Le Suriname construit les bases de sa dépendance aux pétrodollars

Suriname pétrole - Le Vent Se Lève

Le Suriname, nouvel eldorado pétrolier du sous-continent, engage un programme dénommé « Royalties pour tous ». Il prévoit d’offrir une épargne de 750 dollars à chaque citoyen assortie d’un rendement annuel de 7%, financés par les revenus du gisement offshore de TotalEnergies. Cette libéralité apparente (à la veille de la présidentielle de mai 2025) est muette quant aux implications d’un tel boost de la consommation par les pétrodollars – alors que le tissu productif surinamais est rendu atone par un cadre dominé par le FMI. Comme dans tant d’autres configurations similaires, où la rente précède l’institution, le pactole se transformera-t-il en poison ?

FMI et pétrodollars : dangereuse illusion d’une prospérité facile

Alors même que Paramaribo s’imagine déjà dans un âge d’or pétrolier, la réalité économique du Suriname est beaucoup moins lumineuse. Frappé par une crise économique aiguë depuis la pandémie de Covid-19, le pays a subi une inflation supérieure à 50 % pendant plusieurs années. Face à certaines difficultés financières, le gouvernement a été contraint d’appeler le FMI à l’aide dès 2021. Ces interventions du fonds suivent une recette bien connue, issue du consensus de Washington : ouverture forcée des marchés, réduction brutale des dépenses publiques, privatisations et fiscalité régressive, autant de mesures qui accentuent les inégalités et fragilisent les sociétés.

Ce cocktail désastreux a conduit à des manifestations en 2023 au Suriname sur fond de vie chère et d’augmentation du prix de l’énergie. Ces politiques d’austérité n’ont guère prouvé leur efficacité à moyen terme, réduisant rarement la dette publique, mais provoquant presque toujours de profondes fractures sociales. En outre, suivant ces recommandations, le gouvernement surinamais a lancé un vaste programme de privatisation, sans consulter l’Assemblée nationale, incluant à terme Staatsolie, la société publique de pétrole du pays.

Quand la rente précède l’institution, le pactole se change en poison.

Dans ce contexte difficile, la découverte récente d’immenses réserves pétrolières au large des côtes surinamaises fait naître l’espoir d’une sortie rapide de crise. Le projet mené par TotalEnergies représente un investissement gigantesque de plus de 10 milliards de dollars, laissant espérer de nouvelles sources de revenus dès 2028. Pour beaucoup, cette manne permettra enfin de mettre le Suriname sur la voie d’une grande prospérité.

L’histoire récente, de l’Amérique latine à l’Afrique, regorge d’exemples d’euphorie pétrolière se terminant en catastrophe économique et sociale.

Chronique d’une aventure déjà (trop) vue

L’annonce du gouvernement de redistribuer immédiatement les futures richesses, avant même le début de la production, ressemble davantage à une stratégie électoraliste qu’à une politique économique responsable. Cette injection massive de liquidités sans cadre institutionnel clair pourrait alimenter une spirale inflationniste incontrôlée, fragiliser davantage la monnaie locale et aggraver la désindustrialisation du pays, déjà largement dépendant des importations. Surtout, que vaudront ces 7 % de taux d’intérêt face à une inflation galopante ? Ce risque est particulièrement préoccupant car le montant annoncé de l’épargne représente une proportion considérable de l’économie nationale actuelle : près de 12 % du PIB annuel dans ce pays de 600 000 habitants.

L’afflux soudain et massif de devises étrangères, issues des ressources naturelles, provoque une appréciation excessive du taux de change. Cela pénalise les autres secteurs productifs comme l’industrie manufacturière et l’agriculture, du fait de l’augmentation du coût relatif des biens produits localement et en rendant les importations encore plus attractives. Cette situation reflète clairement le phénomène du « syndrome hollandais ». En effet, si la balance commerciale du Suriname est excédentaire, entre 100 et 200 millions par an, elle l’est notamment sur la vente de ressources. La structuration économique de ce pays la rend extrêmement sensible aux variations des cours mondiaux de ressources, or et pétrole en premier lieu. Paramaribo reste ainsi importateur net pour les besoins en consommation quotidienne : nourriture, vêtements, machines, etc.

L’exemple du pays voisin, le Guyana, devrait pourtant alerter les autorités surinamaises. À Georgetown, l’accord pétrolier avec Exxon est largement à l’avantage du géant étasunien. En outre, l’arrivée de nombreux expatriés a provoqué une inflation forte dans l’immobilier. Le prix de certains logements a triplé même dans les quartiers pauvres. Ce phénomène produit inexorablement une éviction des plus pauvres vers la périphérie des villes ou à la création de ghettos pour riches comme Silica City.

Socialiser la rente, bâtir l’avenir : une urgence pour le Suriname

Face à ces risques majeurs, une alternative existe pourtant : la socialisation de la rente pétrolière.
Le président Chan Santokhi a reconnu le danger de cette « malédiction pétrolère », susceptible d’étouffer les autres secteurs économiques. Pourtant, aucune stratégie sérieuse n’a été dévoilée pour éviter ce piège. Le projet « Royalties pour tous » ne prévoit ni mécanisme de gestion durable des revenus issus des ressources, ni socialisation à long terme de la rente pétrolière.

Dans les États-Unis de l’orée du XXè siècle, la nation amérindienne des Osages devient brutalement riche grâce au pétrole découvert sous ses terres en Oklahoma. Chaque membre reçoit des droits miniers, lui assurant ainsi une rente régulière. Ce rêve d’abondance vire au cauchemar : entre 1921 et 1925, des dizaines d’Osages sont assassinés dans un climat de violence et d’exploitation économique baptisé par la presse le « règne de la terreur ». Le film Killers of the Flower Moon, réalisé en 2023 par Martin Scorsese, rappelle avec force cette histoire tragique où richesse rime avec dépendance destructrice, soulignant surtout l’échec dramatique des institutions censées protéger ceux qui dépendent d’une rente incontrôlée.

Cent ans plus tard, le Suriname semble prêt à marcher sur le même fil tendu au-dessus du vide

La véritable question posée aujourd’hui au Suriname n’est donc pas celle de l’existence de la rente pétrolière, mais bien celle de sa gestion stratégique. Distribuer aujourd’hui les richesses espérées de demain, sans vision collective ni institutions solides, revient à jouer dangereusement avec l’avenir de tout un peuple. Pour éviter que le rêve pétrolier surinamais ne se transforme en cauchemar économique et social, la prudence et l’intérêt collectif doivent absolument primer sur la tentation électorale immédiate. Le Suriname doit apprendre rapidement des erreurs du passé, au risque de devenir la chronique d’une aventure déjà vue. L’histoire des Osages nous le rappelle : sans cadre politique solide, sans vision collective de long terme, quand la rente précède l’institution, le pactole se change en poison. En outre, la présence du FMI au Suriname et la réactualisation de la « Doctrine Monroe » fait craindre un processus de prédation sur Paramaribo.