Alors que les élites européennes et bulgares ont applaudi le feu vert donné par la Commission européenne à l’entrée du pays balkanique dans l’euro, la population doute fortement de la pertinence de cette transition monétaire. Outre les craintes légitimes d’une potentielle inflation durant le changement de monnaie, les Bulgares craignent aussi un scénario similaire à leur voisin grec, alors que leur pays est le plus pauvre de l’UE. Une forte contestation a donc émergé dans ce pays moins europhile et moins atlantiste que la moyenne [1].
Ces dernières semaines, des milliers de Bulgares sont descendus dans les rues de la capitale, Sofia, pour protester contre l’adhésion du pays à la zone euro, qui doit prendre effet début 2026. Approuvée par la Commission européenne le 4 juin après de nombreuses tergiversations et négociations, la décision a déclenché un débat public féroce portant sur la politique fiscale et l’identité nationale. Des manifestants scandant « Non merci à l’euro » et dénonçant « l’euro-colonialisme » ont tenté de prendre d’assaut le Parlement et de mettre le feu à la mission de l’UE. Dans toute la ville, des slogans peints à la bombe en faveur de la monnaie nationale, le lev, suggèrent que la question est loin d’être réglée.
Autrefois État loyal au bloc soviétique, la Bulgarie s’est tournée vers l’Occident dans les années 1990. Tout les courants politiques, des ex-communistes aux anti-communistes historiques, ont affirmé leur souhait de rejoindre l’alliance euro-atlantique. La Bulgarie est d’abord entrée dans l’OTAN en 2004, puis dans l’UE trois ans plus tard. Pour l’establishment politique, l’adhésion à la zone euro est la prochaine étape logique, accordant au pays une place officielle au sein de l’Eurogroupe et lui permettant peut-être, à terme, de dépasser sa position périphérique.
La Bulgarie est d’abord entrée dans l’OTAN en 2004, puis dans l’UE trois ans plus tard. Pour l’establishment politique, l’adhésion à la zone euro est la prochaine étape logique, lui permettant peut-être, à terme, de dépasser sa position périphérique.
Le mouvement en faveur de l’adhésion est mené par un large bloc politique, comprenant le parti de centre-droit au pouvoir, les Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie (GERB), ainsi que ses partenaires de coalition, le Parti socialiste de centre-gauche (BSP) et le parti nationaliste-populiste « There is Such a People » (ITN). Initialement prévue pour le 1er janvier 2024, la transition a été retardée de deux ans en raison de la montée en flèche de l’inflation, qui a dépassé les 15 % à la suite de la pandémie.
Ce retard a enhardi les détracteurs de la transition, tout comme la crise politique apparemment insoluble que traverse la Bulgarie, avec sept élections anticipées et huit premiers ministres au cours des quatre dernières années. À la suite des grandes manifestations contre la corruption qui ont eu lieu en 2020 et qui ont contribué à renverser le gouvernement de Boyko Borissov, le président du GERB, le pays a connu une série de coalitions fragiles et d’accords de partage du pouvoir. Le GERB reste le plus grand parti, mais avec une cote de popularité réduite à environ 25 % dans les sondages, il doit maintenant compter sur divers alliés pour maintenir sa majorité. L’actuel Premier ministre, Rosen Zhelyazkov, se présente comme une force stabilisatrice ayant pour mandat de faire baisser les prix et de soutenir les petites entreprises, mais il est considéré par beaucoup comme une marionnette de Borissov : faible, corrompu et désireux de s’attirer les bonnes grâces de Bruxelles.
Les partisans de la zone euro, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Bulgarie, soulignent que le lev est depuis longtemps lié à l’euro. En 2020, la Bulgarie a en effet rejoint le mécanisme de change européen, conçu pour maintenir un système de change stable entre l’euro et les monnaies nationales des autres pays de l’UE, faisant ainsi de la « souveraineté monétaire » un fantasme nostalgique. Selon eux, l’achèvement de la transition permettrait à la Bulgarie de bénéficier d’un essor du tourisme et des investissements étrangers. La question plus profonde, bien sûr, est la position de la Bulgarie dans la sphère du pouvoir occidental. À Bruxelles et à Washington, le pays est depuis longtemps considéré comme le « maillon faible » de l’UE en raison de la fragilité de ses institutions politiques, sensibles aux pressions économiques et diplomatiques de la Russie, en particulier dans des domaines tels que l’énergie, les infrastructures et les secteurs des médias et de l’information. L’adhésion s’inscrit dans une tentative plus large de fortifier la frontière orientale de l’OTAN contre une telle influence et d’unifier « l’Occident ».
Le grand public, quant à lui, voit les choses différemment. Plus de 60 % d’entre eux déclarent ne pas considérer la Russie comme une menace. Certes, depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, Moscou est devenu de plus en plus impopulaire en Bulgarie, avec près de 34 % d’opinions négatives, mais cela ne se traduit pas par un soutien à l’alignement occidental. Il n’y a pas de majorité en faveur d’une alliance avec l’OTAN et l’UE. Il existe également une forte opposition à la poursuite de la guerre, ce qui a incité le gouvernement à envoyer des armes et des munitions de manière clandestine, par l’intermédiaire de pays tiers. Près de 30 % des citoyens déclarent ne pas savoir s’ils sont favorables à l’Ouest ou à l’Est. Sur la question de l’adhésion à l’euro, 51% des Bulgares y sont opposés et 43% y sont favorables.
51% des Bulgares sont opposés à l’entrée dans l’euro, contre 43% qui y sont favorables.
Jusqu’à présent, la gauche bulgare – qui comprend un large éventail de partis regroupés au sein de la coalition électorale « Gauche unie » du BSP – s’est principalement rangée du côté de l’establishment sur la question de l’intégration européenne, permettant au parti d’extrême droite Revival de s’imposer comme la principale opposition. Fondé en 2014, Revival est passé du statut d’outsider politique à celui de troisième parti de l’assemblée législative après les élections de 2022, au cours desquelles il a fait campagne sur une plateforme anti-vaccins, anti-LGBT et anti-UE. Avec environ 15 % des voix, il a joué un rôle de premier plan dans les récentes manifestations.
Le parti s’est joint au président bulgare Rumen Radev pour demander un référendum sur la question de l’euro, proposition que le gouvernement a rejetée. Il a également tenté d’entraver le processus au Parlement, en occupant le podium lors d’un vote crucial et en bombardant le gouvernement de motions de défiance. Certains hauts responsables du parti ont récemment rencontré une délégation des Républicains américains et ont proposé de lier le lev au dollar plutôt qu’à l’euro.
Comme la Bulgarie, la Grèce s’est efforcée de respecter les critères de Maastricht – en mettant en œuvre diverses réformes néolibérales – avant d’adopter l’euro en 2002. Cependant, l’accumulation d’une dette publique excessive et d’une croissance relativement lente, résultant de son rôle périphérique dans l’économie de l’UE, a conduit à une crise politico-économique.
Si l’opposition de l’extrême droite au changement de monnaie peut être motivée en partie par l’opportunisme, elle peut néanmoins invoquer des précédents. Comme la Bulgarie, la Grèce s’est efforcée de respecter les critères de Maastricht – en mettant en œuvre diverses réformes néolibérales – avant d’adopter l’euro en 2002. Cependant, l’accumulation d’une dette publique excessive et d’une croissance relativement lente, résultant de son rôle périphérique dans l’économie de l’UE, a conduit à une crise politico-économique d’une décennie qui s’est répercutée sur tout le continent, culminant dans une série de mesures d’austérité qui ont détruit la souveraineté fiscale du pays. La Banque centrale bulgare a cherché à minimiser ces comparaisons en présentant la débâcle grecque comme le résultat d’une mauvaise gestion politique plutôt que comme un problème structurel.
L’autre parallèle évident est la Croatie, qui est devenue en 2023 le vingtième État à adopter l’euro. Nombre de Croates accusent la nouvelle monnaie d’être à l’origine de l’augmentation du coût de la vie, car les entreprises ont arrondi le prix des produits de base tels que la nourriture et les vêtements lors de la conversion de la kuna (ancienne monnaie croate, ndlr) vers l’euro. Cette situation, ainsi que l’augmentation des factures d’énergie et des impôts, a affaibli le parti au pouvoir, le HDZ. Privé de sa majorité parlementaire lors des élections de 2024, il a été contraint de former une coalition avec le Mouvement de la patrie, parti d’extrême droite, qui s’est vu attribuer trois ministères et une série d’autres concessions. L’agitation populaire s’est poursuivie en janvier, lorsqu’une vague de boycotts des supermarchés par les consommateurs a déferlé sur le pays, obligeant la coalition à introduire des plafonds de prix sur des dizaines de produits.
Le consensus des élites bulgare sur la nécessité de l’euro est donc très éloigné de l’opinion publique. En traitant la dissidence comme de la désinformation, le gouvernement a évité de répondre aux inquiétudes politiques légitimes. Le fossé n’a fait que se creuser ces derniers mois, alors que les politiques erratiques de Trump ont ébranlé les marchés financiers et déstabilisé les monnaies, tout en introduisant des incertitudes sur les relations entre les États-Unis et l’Union européenne. Pendant des années, la Bulgarie a été incapable de transcender son statut d’État le plus pauvre de l’UE. Lors des dernières élections, le taux de participation est tombé à un niveau historiquement bas de 34 %. Sans perspectives, beaucoup de Bulgares préfèrent partir vivre à l’étranger : depuis le sommet atteint à la fin des années 1980, la population a diminué de plus de 2,2 millions d’habitants (la Bulgarie comptait 6,4 millions d’habitants en 2023, ndlr). Le processus est bien connu dans les pays européens les plus isolés : stagnation économique, désillusion croissante et radicalisation de l’extrême droite. Une nouvelle monnaie non désirée pourrait accélérer ces tendances.
[1] Article issu de notre partenaire New Left RevMarantzidouiew, originellement publié .