate qu’un mouvement social de protestations sans relais puissant et organisé c’est « comme la vapeur d’une bouilloire, il se dissipe dans l’air ». En mai 2021, François Hollande estimait que « le problème » de la gauche française était qu’elle « ne propose rien ». Dans notre livre, on voit au début des années 1980 le jeune Hollande supporter de Jacques Delors en train d’écrire des articles dans le journal Le Matin, proche du PS, en faveur de ces politiques néolibérales…

Ce logiciel social-démocrate est désormais à l’agonie. Dans le même temps, de nombreuses propositions alimentent en réalité le débat, sans être relayés par les médias dominants. Mais elles circulent. On peut citer le salaire à vie de Bernard Friot, la garantie économique générale de Frédéric Lordon, le salaire minimum socialisé de Benoît Borrits ou encore la garantie d’emploi de l’économiste américaine Pavlina Tcherneva qui a nourri le programme de Bernie Sanders aux États-Unis. La garantie d’emploi propose un emploi d’utilité sociale à toute personne qui le souhaite. Elle s’appuie sur le courant de pensée de la théorie monétaire moderne (MMT) porté notamment par Stéphanie Kelton qui part du principe qu’un Etat doit disposer de sa souveraineté monétaire, en mettant fin au chantage à l’emploi. Au terme de notre enquête en bande-dessinée qui a duré près de quatre ans, une grande bifurcation idéologique, sociale et monétaire apparait inévitable.

NDLR : Pour en savoir plus sur la théorie moderne de la monnaie, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy : Stephanie Kelton : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit ».

LVSL – De fait, dans la conception actuelle de l’Union européenne, cette ambition semble difficile…

B.C. – Cela n’a rien d’impossible. C’est avant tout une question d’objectifs politiques et de modalités pratiques. Comment retrouver les outils méthodiquement démantelés par les néolibéraux au fil des ans ? Comment redonner à l’Etat le sens de sa mission véritable ? Pavlina Tcherneva a une expression très forte lorsqu’elle explique que « soit vous garantissez le plein emploi, soit vous garantissez le chômage. » Elle évoque aussi le fait que « le chômage est une épidémie silencieuse », avec des conséquences sanitaires et sociales, ce que nous mettons également en avant au début de notre livre en évoquant les études de chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM, ndlr) faisant état de 14.000 morts par an liés au chômage. Les priorités collectives doivent être repensées. On voit bien que l’on arrive à la fin d’une séquence historique, sur fond de fuite en avant du capitalisme, d’augmentation des inégalités et de destruction des écosystèmes, le tout étant évidemment lié. Mais cette fin peut durer très longtemps ! Le néolibéralisme a toujours su traverser les crises, appelant à se « réinventer » pour mieux faire diversion et ne finalement rien changer à son agenda. Le risque pointé par le journaliste Romaric Godin (auteur de La guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire, La Découverte, 2019) à la fin de notre ouvrage est celui d’un rapprochement entre une extrême droite sans boussole économique, et des élites néolibérales qui se radicalisent avec des méthodes de plus en plus autoritaires. Dans ce contexte délétère, il paraît urgent de transformer le choix du chômage en choix de l’emploi.