« Le travail ne disparaît pas avec l’IA : il est délocalisé où les coûts sont plus faibles » – Entretien avec Clément le Ludec et Maxime Cornet

Derrière l’IA, il y a tout un travail de collecte, de vérification et d’annotation des données effectué par les « petites mains » du numérique. Pour le monde francophone, ce travail du clic a lieu à Madagascar, en raison d’une filière qui remonte aux années 1980. S’appuyant sur des liens entre la France et l’île entretenus depuis la décolonisation, elle n’a pas attendu les plateformes récentes pour se développer : de la numérisation de l’édition à celle de l’administration, du développement du e-commerce à la modération des réseaux sociaux, la promesse numérique repose depuis longtemps sur le travail invisible des « petites mains » du clic. La numérisation n’a pas supprimé le travail : elle l’a délocalisé. Ainsi, les leviers pour réguler et valoriser ce « travail du clic » demeurent méconnus.

Entretien avec Clément Le Ludec et Maxime Cornet, doctorants en sociologie à l’Institut Polytechnique de Paris et spécialistes du travail de la donnée et membres du projet de recherche Digital Platform Labor, co-auteurs d’un récent article sur le sujet pour Big Data and Society. Par Maud Barret Bertelloni et Vincent Ortiz.

LVSL – L’imaginaire associé au numérique est celui de la dématérialisation : le cloud, le sans-contact, la virtualité. Votre travail insiste au contraire sur le côté très matériel du numérique et de l’automatisation. Dans le prolongement des travaux de Antonio Casilli sur le « digital labour », vous insistez sur le travail nécessaire au fonctionnement des technologies numériques. En quoi consiste-t-il ?

Clément le Ludec – Le digital labour, le travail numérique, désigne toutes les activités non-rémunérées ou peu-rémunérées qui servent à faire fonctionner internet. C’est un concept marxiste, fondés sur une théorie de la valeur où l’on identifie de la création de valeur dans des activités qui ne sont pas considérées comme relevant travail. Forgé par le chercheur et militant américain Trebor Scholz dans un livre collectif de 2013, c’est Antonio Casilli qui a développé le concept de digital labour en France. Il s’inscrit dans un cadre théorique visant à unifier les diverses d’activités de contribution gratuite liées au numérique, qu’il s’agisse de chauffeurs Uber qui produisent des données à chaque fois qu’ils font une course ou des usagers d’internet et des travailleurs du clic qui sont faiblement rémunérés, avec le concept de free labour.

Les premiers systèmes de travail gratuit de la donnée ont émergé autour des années 2000. Le chercheur qui a inventé les CAPTCHA [ces petits tests de reconnaissance de caractères ou d’images qui servent à sécuriser le web, NDLR], Luis von Ahn, a élaboré le système de « human computation » [calcul à base d’humain, NDLR] : l’idée est que tout le temps mort requis par les tests de sécurité pourrait être employé pour produire des bases de données qui créent de la valeur. Quand Google lance Google Books, il s’appuie sur le reCAPTCHA accomplis par les utilisateurs pour peaufiner la numérisation des textes. Mais lorsque, en réponse à Google, la Bibliothèque nationale de France lance un projet de numérisation des livres, elle va s’appuyer sur des travailleurs à Madagascar pour compléter les insuffisances des logiciels de reconnaissance optique de caractères (OCR) utilisés pour transcrire les livre de manière numérique.

Ainsi, les deux modèles de digital labour co-existent depuis le départ : ceux qui s’appuient sur le travail gratuit et ceux qui s’appuient sur un travail plus « professionnel », avec des travailleurs beaucoup plus intégrés à la chaîne de production. Cette superposition entre travail des utilisateurs et travail professionnel génère une tension interne au concept de digital labour, qui tient au fait que l’on valorise des activités considérées comme du travail au même titre que des activités qui ne sont pas considérées comme tel. Une instagrammeuse, des streamers Twitch par ailleurs en CDI en France produisent-ils des données de la même manière qu’un travailleur à Magadascar ?

LVSL – Vos recherches portent sur le travail de la donnée propre à l’intelligence artificielle. Quelles sont les spécificités du digital labour employé par l’industrie de l’IA ?

Maxime Cornet – Le travail de l’IA est un modèle différent de celui des plateformes de réseaux sociaux ou de e-commerce. La production de modèles d’IA s’appuie sur des jeux de données, que ce soit pour leur entraînement ou pour leur fonctionnement, ce qui sous-entend plein de problématiques liées à la mise en donnée du monde et au travail de mise en donnée. Lorsque l’IA sort de son « hiver » en 20141, avec le retour en force des réseaux de neurones, il s’agissait principalement de petits projets proof of concept [de démonstration de faisabilité, NDLR.] effectués dans un coin par des data scientists, qui alimentaient l’Amazon Mechanical Turk [la plateforme d’annotation des données de Amazon, NDL.].

Progressivement, l’industrie de l’IA est arrivée à maturité : on passe de projets de R&D à des produits commercialisables, qui passent l’épreuve de la production. C’est ici que les entreprises commencent à mettre en place des chaînes de production plus solides. Sur les plateformes comme Amazon Mechanical Turk, les travailleurs ont intérêt à passer le moins de temps possible par tâche ; la qualité des données se dégrade.

Une partie de la solution vient des plateformes plus structurées, comme Appen ou Remotsak, avec un encadrement plus fort des travailleurs par des chefs de projet. Et dans un deuxième temps, elles vont se tourner vers un secteur plus classique et qui existe depuis les années 1980, celui du service aux entreprises. Toutes les entreprises qui faisaient du support client, de la numérisation et de la saisie de données ont ouvert des départements data et ont commencé à faire de l’annotation de données.

LVSL – Le travail francophone du clic, comme le montrent vos recherches, advient à Madagascar. Quelle est l’importance de ce marché du travail pour le secteur de l’IA français ?

MC – France digital recense aujourd’hui autour de 500 start-ups dans le pays, auxquels s’ajoutent les grands groupes, dont les entreprises du CAC40, même si c’est toujours difficile de savoir précisément qui externalise quoi et où. Il y a aujourd’hui un devoir de vigilance qui requiert les entreprises de plus de 5,000 salariés en France de cartographier et de déclarer les risques pour leurs sous-traitants. Pour les start-ups, il n’y a pas de levier pour les obliger à rendre transparent leur processus d’annotation. L’IA Act va peut-être amener la situation à évoluer, puisqu’il impose la déclaration des étapes du processus de fabrication de l’IA.

C’est notamment l’un des premiers pays d’Afrique de l’Est raccordé à la fibre et l’un des plus proactifs dans le développement d’un secteur des services, avec une politique de « zones franches »

Pour les entreprises locales à Madagascar, c’est aussi un phénomène qui est assez difficile à quantifier, en raison notamment du poids du secteur informel dans le processus d’annotations de données. Ce qu’on sait, c’est que le secteur de l’externalisation représente à Madagascar autour de 15,000 salariés, entre call centers, modération et annotation de contenus. En revanche, ce chiffre-là ne comprend pas la longue traine de travailleurs du secteur informel qui vont aller trouver des contrats chez les grands groupes mais pas forcément pour de l’IA, comme pour transcrire une réunion.

On estime autour de 80,000 personnes impliquées, dont beaucoup de jeunes travailleurs malgaches. Dans ce cadre, impossible de dissocier ce qui est relatif à l’IA et ce qui ne l’est pas. Les travailleurs alternent les projets : jobs de saisie pour de la numérisation « de base », jobs de saisie pour entraîner de la reconnaissance automatique d’images, etc. Ça ne représente pas beaucoup de monde à l’échelle du pays, mais c’est une part non-négligeable du PIB à l’export, aux alentours de 70M de dollars à l’export en 2019 pour les services informatiques.

LVSL – Pourquoi Madagascar ?

CLL – Dans le cas de l’annotation, ce qui a été souligné par les entreprises d’IA, c’est qu’il y a un vrai avantage à avoir des travailleurs francophones qui vont mieux comprendre les instructions. Ça va avoir son importance lorsque les entreprises vont traiter des problèmes d’IA où il va falloir définir les concepts de l’annotation. Il y a dans tous les projets des guides d’annotation d’une soixantaine de pages où l’on explique tous ces concepts pour éviter qu’il y ait des ambiguïtés.

C’est là la fonction de l’apprentissage de la langue héritée de la colonisation : améliorer la qualité du travail fourni. Les travailleurs du clic malgaches ont appris le français à l’école, à l’université, dans le réseau des alliances françaises qui très développé à Madagascar et qui va permettre aux travailleurs malgaches de perfectionner leur français et de faire des formations aux outils numériques.

Cela engendre du côté des travailleurs la mise en place des stratégies linguistiques et de formation dédiées à l’obtention du poste dans le secteur de l’externalisation. C’est le double processus en jeu dans derrière la dynamique post-coloniale : les travailleurs se retrouvent confrontés à un marché de l’emploi dans lequel ils ne trouvent pas de travail. Par conséquent, ils développent des stratégies de positionnement dans le secteur le plus marqué par le post-colonialisme : le tourisme, le secteur de l’externalisation, et parfois dans les stratégies migratoires.

Par exemple, des travailleurs vont apprendre l’allemand parce qu’ils savent que c’est possible d’émigrer en Allemagne pour devenir aide-soignant. Chez les jeunes de la capitale malgache, la stratégie d’entrée sur le marché de l’emploi est tournée vers l’acquisition d’un « capital colonial » qui leur permettra de gagner leur vie. Il y a la possibilité de l’émigration, avec l’espoir de faire des études dans un pays étranger et y garder un pied pour le futur. Si ça ne marche pas, ils pourront toujours faire du call ou du travail du clic. Dans ce contexte, le travail du clic capte tous les travailleurs qui pourraient certainement faire des choses plus utiles au pays.

LVSL – De quelles conditions bénéficient les entreprises qui se sont implantées à Madagascar ?

MC – À Madagascar, le coût du travail est très faible, notamment le coût du travail qualifié, plus faible que dans le reste de l’Afrique. Il y a aussi un lien avec la présence d’infrastructures, et les stratégies de développement de l’État malgache. C’est notamment l’un des premiers pays d’Afrique de l’Est raccordé à la fibre et l’un des plus proactifs dans le développement d’un secteur des services, avec une politique de « zones franches ».

Le secteur a été créé dans les années 1990 sur la base des politiques de développement de la banque mondiale, de créer des entreprises « labour-intensive » dans des pays en voie de développement, en disant que ça allait permettre à des industries d’émerger dans ces pays. Le statut de zones franches, c’est des exemptions d’impôts pendant les deux premières années d’installation dans le pays, et il faut que minimum 90% de la production soit destinée à l’export. Ça concerne principalement deux secteurs : le textile et le numérique. Ce statut-là est critiqué à Madagascar parce que c’est une niche fiscale considérable, alors que ce sont des industries très importantes dans l’économie malgache.

Certaines recherches montrent que le statut de zone franche a permis de faire basculer des entreprises dans l’économie formelle et a permis d’améliorer marginalement les conditions de travail par rapport au secteur informel. Le problème, c’est qu’il ne s’agit pas d’industries locales, la majeure partie des entreprises est détenue par des Français et des Belges, et même pour les entreprises malgaches, les capitaux sont français. Dans le secteur du numérique, il y a besoin de très peu d’investissements : une entreprise qui investit a Madagascar ne donne pas lieu à d’investissements pérennes qui vont servir à des locaux.

LVSL – Peut-on mesurer l’écart des salaires pour un même service rendu en France et à Madagascar ?

MC – C’est compliqué, parce que les travailleurs ont généralement entre vingt et trente ans, ça représente souvent un premier emploi. Pour beaucoup, ils habitent encore chez leurs parents et ils ne feront pas vivre une famille sur leur salaire. En même temps, ça représente une entrée dans le secteur professionnel formel, ce qui est difficile d’accès à Madagascar. Il y a toujours une tension entre la faiblesse des salaires et le fait qu’ils demeurent tout de même au-dessus du salaire minimum.

La plupart des travailleurs du clic sont issus de la classe moyenne, urbaine, éduquée. Gens qui ont fait un passage à l’université, qui ont une certaine maîtrise du français et souvent de plusieurs autres langues, qui ont une littératie informatique. Effectivement, le salaire horaire d’un travailleur du clic est plus élevé que le salaire minimum malgache, mais c’est un personnel très éduqué qui travaille au SMIC. De plus en plus de personnes nous disent que le salaire est insuffisant pour vivre dans la capitale, Antananarivo, en raison aussi de l’inflation, de l’accès difficile à certains produits de première nécessité.

LVSL – Voit-on émerger des formes de syndicalisation ou de mobilisation dans le secteur ?

CLL – On a peu observé de mobilisations, encore moins de présence syndicale dans les entreprises. Le droit malgache impose, au-delà d’un certain nombre de salariés, des élections professionnelles. Souvent, lorsque les représentants sont présents, leur rôle se limite à des tâches logistiques ou d’aménagement du bien-être des travailleurs. Et cela ne concerne évidemment pas tout le secteur informel, fait de travailleurs freelance, sans obligation de représentants ni de possibilité de négociation.

Là où l’on a pu observer des commencements de critique du patronat, c’est chez les Malgaches qui ont atteint le statut de cadres intermédiaires ou de chefs d’équipe, mais le niveau de conflictualité demeure très bas : nous n’avons vu ni grèves, ni mobilisations. Le patronat, au contraire, est très structuré. Il existe une association des directeurs « RH » du secteur de l’externalisation, qui travaille main dans la main avec les grandes entreprises qui achètent les services d’annotation.

Enfin, il faut garder à l’esprit que les négociations salariales n’impliquent pas seulement l’entreprise et le salarié : une partie des salaires se définissent en pourcentage… du prix de facturation du client. Concrètement, les taux de rémunération peuvent être variables en fonction des prix négociés avec les clients. Ce qui, au niveau des négociations collectives, crée des tensions générées par la différence de rémunérations pour un travail équivalent.

Autre niveau de variabilité : le salaire n’est pas indexé sur un volume horaire mais sur le nombre de tâches, ce qui dépend de la rapidité dans le travail. Enfin, il existe une dernière part variable liée aux primes de qualité du travail et d’atteinte des objectifs : dans la plupart des cas, entre 10 % et un tiers du salaire dépend de primes de cette nature. Tous ces facteurs compliquent la capacité à négocier.

Il faut ajouter que certaines entreprises ont été vendues à des fonds d’investissements, ce qui induit une pression maximale à la rentabilité pour satisfaire les actionnaires. Je pense notamment à une grande entreprise, de plus de 2,000 travailleurs, dont un salarié était chargé de calculer, en temps réel, le taux de marge et les ajustements « RH » à effectuer en fonction de cette évolution du taux de marge, visant à satisfaire le fonds américain qui détient cette entreprise. Cette pression à la maximisation du taux de marge crée également un terreau défavorable aux négociations salariales.

LVSL – Le secteur tech français s’appuie en large partie sur ce travail, y compris pour l’offre de services achetés par les administrations publiques. Si l’on met de côté le droit malgache (dont on présuppose qu’il est relativement facile à contourner), les entreprises étrangères (et françaises) sont-elles soumises à d’autres obligations légales ?

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CLL – Si l’on parle des grandes entreprises, le « devoir de vigilance » entré depuis peu dans la législation européenne peut s’appliquer. Toute la difficulté consiste à prouver qu’il existe une relation commerciale régulière entre une grande entreprise et ses sous-traitants qui font appel à du travail à la tâche. Même pour nous qui y avons travaillé pendant des mois sur le terrain, la difficulté n’est pas négligeable : la plupart du temps, les liens s’établissent sous la forme de « projets » éphémères, qui rendent difficile le fait d’établir la relation commerciale au long cours. On peut cependant s’inspirer de l’existence de ce « devoir de vigilance » pour pousser les grandes entreprises à cartographier leur chaîne de sous-traitance et la rendre plus transparente.

On sait aujourd’hui que la sous-traitance à Madagascar advient dans le cadre de nombreuses commandes publiques. Outre la BNF, qui avait eu recours au travail du clic pour la numérisation de ses collections, on recense de nombreux projets : IngeData, à qui Capgemini sous-traite l’annotation de données du cadastre à Bercy ; la Défense qui a recours à Preligens pour la détection automatique de points d’intérêt par satellite ; mais aussi Airbus ou Stellantis, qui emploient le travail du clic pour développer leurs systèmes de reconnaissance embarquée.

Or, dans le cadre des marchés publics, les entreprises sont tenues de déclarer l’ensemble de leurs sous-traitants. Ce n’est bien sûr pas toujours le cas, comme on l’a bien vu avec les chantiers des JO à Paris : de nombreuses entreprises ne sont pas déclarées. La piste principale pour agir dans le secteur public est d’agir sur les marchés publics et de rendre obligatoire cette transparence en termes de sous-traitance, a fortiori lorsqu’il s’agit de données numériques soumises au RGPD.

on n’a jamais autant parlé de travail à cause de l’IA, et jamais aussi peu parlé des travailleurs – notamment des travailleurs touchés par l’automatisation

Pour les entreprises privées, il y a l’AI Act voté depuis peu. Pour les systèmes d’IA à « haut risque », donc tout ce qui concerne la justice, les aides sociales, etc. les entreprises seront contraintes à déclarer la manière dont elles ont construit les modèles. En l’état, les obligations sont partielles : elles ne doivent publier que les éléments « impactants » du modèle auprès d’une agence de régulation nationale, typiquement fournir une synthèse en termes de choix d’annotation qui ont été faits. Mais cela n’implique pas forcément l’ensemble des sous-traitants. Il y a un enjeu dans l’application du AI Act : outre la déclaration du processus d’annotation, on pourrait obliger les entreprises à déclarer la manière dont ils encadrent les sous-traitants d’un point de vue managérial, puisque ça peut avoir un impact sur la qualité des jeux de données.

LVSL – Cette régulation permet d’imposer une première forme de transparence sur les chaînes de production. De quels leviers dispose-t-on pour les transformer ?

CLL – L’enjeu, qu’il s’agisse d’entreprises ou d’institutions publiques, est de savoir comment encadrer le phénomène pour faire travailler les gens à leur juste valeur, en reconnaissant leurs compétences et leur contribution essentielle à ce qu’on présente aujourd’hui comme une technologie de rupture. Lorsque le gouvernement annonce à Vivatech qu’il met 500M sur l’IA, on sait que l’argent va rémunérer beaucoup de travailleurs à Madagascar et quelques rares data scientists à station F, en proportion inégale. Cela est vrai pour toute l’industrie du web, dont on invisibilise constamment, le travail de production et de maintenance. Qui s’assure que les systèmes numériques fonctionnent ? Cela représente énormément de travail et de travailleurs dans le monde, une masse de travailleurs plus importante que l’intégralité des employeurs du web. Il y a plus de travailleurs qui nettoient Facebook que d’ingénieurs qui développent la plateforme.

Cela questionne le sens du cap fixé par le gouvernement, de numérisation à marche forcée de l’action publique. Une question n’est jamais posée : où part le travail ? Derrière le discours de l’automation, on présente au public des promesses de réduction de la force de travail (on aura besoin de moins d’hôtesses d’accueil, moins de fonctionnaires, etc). Mais ce travail n’a pas disparu avec la numérisation : il a été délocalisé. Il faut sortir de la pensée magique. Les objectifs affichés par le gouvernement pour 2022 dans l’action publique, qui souhaite atteindre un taux de 100% de services accessibles en ligne, impliquent davantage de call centers, des chat-bots semi-automatiques, etc. – autrement dit, potentiellement davantage de travailleurs malgaches.

LVSL – La difficulté avec les mobilisations transnationales relève souvent des différentes échelles politiques imbriquées dans la chaîne de production. Pour vous, quels sont les leviers politiques qui peuvent être activés depuis la France ?

CLL – La situation actuelle se pérennise du fait de l’ignorance des consommateurs, à qui l’on a fait miroiter une baisse continue des prix. Dans le e-commerce, dans la téléphonie, celle-ci est rendue possible par une baisse des coûts, obtenue par une délocalisation systématique. C’est aussi vrai dans le secteur de la téléphonie que de l’agro-alimentaire.

On est face à une délégation de la précarité, qui est particulièrement criante dans le cas de l’IA : les start-ups n’y sont pas rentables, elles tentent de vendre leurs produits à des grands groupes tandis qu’elles délèguent l’essentiel du travail humain à Madagascar – à des entreprises rentables mais très éphémères, qui disparaissent du jour au lendemain.

Le consommateur n’est jamais au courant de ce que l’on trouve à l’autre bout de la chaîne, des souffrances que l’on inflige, et grâce auxquelles il bénéficie de produits à bas coût. Cette délégation de la précarité (la baisse des prix conduit les entreprises à délocaliser leur production dans des pays où les conditions de travail sont précaires), à l’issue de laquelle personne ne sort gagnant, si ce n’est les très grandes entreprises qui dominent le circuit, est invisibilisée.

Par-delà les leviers de régulation, l’issue passera sans doute par la mise en lumière des travailleurs et des conditions de travail. Il faut sortir d’une situation paradoxale : on n’a jamais autant parlé de travail à cause de l’IA, et jamais aussi peu parlé des travailleurs – notamment des travailleurs touchés par l’automatisation. On dit beaucoup que tel ou tel travail disparait, mais il y a très peu d’études de sociologie, d’économie sur la réalité concrète de l’IA. Où sont les enquêtes sur l’impact de la numérisation sur les salariés ? Ce que nous sommes capables de dire, en revanche, c’est que le seul effet tangible de l’IA et de la numérisation est d’avoir créé des secteurs de l’externalisation dans les pays en voie de développement. Mais même ce sujet disparaît derrière la pensée magique de l’IA et derrière les préoccupations des travailleurs français, qui seront potentiellement affectés par l’IA. C’est là où il y a un rôle des syndicats, consistant à ne pas s’indigner uniquement pour les travailleurs français, à articuler une vision syndicale et politique pour lutter contre un état de fait dont les déterminants sont transnationaux. Comment essaie-t-on de monter des projets syndicaux présents à toutes les étapes de la chaîne de valeur ? Ce sont des discussions qui existent assez peu.

Ce sont des sujets qui se rejoignent : si l’on accepte le discours porté par les grandes entreprises de la tech, le travail est voué à disparaître, et l’on peut discuter à loisir de l’opportunité, ou non, d’un revenu universel. C’est un moyen commode de ne pas parler de la rémunération des travailleurs. Lorsqu’on réintroduit le travail d’un bout à l’autre de la chaîne, la discussion s’intéresse aux conditions concrètes de rémunération des travailleurs français et malgaches. En remettant le travail au centre de la réflexion, on sort de la pensée magique qui domine autour de l’IA.

Notes :

1 L’histoire de l’IA depuis la seconde guerre mondiale a été marquée par deux « hivers », deux périodes de gel des financements du complexe militaire-industriel américain : le premier autour des années 1970, la seconde autour de 1995. Ce n’est qu’à partir de 2012, avec le développement de l’IA dite « connexionniste » et du deep learning, qui s’appuie sur d’importants jeux de données, que l’IA est revenue en vogue, préfigurant les développements actuels de détection automatique d’image et de génération de texte. Voir à ce sujet Cardon, Dominique, Jean-Philippe Cointet, et Antoine Mazières. « La revanche des neurones », Réseaux. 2018, vol.211 no 5. p. 173‑220.

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