Luisa Alcalde : « La prise de conscience du pouvoir des travailleurs a rendu le retour au statu quo impossible »

© Lucero Sanchez

Quel est le bilan du gouvernement d’Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO) en termes de réformes économiques et sociales ? Chef d’État le plus populaire de l’histoire récente du Mexique, celui-ci porte à son actif une hausse continue des salaires, une lutte effective contre le travail informel et un retour de l’État dans certains secteurs stratégiques. À l’étranger, la gauche apprécie ses prises de position hétérodoxes en matière diplomatique – comme l’offre d’asile à Julian Assange ou la « politique de la chaise vide » au dernier Congrès des Amériques pour protester contre l’exclusion de Cuba et du Venezuela. D’anciens soutiens l’accusent cependant d’avoir trahi ses promesses de rupture avec le modèle dominant, et de reconduire l’essentiel du paradigme néolibéral. Nous avons rencontré Luisa Alcalde, secrétaire d’État au Travail du gouvernement mexicain depuis 2018. Entretien réalisé par Anne-Dominique Correa, traduction par Marielisa Cerrón.

LVSL – Quelle était la situation des travailleurs lorsque vous êtes arrivée au pouvoir en tant que secrétaire d’État au travail ?

Luisa Alcalde – Nous sortions d’une politique de compression des salaires qui durait depuis quarante ans – faisant du Mexique l’un des pays avec les salaires les plus bas de la région, mais aussi du monde. Je ne parle pas seulement du salaire minimum, mais aussi du salaire des contractuels et du salaire moyen.

Cette politique économique découlait des traités commerciaux. Il s’agissait « d’ouvrir » notre pays afin de créer des emplois, mais avec pour contrepartie des salaires bas et un contrôle exercé sur les mouvements syndicaux, ainsi qu’une série de « facilités » accordées aux entreprises afin qu’elles puissent investir au Mexique.

Un pacte tacite avait été conclu entre les gouvernements locaux, le gouvernement fédéral, les syndicats et les entreprises, afin d’entretenir le modèle des « contrats de protection » [contrat signé entre une entreprise et un syndicat, à valeur contraignante pour les salariés NDLR]. Dans notre pays, ce modèle équivalait tout simplement à la négation de la possibilité même de négociations collectives. Lorsqu’une entreprise s’implantait dans notre pays, elle pouvait désigner le syndicat de son choix avec lequel elle négociait et signait un contrat. En conséquence, tous les salariés qui travaillaient dans cette entreprise avaient pour obligation d’appartenir à cette organisation syndicale. Ainsi, c’étaient les entreprises qui déterminaient quels allaient être leurs interlocuteurs, et c’étaient souvent des syndicats « blancs » [complaisants à l’égard de l’entreprise NDLR].

Les syndicats ont accepté ce modèle, qui leur permettait d’accroître leurs effectifs… mais limitait leur pouvoir de négociation. Si un syndicat élevait la voix, rien n’empêchait le patron d’en changer.

Si l’on combine ces facteurs avec l’opacité des négociations et le gouffre qui s’était creusé entre syndicats et travailleurs – qui voyaient de moins en moins ceux-ci comme des instances à même de les protéger -, il en est résulté que seule une infime minorité de ces contrats ont permis une réelle représentation collective et une véritable défense des intérêts des travailleurs.

Il devenait commun, pour les travailleurs, de signer de nouveaux contrats tous les deux ou trois mois avec les entreprises, aux dépens de leur stabilité. Au plus grand bénéfice des entreprises, dont la responsabilité sociale se diluait ainsi. Il faut ajouter à cela la pratique fréquente de l’outsourcing : il devenait de plus en plus fréquent, pour les entreprises, de s’implanter dans notre pays avec leur propre personnel. Comme si le travailleur n’était qu’un intrant de plus, un produit de plus, aux côtés des infrastructures !

C’est ainsi que les droits historiquement conquis par les travailleurs ont été mis en cause durant des décennies ; lorsque nous sommes parvenus au pouvoir, ils étaient au bord de l’extinction.

En conséquence, les travailleurs ont pris une conscience plus grande du pouvoir qu’ils possédaient, via la possibilité de choisir ou de rejeter un syndicat.

On parle ici des salaires et de négociations ; il faut également évoquer les retraites, fragilisées depuis la réforme de 1997 [qui acte la privatisation de la sécurité sociale mexicaine NDLR]. Avec ce nouveau modèle, il arrivait que les travailleurs partent à la retraite avec moins de 30% de ce qu’ils gagnaient auparavant !

Voici le panorama face auquel nous nous trouvions.

LVSL – Le président Andrés Manuel López Obrador a-t-il rompu avec ce paradigme ?

L. A. – Le président AMLO a été élu avec la promesse de réaliser, par une augmentation des salaires, une meilleure répartition des richesses. C’est ainsi qu’une rupture nette a été initiée en la matière : en trois années et demie de pouvoir, nous avons procédé à quatre augmentations du salaire minimum. Son pouvoir d’achat a été réhaussé de 71 % – et plus de 160 % dans la zone libre [zone à proximité de la frontière nord, qui attire de nombreux capitaux américains du fait de ses bas salaires NDLR]. En moyenne, le salaire des travailleurs a augmenté de 12,6 %.

Comme le monde entier, nous avons subi une vague de pertes d’emplois due à la crise sanitaire. Mais récemment nous les avons récupérés, et à présent nous avons atteint un nombre record de travailleurs inscrits à la sécurité sociale – 20 millions.

Les planètes se sont alignées pour nous, car dans le même temps que nous lancions une politique de grands travaux, une réforme du droit du travail était approuvée, qui changeait du tout au tout les relations entre syndicats et entreprises. Cette réforme s’inscrivait dans le cadre du traité du 1er mai 2019 signé avec le Canada et les États-Unis, l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM) [ce traité a été présenté par le gouvernement mexicain comme une rupture avec le paradigme libéral qui prévalait auparavant NDLR]

En quoi ont consisté ces changements ? D’une part, dans l’obligation, pour les organisations syndicales, d’établir des règles démocratiques pour l’élection de leurs dirigeants. Nous avons remporté cette victoire : aujourd’hui, les directions syndicales sont élues par les travailleurs.

Mais le changement le plus important résulte peut-être dans le retour des négociations collectives et l’abolition des contrats de protection. Comment avons-nous réussi cela ? Tout simplement en rendant obligatoire la consultation des travailleurs dans le cas où un syndicat signerait un contrat collectif. Peu importe l’ancienneté de ceux-ci : puisque nous partons du postulat qu’ils ont été signés sans l’accord des travailleurs, nous avons imposé leur mise au vote. Cela nous assure que les syndicats soient bien des instances de représentation des intérêts des travailleurs. En conséquence, les travailleurs ont pris une conscience plus grande du pouvoir qu’ils possédaient, via la possibilité de choisir ou de rejeter un syndicat.

Autre point : l’institution d’une justice du travail (justicia laboral). Auparavant, c’était le pouvoir exécutif qui régulait les conflits. Nous avons consacré l’indépendance et l’autonomie des tribunaux en charge d’arbitrer les conflits sociaux, et créé des « centres de conciliation », passage obligé avant de porter l’affaire devant la justice. Dans les 21 États où cette nouvelle forme de régulation des conflits a été expérimentée, on observe une réduction du temps de traitement dans 90 % des cas. Auparavant, il fallait attendre six ans en moyenne avant qu’un conflit trouve une issue judiciaire. À présent, c’est l’affaire d’une période qui s’échelonne entre quelques jours et sept mois. Autant qu’une question de fonctionnalité du système judiciaire, c’était, pour les travailleurs, un moyen de pouvoir se défendre – de pouvoir retourner travailler sans avoir à attendre plusieurs années pour que le conflit soit tranché !

Le taux d’approbation du président oscille autour de 70%. Les entreprises savent qu’elles ne peuvent avoir le même rapport avec cette administration qu’avec les précédentes. Ceux qui avaient l’habitude de négocier les politiques économiques en trinquant lors de soirées de galas ont su qu’il y avait un changement.

Une réforme importante que nous avons menée concerne l’interdiction de l’outsourcing – la sous-traitance du personnel. À présent, il s’agit d’un délit dans notre pays. En conséquence, pas moins de trois millions de travailleurs et de travailleuses ont été reconnus comme salariés, dans des emplois formels. Cette simple reconnaissance d’un statut légal a induit, chez ces personnes, un accroissement du salaire de 20 %.

Il faut évoquer le thème – fondamental – des retraites. Nous avons réduit le temps de cotisation nécessaire pour percevoir une retraite de 25 à 15 années. En plus de cela, nous avons institué un système universel qui permet à n’importe quel travailleur de percevoir une pension minimale à partir de 65 ans.

Je termine sur un élément important, qui a trait à l’égalité de genre. Nous avons rendu obligatoire l’établissement de protocoles pour réprimer la violence basée sur le genre dans les lieux de travail. Nous avons imposé des quotas de représentativité dans les directions syndicales. Enfin, nous avons mis en place des politiques volontaristes visant à combler l’écart de salaire entre hommes et femmes. La hausse du salaire minimum a beaucoup joué, ainsi que la reconnaissance comme travailleuses de groupes historiquement exclus – comme celui des travailleuses domestiques, qui sont près de deux millions et demie.

LVSL – Les réformes que vous mentionnez ont lésé les intérêts du secteur privé. Les grandes entreprises possèdent un pouvoir important au Mexique. Comment les négociations se sont-elles déroulées ? Quels sont les obstacles que vous avez eu à combattre ?

L. A. – Les résistances furent nombreuses. Le fait que nous ayons pu imposer des changements est dû à plusieurs facteurs. L’un des plus évidents tient au poids et à la légitimité du président. Son taux d’approbation oscille autour de 70%, et les entreprises savent qu’elles ne peuvent avoir le même rapport avec cette administration qu’avec les précédentes. De sorte que ceux qui avaient l’habitude de négocier les politiques économiques en trinquant lors de soirées de galas ont su qu’il y avait un changement. Cela impliquait de céder sur un certain nombre de points. Celui du salaire minimum était le plus important. La hausse de celui-ci n’a pas seulement été une requête du gouvernement : une série de mouvements, dans diverses entreprises, a commencé à la réclamer. Avec l’exécutif actuel et sa popularité, les protestataires savaient que la répression n’allait pas être possible, que le gouvernement allait les appuyer dans leur revendications. Un tel mouvement a conduit les dirigeants économiques à accepter un changement de méthodes.

La majorité obtenue au Congrès a constitué un autre facteur important. Bien sûr, nous maintenions un dialogue constant avec le secteur privé ; mais il s’agissait d’une négociation d’égal à égal, non d’une imposition. Auparavant, le secteur privé exigeait, quel que soit le gouvernement. Il se contentait d’exiger que telle ou telle réforme soit mise en place. J’ai été députée, et j’ai pu voir à quel point des contre-pouvoirs manquaient : les réformes du droit du travail qui étaient votées étaient rédigées par les avocats des entreprises.

C’est ainsi qu’à présent, nous avons un gouvernement qui protège les intérêts des travailleurs. Nous tentons de convaincre plutôt que d’imposer, mais nous sommes parvenus à obtenir des résultats satisfaisants en termes de hausse des salaires, de réforme de la sous-traitance des travailleurs, etc. Cela n’a pas été facile : pour les entreprises, il s’agissait d’une rupture avec les pratiques auxquelles elles s’étaient habituées depuis des décennies. Mais elles ont dû céder. Elles savent que si elles ne négocient pas, elles perdent tout.

Au commencement de la négociation sur la sous-traitance, j’avais également tenté d’imposer l’interdiction du recours contractuel à n’importe quel type de service spécialisé. Cette dernière demande me fut refusée, mais les entreprises ont dû accepter l’interdiction de la sous-traitance. Cela fut le produit du dialogue, de la conciliation.

Oui, il y a eu de la résistance. Mais le fait marquant, ce fut que pour la première fois depuis bien longtemps, sur la table des négociations en face des entreprises, il y avait un gouvernement engagé dans la défense des droits du plus grand nombre – et en priorité des plus faibles.

LVSL – Des représentants du pouvoir économique menacent de quitter le pays si vous augmentez les impôts. Comment réagissez-vous face à des chantages de cet ordre ?

L. A. – Cela fait des années que l’on entend des menaces de cette nature. Je vais vous donner un exemple. Lorsque nous avons conquis le pouvoir, une série de mouvements ouvriers a éclaté dans la région de Matamoros. De nombreux chefs d’entreprise m’ont appelé pour me dire : « Je vais quitter le Mexique, je vais quitter Matamoros, il m’est impossible de rester si vous n’employez pas la force publique pour rétablir l’ordre ». Je leur ai répondu que ces actions relevaient du droit des travailleurs. Les travailleurs à la tête de ces mouvements ont réussi à obtenir une augmentation salariale de plus de 20 %. C’était davantage que ce qui avait été négocié pour le reste du pays. Et pourtant : pas une seule entreprise n’a quitté Matamoros. Pas une seule.

Avant, ces choses-là se réglaient par des pots-de-vin. À présent, ce n’est plus le cas : nous avons imposé l’État de droit au Mexique. Ce sont les règles du jeu auxquelles tout le monde est tenu de se soumettre. Ce nouveau cadre est facteur d’une grande stabilité, ce qui profite aux chefs d’entreprise sérieux. Si des chefs d’entreprise souhaitent s’implanter au Mexique pour payer des salaires de survie aux travailleurs, qu’ils s’en aillent ailleurs. Nous ne sommes pas à la recherche de tels investissements qui ont pour finalité l’exploitation des gens.

Cette vision est au coeur de la quatrième transformation du Mexique.

NDLR : Pour une perspective historique sur la « quatrième transformation » du Mexique, lire sur LVSL l’article de Fabien Lassalle-Humez « AMLO face aux fractures de l’histoire mexicaine ». Pour une analyse critique des premières années du mandat d’AMLO, lire celui de Julien Trevisan : « Le Mexique et la quatrième transformation : “au nom du peuple et pour le peuple” ? »

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LVSL – L’entreprise en question évoquait plutôt une éventuelle augmentation des impôts.

[Le président AMLO a répété durant sa campagne qu’il ne réhausserait pas le taux d’imposition sur les entreprises NDLR]

Nous avons vécu un changement politique historique, et le traité commercial en porte la marque. Il découle des luttes menées par des millions de personnes dans notre pays.

L. A. – C’est un autre sujet. Le président, depuis le commencement de son mandat, a répété qu’il n’augmenterait pas les impôts. Les chefs d’entreprise doivent accepter d’augmenter les salaires, mais en contrepartie ils savent que le pouvoir politique ne changera pas d’avis : les impôts ne seront pas revus à la hausse.

LVSL – Considérez-vous que l’ACEUM, le traité signé avec le Canada et les États-Unis, menace la souveraineté du Mexique sur les questions liées au droit du travail ?

L. A. – Je ne le considère pas de cette manière. Il me semble évident que si un traité commercial est voté, il doit contenir des clauses qui protègent les droits des travailleurs – et il me semble absurde que certains n’en contiennent pas. Le fait qu’en vertu de ce traité, nous puissions garder un oeil sur le respect des droits des travailleurs états-uniens et canadiens, et qu’en retour les États-Unis et le Canada puissent faire de même chez nous me semble faire partie des réquisits minimaux pour renforcer une région.

Si ce n’est pas le cas, les traités commerciaux se convertissent en des instruments de concurrence déloyale.

Ce que ce traité a apporté, ce sont des mécanismes qui permettent des plaintes lorsque les droits sont menacés, et des mécanismes de rétorsion rapides et efficaces lorsque celles-ci ne sont pas prises en compte. À cette date nous en avons reçu deux pour notre pays, et une issue positive a été trouvée dans les deux cas. Les mécanismes de rétorsion sont efficaces : il peut s’agir de sanctions commerciales ; ainsi, si telle entreprise refuse la syndicalisation ou l’augmentation des salaires, elle peut se voir refuser l’importation de ses produits de l’autre côté de la frontière.

LVSL – L’accord commercial antérieur entre le Mexique, le Canada et les États-Unis avait pourtant eu des conséquences dramatiques sur les droits des travailleurs…

L. A. – Sans aucun doute.

LVSL – Ce nouveau traité incorpore des clauses relatives au droit du travail. Pour vous, constituent-elles un simple amortisseur face aux réalités brutales que connaissent les travailleurs, ou sont-elles une réelle opportunité pour eux ?

L. A. – Je pense qu’il s’agit d’une réelle opportunité. Elle ne découle pas du traité commercial mais des luttes menées par des millions de personnes dans notre pays. Nous avons vécu un changement politique historique, et le traité commercial en porte la marque.

Je suis persuadée qu’il sera difficile de revenir au statu quo antérieur – celui d’un contrôle syndical et d’une compression des salaires. La population a conscience de ce qui est en jeu ; elle exige de meilleures conditions de travail en les comparant à celles d’à côté. Cela ne s’était pas vu depuis des années. L’éveil des consciences, la reconnaissance et la défense des droits sont irréversibles.

LVSL – Si en 2024 [date de la prochaine élection présidentielle au Mexique NDLR] l’opposition arrive au pouvoir, vous pensez que les travailleurs pourront défendre leurs conquêtes ?

L. A. – Sans aucun doute. Je touche du bois, mais je suis convaincue qu’ils sentent qu’il n’y a pas de retour en arrière possible par rapport à ce nouveau modèle social. Aucune majorité ne sera à même de détruire ce que nous avons créé en quelques années.

C’est la raison pour laquelle il nous faut continuer à convaincre. Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu légal et institutionnel. Il faut que les travailleurs eux-mêmes s’emparent de ces règles. Je suis optimiste : je pense que les réformes du droit du travail constituent le pilier du modèle économique que nous souhaitons construire. Elles nous permettront de cesser d’être un pays qui tolère les investissements dans les pires conditions pour les salariés ; de devenir un pays qui protège les droits des travailleurs, qui ouvre certes ses portes aux investissements mais de manière transparente, avec des règles du jeu qui soient claires et garantissent la protection de toutes les parties.

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