Le secret bancaire libanais, relique d’un modèle libéral déliquescent

Le secret bancaire libanais, autrefois considéré comme une bénédiction pour la croissance du pays, s’est retourné contre un Liban désormais en crise. Réformé à plusieurs reprises pour se conformer aux standards internationaux, le secret bancaire a perdu de son ampleur sans pour autant disparaitre. L’abolition de cette législation réclamée pendant la révolte de 2019 pour mettre fin aux pratiques des dirigeants politiques accusés d’enrichissement illicite fait face à une opposition farouche. Malgré la corruption qu’elle couvre et les recettes fiscales qu’elle entrave, l’obligation de discrétion des banquiers est défendue bec et ongles par l’oligarchie politico-financière du pays…

Du « miracle » au cauchemar

Le secret bancaire consiste en une obligation légale, pour les banques, de conserver la confidentialité des informations sur leurs clients. Une levée de cette obligation peut être demandée par la justice dans le cadre d’une enquête pénale. L’opacité du système bancaire est variable d’un pays à l’autre en fonction de sa législation. Le choix d’une telle législation peut être motivé par une stratégie économique qui permet d’attirer dans les banques locales des investisseurs soucieux de conserver leur anonymat.

Baguette magique brandie dans les années 1950 pour accomplir le « miracle économique » qu’a connu pays du Cèdre, le secret bancaire représente de nos jours un important manque à gagner pour les autorités fiscales. Consacrée par la loi de 1956, l’opacité des banques libanaises quant aux informations de leurs clients, conjuguée à des montages juridiques et financiers, a créé les conditions d’une évasion fiscale connue de tous. Ces dernières années, le miracle a viré au cauchemar. En 2020, le Premier Ministre Hassan Diab faisait un constat glaçant : « l’État n’est plus en mesure de protéger les Libanais et leur assurer une vie décente. » Ceux-ci peuvent à peine retirer leur argent de la banque, leur pouvoir d’achat s’est effondré et la valeur de la livre libanaise a été réduite à peau de chagrin.

L’endettement constant de l’État, alimenté par les capitaux étrangers, a fonctionné sur le mode d’une pyramide de Ponzi. Dès lors que les investisseurs ont commencé à douter de la solvabilité de la Banque centrale libanaise, l’ensemble du mécanisme financier s’est écroulé

Rendue à l’évidence, la classe politique est unanime sur la nécessité d’une aide massive du FMI comme moyen unique d’injecter des capitaux dans la Banque centrale libanaise, boudée par tous les créanciers du monde. L’institution de Bretton Woods exige en contrepartie des réformes structurelles, notamment celle du secteur bancaire, ce que les responsables libanais ne sont pas résolus à accepter. Fatalement, les négociations engagées depuis le printemps 2020 piétinent et l’octroi des 11 milliards de dollars reste en suspens…

Le piège de la financiarisation se referme

Faisant le pari d’une économie tournée vers le secteur tertiaire et les mouvements de capitaux (au détriment du développement des secteurs agricoles et industriels) le pays a créé les conditions de sa propre fragilité. Dans les années 1950, le jeune Liban décide d’adopter une législation libérale dans l’intention faire fleurir son économie grâce à l’attraction de l’épargne étrangère, facilitée par le secret bancaire. Alors que les investisseurs fuyaient les pays voisins, cette stratégie s’est avérée payante. Le pays a connu, les années suivantes, un afflux massif de capitaux issus des pétromonarchies du Golfe et de la diaspora libanaise.

Au sortir de la guerre civile dans les années 1990, le Premier Ministre Rafiq Hariri remet au gout du jour la doctrine libérale dans le pays. Sa politique monétaire consistait à faire du Liban un coffre-fort pour les fortunes des pays du Golfe grâce des taux d’intérêts extrêmement attractifs (15 à 20%). L’endettement constant de l’État, alimenté par les capitaux étrangers, a fonctionné sur le mode d’une pyramide de Ponzi. Dès lors que les investisseurs ont commencé à douter de la solvabilité de la Banque centrale libanaise, l’ensemble du mécanisme financier s’est écroulé.

C’est ce qui a été observé en 2020 lorsque le Liban, endetté à hauteur de 170% de son PIB (le 3ème taux le plus élevé au monde), s’est déclaré en défaut de paiement. L’agriculture et l’industrie, parents pauvres des investissements publics depuis des décennies, au profit du secteur tertiaire et immobilier, sont restés au stade embryonnaire. À l’heure où son pilier financier s’est effondré, l’État libanais a immanquablement été frappé de plein fouet par l’absence de diversification de son économie. Le pays, extrêmement dépendant de l’extérieur, est aujourd’hui contraint d’importer entre 65 % et 80 % des biens liés à ses besoins alimentaires. En 2021, plus des trois quarts de la population est tombée sous le seuil de pauvreté multidimensionnelle selon l’étude de la Commission économique et sociale des Nations Unies pour l’Asie occidentale. Pourtant, les grandes fortunes politiquement influentes résistent sans relâche à la disparition du secret bancaire.

Livres libanaises et dollars américains. © Dreamstime.com

Corruption et manque à gagner

Le Liban est considéré comme l’un des pays les plus corrompus au monde par Transparency International en 2021 (avec la 154e place sur les 180 pays étudiés). L’ONG estime que celle-ci est généralisée et affecte tous les niveaux de la société, surtout les partis politiques, le Parlement, l’administration publique, les douanes et la police. Ce phénomène n’est pas nouveau : pendant la guerre civile (1975-1990), le secret bancaire a facilité les transferts de fonds profitant aux milices et aux marchés de l’armement. La corruption a également souillé l’institution étatique. Et pour cause, dès les années 1980, des chefs communautaires avaient la mainmise sur des ministères entiers. Les faits de corruption et d’évasion fiscale, incriminés mais rarement poursuivis par la justice, ont favorisé l’enrichissement illicite d’une poignée de personnalités haut placées et ont coutés cher aux finances publiques.

Désabusée par la déficience des services publics et la facilité avec laquelle les mieux lotis s’affranchissent des impôts ou blanchissent leur argent, le reste de la population refuse de jouer un jeu de la fiscalité. En l’absence de contrepartie en termes d’investissements économiques et sociaux, la confiance des contribuables dans leurs dirigeants a été brisée. L’insuffisance des recettes publiques qui en découle remet en cause la capacité de l’État à assumer ses prérogatives les plus élémentaires. Résultats : le système éducatif et le système médical s’en trouvent fragilisés, l’armée manque cruellement de moyens, l’état des infrastructures se dégrade, les fonctionnaires ne sont plus payés à la hauteur de leurs besoins les plus élémentaires et les retraites ont quasiment disparu. Ce cercle vicieux est d’autant plus pervers qu’il encourage le recours à « la corruption et aux services parallèles, qui mènent à leur tour au vote politique d’allégeance et à l’affaiblissement du rôle de l’État », écrit Karim Daher dans Le Commerce du Levant. Sans surprise, l’augmentation de l’imposition indirecte telle que la TVA ou encore celle sur l’utilisation de Whatsapp a déclenché un ras-le-bol populaire qui a débouché sur les soulèvements d’octobre 2019.

Malgré l’adhésion du Liban aux normes de l’OCDE sur les échanges d’informations bancaires et au Forum mondial sur la transparence fiscale en 2017, le secret bancaire persiste. C’est à marche forcée que le pays a modifié sa législation pour la mettre en conformité avec les standards internationaux. Sous la menace d’être placé sur liste noir par le Groupe d’action financière et le Forum international, le Parlement a voté une loi qui étend la levée du secret bancaire à une vingtaine de crimes supplémentaires dont ceux de corruption, d’enrichissement illicite et de détournement de fonds publics.

Le député Ibrahim Kanaan, à la tête de la commission parlementaire des finances rapportait au Figaro que l’adoption de la loi représente « un pas important pour le Liban dans la lutte contre la corruption » tout en nuançant rapidement son propos. Le mécanisme confie seulement le droit de lever le secret bancaire à une Autorité de lutte anticorruption et à une commission d’investigation de la Banque centrale, et non à la justice. Cet amendement a été voulu par des députés craignant de possibles « influences politiques » sur la justice. Or, selon le député Kanaan, cette mesure annihile « l’essence même de la loi ». En effet, la commission d’investigation de la Banque centrale a déjà cette prérogative depuis des années ; ce qui n’a pas empêché que des milliards soient transférés à l’étranger en toute tranquillité.

Qui plus est, cette loi est appliquée essentiellement dans le cadre de poursuites internationales. Rares sont les cas où elle est utilisée pour lutter contre la corruption locale, faute de volonté politique. L’avocat Paul Morcos, auteur d’un ouvrage intitulé Le secret bancaire face à ses défis, partage le même avis. Il confirme aux journalistes du Commerce du Levant qu’« il n’y a pas lieu d’attendre une initiative d’un quelconque parti politique pour lever le secret bancaire. » L’expert explique que le corpus législatif actuel doit être amélioré pour assurer la poursuite effective des cas de corruption du personnel politique. A l’heure actuelle, le plaignant qui introduit une affaire en justice pour enrichissement illicite « s’expose en plus à une amende de 200 millions de livres libanaises au moins et de trois mois à un an de prison » si son action est rejetée. Cette épée de Damoclès, planant au dessus de la tête des dénonciateurs de fraude, n’encourage en aucun cas la sanction de ce genre d’abus. De fait, les fraudeurs sont encore à l’abri.

Cet été, le parlement libanais a rouvert le dossier en proposant un nouvel amendement à la loi dans le sens de la réduction du champ du secteur bancaire mais cette version ne trouve toujours pas grâce aux yeux du Fonds Monétaire International. Ce dernier a considéré que la loi présentait encore d’importantes lacunes et a enjoint les députés à revoir certains points de la loi. Autrement dit, l’accord sur le plan de sauvetage du pays, dont le secret bancaire n’est qu’un point parmi d’autres, n’est pas prêt d’être conclus dans l’immédiat.

Quelque chose à cacher Monsieur Salamé ?

Quel meilleur exemple que celui de l’enquête pesant sur Riad Salamé, le président de la Banque centrale ? La justice suisse demandait l’accès aux relevés de comptes de la société de courtage de son frère, soupçonné de couvrir ses malversations. Alors que le procureur adjoint à la Cour de cassation s’était engagé dans une bataille contre le secret bancaire lui opposant l’accès aux comptes de Raja Salamé, l’une des banques a saisi sa hiérarchie pour obtenir sa mise à l’écart. Cette première tentative d’entrave n’ayant pas abouti, le procureur s’est heurté à un nouvel obstacle. L’enquête ayant repris son cours en janvier 2022, le chef du parquet lui ordonne subitement d’annuler les perquisitions. De nombreux observateurs voient dans ce deus ex machina une intervention de Najib Mikati, actuel Premier Ministre et milliardaire actionnaire d’une banque libanaise. En guise de justification contre les accusations d’entrave à la justice, ce dernier brandit « la nécessité de ne pas saper ce qui reste des piliers économiques et financiers du pays ». Nécessité, vraiment ?

Charlotte Fanar