Alors que les Gazaouis agonisent sous les bombes, un basculement silencieux s’opère : les États-Unis négocient directement avec le Hamas, marginalisent Israël et redessinent leur stratégie au Moyen-Orient. Déclin de l’unipolarité américaine, montée en puissance des États du Golfe, isolement de Netanyahou, fissures au sein des élites israéliennes : l’architecture régionale vacille. Le soutien à Israël, jadis pilier de l’ordre impérial, devient un fardeau stratégique. Par Jonathon Shafi [1].
[NDLR : Cette analyse se fonde, entre autres, sur le tournant stratégique que les États-Unis opèrent vers l’Asie dans une optique de confrontation avec la République populaire de Chine, et sur la dynamique de désoccidentalisation en cours – thèmes sur lequel LVSL a publié de nombreux articles. Elle ne fait pas consensus au sein de notre rédaction : d’autres ont mis en avant l’isolationnisme à géométrie variable de Donald Trump et l’influence du lobby militariste aux États-Unis pour nuancer leur retrait du Moyen-Orient – et leur prise de distance à l’égard d’Israël]
La récente libération d’Edan Alexander, otage américano-israélien, a été le fruit de négociations directes entre les États-Unis et le Hamas. Présentée comme un geste destiné à instaurer un climat de confiance en vue d’un cessez-le-feu plus large, cette initiative s’est déroulée sans la participation des représentants israéliens.
Ce tournant a été perçu comme une rupture historique dans les relations entre Washington et Tel-Aviv, déclenchant un vif débat sur la nature des rapports personnels entre Donald Trump et Benyamin Nétanyahou. Avigdor Lieberman, président du parti conservateur Yisraël Beiteinou, estime que l’axe américano-israélien se trouve actuellement à un point « historiquement bas ». Certains y voient une mise en scène politique, destinée à préparer l’opinion à de nouvelles escalades sanglantes. Mais il faut dépasser la psychologie des dirigeants — obsession des commentateurs contemporains — pour interroger les dynamiques structurelles et les tensions stratégiques qui dessinent l’arrière-plan d’un ordre mondial en recomposition.
La fin de l’unipolarité américaine appelle un changement de paradigme au Moyen-Orient et bouleverse les certitudes d’hier. Ce qui se joue, en toile de fond, c’est rien de moins qu’un remodelage de l’architecture étatique mondiale : un monde en transition, où les puissances régionales redéfinissent leurs sphères d’influence au sein d’un nouvel ordre multipolaire.
« Si Israël n’existait pas, les États-Unis devraient l’inventer pour défendre leurs intérêts dans la région »
– Joe Biden, 1968
Les États-Unis, désormais en déclin relatif par rapport à leur position passée de superpuissance incontestée, cherchent à négocier au mieux leur retrait stratégique. L’appareil impérial américain, tentaculaire, est devenu trop coûteux à entretenir ; et surtout, les guerres menées pour préserver cette hégémonie se sont soldées par des échecs retentissants, aux allures de fiascos. Dans cette reconfiguration, Israël est appelé à jouer un rôle stratégique moins central pour Washington, qui n’a aucun intérêt vital dans les instabilités propres à l’ère Netanyahou — notamment une confrontation ouverte avec l’Iran.
Rendements décroissants
Ce processus révèle que, bien que très influent, le lobby pro-israélien ne dicte pas la politique étrangère américaine. Cette idée a longtemps eu cours, mais elle tend à sous-estimer l’intérêt propre des États-Unis. Loin d’être entraînée à contrecœur par un allié trop exigeant, l’Amérique a en réalité investi dans Israël comme dans un avant-poste militaire destiné à sécuriser ses objectifs impériaux au Moyen-Orient. Comme le déclarait Joe Biden en 1986 : « [Soutenir Israël], c’est le meilleur investissement de 3 milliards de dollars que nous puissions faire. Si Israël n’existait pas, les États-Unis devraient l’inventer pour défendre leurs intérêts dans la région. »
Une logique qui correspondait à une certaine phase de l’impérialisme américain. Mais cette stratégie est aujourd’hui remise en question, à mesure que cet actif se déprécie — voire se transforme en fardeau. Le nouveau contexte régional, dominé par l’émergence d’un ordre multipolaire, exige désormais une stabilité que les États du Golfe entendent eux-mêmes garantir. Washington, de son côté, aspire à une réorganisation régionale capable de protéger ses intérêts financiers et stratégiques à long terme, en prenant acte de l’échec des interventions militaires répétées au Moyen-Orient.
C’est dans ce cadre que s’inscrivent l’accélération des discussions avec l’Iran et la probabilité croissante d’un accord. Les États-Unis ont également mis fin aux hostilités avec les Houthis — fait remarquable, sans coordination ni soutien israélien. Comme mentionné précédemment, ils ont même engagé un dialogue direct avec le Hamas, au grand dam du cabinet israélien. Lors de son dernier déplacement, Trump a tenu des pourparlers de haut niveau avec plusieurs acteurs clés de la région — mais pas avec Israël. Le porte-avions USS Harry S. Truman a depuis quitté la mer Rouge, avec trois avions de chasse en moins. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Netanyahou en vienne à admettre qu’Israël devra « se sevrer de l’aide militaire américaine ».
Alors que les États-Unis se préparent à une rivalité croissante avec la Chine, ils cherchent un compromis leur permettant de poursuivre leurs objectifs commerciaux en s’appuyant sur les États du Golfe, dans un contexte d’intégration régionale. Cette redéfinition des priorités s’accompagne d’une coordination active avec l’Arabie saoudite sur les modalités d’un cessez-le-feu durable à Gaza — un processus complexe, semé d’embûches, tant le désengagement soulève de nouveaux dilemmes. Cela explique en partie pourquoi un rapport affirme que l’administration Trump envisage un jour l’expulsion d’un million de Palestiniens de Gaza vers la Libye, et que l’ambassade américaine le dément catégoriquement le lendemain. Ces palinodies pourraient refléter des lignes de fracture au sein même de l’establishment américain sur cette question — ce qui renvoie à l’avenir incertain de Gaza, en grande partie détruite par Israël avec le soutien de ses alliés de l’OTAN.
Le projet d’un « riviera » Trump-Netanyahou dans une Gaza vidée de sa population n’avait aucune chance d’être accepté dans la région — et l’image générée par intelligence artificielle, postée par Trump sur les réseaux sociaux, était d’une obscénité trop flagrante. Mais sur le plan concret, cette provocation a eu pour effet d’accélérer la mise en œuvre du plan égyptien pour Gaza, qui rejette l’épuration ethnique de l’enclave. Ce plan a reçu le soutien du sommet arabe, et, plus discrètement, celui du Royaume-Uni, de la France, de l’Allemagne et de l’Italie. Contrairement à ce que laissaient entendre certains premiers échos, les États-Unis ne s’y sont pas opposés. L’envoyé spécial au Moyen-Orient, Steve Witkoff, l’a même salué comme une « initiative de bonne foi de la part des Égyptiens ».
Israël se retrouve acculé : il a besoin d’une normalisation régionale, mais sa position de négociation est minée par les crimes de guerre et les exactions génocidaires qu’il continue de commettre. Chaque heure passée à poursuivre cette politique affaiblit un peu plus sa posture diplomatique. L’agence Moody’s alerte sur de « graves conséquences pour les finances publiques » et sur « une dégradation continue de la qualité institutionnelle », en raison des risques politiques majeurs. Selon certaines estimations, Israël pourrait perdre jusqu’à 400 milliards de dollars d’activité économique au cours de la prochaine décennie.
Si un petit cercle d’intérêts liés à l’industrie de l’armement prospère dans un état de guerre permanent, la majorité des flux commerciaux — bien plus vastes et complexes — n’y a pas intérêt
En dépit de cela, les États-Unis passent désormais des accords avec les pays arabes sans exiger une normalisation avec Israël en contrepartie. En échange, Trump a obtenu la promesse d’un investissement saoudien de 600 milliards de dollars — incluant l’un des plus importants contrats d’armement de l’histoire. Cela remet également en cause l’engagement traditionnel des États-Unis à garantir à Israël une « supériorité militaire qualitative » sur ses voisins, pilier historique de sa domination régionale. Trump a d’ailleurs réaffiché, à Riyad, son opposition aux guerres de changement de régime, et a porté un coup important aux canaux de diffusion du softpower américain en définançant l’United States Agency for International Development (USAID).
Mettre fin au chaos géopolitique
Ce basculement offre aux puissances régionales et au Conseil de coopération du Golfe une opportunité historique : discipliner Israël et faire avancer la cause d’un État palestinien. Il faut toutefois préciser que cet objectif, de leur part, n’a rien d’altruiste — en témoigne leur inaction persistante face au génocide en cours à Gaza. Leur intérêt est de garantir que leur sphère d’influence régionale s’inscrive, dans le nouvel ordre mondial, selon des lignes qui leur soient favorables. Dans cette optique, l’Arabie saoudite perçoit Israël comme une menace sécuritaire pour ses ambitions régionales : l’obsession expansionniste et brutale de l’État hébreu vis-à-vis des Palestiniens alimente un cycle sans fin de violences et d’instabilité. La justesse de la cause palestinienne, dans ce calcul, est presque accessoire — ce qui explique l’indifférence inexcusable avec laquelle Riyad temporise.
La question palestinienne est toutefois devenue un levier structurant dans les rapports de force interétatiques régionaux. Elle sert désormais de plateforme pour contenir Israël. La seule inconnue reste l’ampleur et la vitesse de ce revirement. Un autre facteur décisif réside dans l’exigence de stabilité régionale exprimée par le capital international — car la géographie du commerce mondial ne peut plus reposer sur des marchés ouverts à coups de frappes aériennes américaines.
Si un petit cercle d’intérêts liés à l’industrie de l’armement prospère dans un état de guerre permanent, la majorité des flux commerciaux — bien plus vastes et complexes — n’y a pas intérêt. Cela explique pourquoi le Financial Times a plaidé dès octobre 2023 pour un cessez-le-feu, et pourquoi d’autres porte-voix de l’establishment comme The Economist commencent à se distancer prudemment de la politique israélienne à Gaza.
La pression monte, et les alliances se tendent. Le Royaume-Uni, la France et le Canada ont publié ce mois-ci une déclaration commune condamnant l’expansion militaire israélienne et l’absence d’aide humanitaire dans la bande de Gaza ; pour la première fois, la menace de sanctions ciblées a été évoquée publiquement. Netanyahou a répliqué en qualifiant cette prise de position de « gigantesque récompense pour l’attaque génocidaire contre Israël du 7 octobre ». Une réaction cynique, quand on sait que ces pays ont fourni sans relâche armements, soutien technique et couverture diplomatique à Tel-Aviv.
Mais ces États doivent désormais composer avec leur image internationale, leurs impératifs de sécurité globale et une compétition économique accrue. Ce n’est sans doute pas un hasard si Rachel Reeves a déclaré que le Royaume-Uni visait un important accord commercial avec les pays du Golfe, dans le sillage des récentes négociations entre l’Union européenne et l’Inde. De telles initiatives risquent d’être compromises si Israël va jusqu’au bout de son entreprise génocidaire et mène à bien le nettoyage ethnique de Gaza — avec toutes les conséquences régionales que cela entraînerait.
La semaine dernière, plus de trois cents responsables et investisseurs espagnols se sont réunis à Riyad dans le cadre d’un forum économique hispano-saoudien, où des accords substantiels ont été conclus. Dans le même temps, l’Espagne appelle à un embargo sur les armes à destination d’Israël et exhorte ses partenaires européens à en faire autant. Elle réclame également des mesures concrètes en faveur de la reconnaissance d’un État palestinien. Ces points figuraient à l’ordre du jour du sommet de haut niveau organisé dimanche par le « groupe de Madrid », qui rassemblait des représentants européens — France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie — aux côtés d’émissaires de l’Égypte, de la Jordanie, de l’Arabie saoudite, de la Turquie, du Maroc, de la Ligue arabe et de l’Organisation de la coopération islamique. De plus en plus, Israël n’apparaît plus comme un partenaire stratégique rationnel et rentable, mais comme un problème à résoudre pour les puissances occidentales, un obstacle aux intérêts de leur secteur privé et à leurs ambitions régionales.
Isolé, et perdant de sa valeur stratégique aux yeux de Washington, Netanyahou semble sans issue. Il est possible qu’il négocie déjà son propre « lendemain », misant sur son dernier levier : infliger davantage de souffrances aux Palestiniens pour faire monter les enchères dans l’horreur. Son récent voyage en Hongrie est lié aux procédures ouvertes par la Cour pénale internationale (CPI). Et si cette cour reste un instrument colonial, il n’est pas certain que la tentative de concentrer la responsabilité sur un seul individu puisse être évitée. On peut s’attendre à ce que l’Occident se détourne plus nettement de Netanyahou dans les mois à venir, dans une tentative de se dissocier de la catastrophe qu’il a contribué à créer — tout en cherchant à rétablir des relations avec le Moyen-Orient et le Sud global.
Netanyahou est également empêtré dans un marécage judiciaire domestique, où il fait face à plusieurs affaires de corruption autrement plus difficiles à éluder. Mais le cœur du problème est ailleurs : dans la réorganisation géopolitique qu’impose l’émergence d’un monde multipolaire, Israël — au-delà de la personne de Netanyahou — perd sa centralité dans la stratégie américaine pour la région.
Fuite en avant dans la sauvagerie
Netanyahou et ses alliés tiennent toujours les rênes de l’État israélien — ce qui ne fait qu’accroître le danger et l’instabilité — mais leur pouvoir se fissure, et leur gouvernance devient de plus en plus intenable. La politique de Netanyahou ne mène qu’à l’appauvrissement croissant des perspectives israéliennes. Il faut aussi souligner que ce conflit ne se résume pas à une poignée de pacifistes isolés face à une classe dirigeante soudée. Des lignes de fracture traversent les élites économiques, l’armée, les services de sécurité, et jusqu’à certaines figures politiques de premier plan.
À cela s’ajoutent les éléments les plus fanatiques et messianiques — colons et extrémistes religieux — dont l’influence risque de croître à mesure que la situation s’envenime, aggravant encore la désintégration du tissu étatique. Plus l’horreur s’intensifie, plus les divisions deviennent virulentes. Sur Channel 14, l’élu Moshe Feiglin a récemment affirmé que « chaque enfant, chaque bébé, est un ennemi » ; tandis qu’à l’opposé, l’opposant Yair Golan avertit : « Israël est en train de devenir un État paria, comme l’Afrique du Sud l’a été… Un pays sain ne fait pas la guerre aux civils, ne tue pas des bébés pour le plaisir, et ne se donne pas pour objectif de déporter des populations. »
L’ancien Premier ministre Ehud Olmert lui-même a pris ses distances, déclarant lors d’un « Sommet populaire pour la paix » que « Gaza est palestinienne, non israélienne. Elle doit faire partie d’un État palestinien. » C’est, selon lui, la condition pour une normalisation durable. D’anciens chefs du Mossad et du Shin Bet ont, avec un ex-vice-chef d’état-major de Tsahal, cosigné une lettre appelant Trump à ne pas suivre Netanyahou et à mettre fin à la « guerre ». Ces prises de position relèvent bien sûr de calculs stratégiques, fondés sur le constat que Netanyahou a atteint une impasse. L’objectif désormais est un sauvetage diplomatique : tenter de réaligner autant que possible les positions israéliennes et américaines. On notera que les soutiens traditionnels d’Israël dans les médias se sont étrangement tus. Il n’existe plus aucun récit dominant capable de fédérer la propagande : le discours s’est tout bonnement effondré. Le mouvement international de solidarité avec la Palestine, quant à lui, a vu ses principales revendications légitimées, ainsi que son analyse de l’ampleur et des objectifs du carnage infligé à Gaza.
Ce mouvement s’est imposé, ces derniers mois, comme l’avant-garde de la conscience morale, tout en demeurant politiquement inclusif, malgré les calomnies dont il a été la cible. Désormais, en Occident, les « grands et bons » commencent à infléchir leur position. Sans aller jusqu’à reconnaître la nature apartheid de l’État israélien, Thomas Friedman, éditorialiste du New York Times, écrit : « Ce gouvernement israélien agit d’une manière qui menace les intérêts fondamentaux des États-Unis dans la région. Netanyahou n’est pas notre ami. » Dans The Guardian, Jonathan Freedland prédit que Trump finira par trahir son ancien allié. L’ex-vice-président de la Commission européenne Josep Borrell affirme désormais qu’Israël commet un génocide. Emmanuel Macron doit, pour sa part, coprésider un sommet à New York avec l’Arabie saoudite sur la création d’un État palestinien.
Il faut le rappeler : ces évolutions sont dictées par des intérêts, non par une soudaine poussée de conscience morale. Dans le cas de la France, Macron cherche à faire avancer des objectifs géopolitiques européens et français au Moyen-Orient, pour lesquels l’alignement sur Israël rapporte de moins en moins. Comme les États-Unis, Paris a besoin d’un nouveau mode de relation avec la région. D’autres capitales anticipent d’ores et déjà le lent processus de « blanchiment » qu’exigera la normalisation future de l’État israélien, en réduisant le problème à une dérive exceptionnelle incarnée par Netanyahou.
Rien de ce qui précède ne peut être considéré comme acquis — d’autant plus que le gouvernement israélien risque de se radicaliser encore. À chaque étape, le mouvement mondial pour la Palestine doit continuer à se mobiliser, à s’institutionnaliser et à universaliser ses positions. Car, en définitive, c’est la résilience du peuple palestinien qui, contre toute attente, constitue le facteur décisif dans l’équation régionale. Leur lutte pour la dignité, la liberté et les droits fondamentaux a démontré, dans les faits, ce qu’ils affirment depuis toujours : exister, c’est résister.