Les fonds marins : vestiges des communs internationaux ?

Le 17 janvier 2023, l’Assemblée nationale a adopté une résolution soutenant l’appel au moratoire prononcé par le gouvernement français sur l’exploitation minière des fonds marins. Emmanuel Macron s’est en effet prononcé contre les ambitions de minage sous-marin en novembre dernier, lors de la réunion de l’Autorité internationale des fonds marins qui s’est tenue à Kingston, capitale de la Jamaïque. Mais de quoi parle-t-on ?

Les océans recouvrent plus des deux tiers de la surface terrestre et leurs fonds sont constitués aux deux tiers de plaines abyssales. Situées entre 4000 et 6000 mètres de profondeur, ces hauts fonds attirent l’attention de plusieurs États et grandes entreprises minières en raison des nodules de manganèse qui y reposent. Ces gros galets, mesurant en moyenne entre 5 et 10 cm de diamètre, sont des concentrés de métaux, tels que le silicium, l’aluminium, le cobalt, le nickel, le cuivre… en somme, des terres rares précieuses à l’heure de la « transition écologique. » Si ces nodules se trouvent partout sur le globe, la zone de Clarion-Clipperton est au cœur des discussions internationales : cet espace couvrant 15% de la surface de l’Océan Pacifique contiendrait à lui seul 34 milliards de tonnes de métaux, soit 6000 fois plus de thallium, trois fois plus de cobalt, et des quantités de manganèse et de nickel supérieures aux ressources terrestres connues, selon l’Ifremer et le CNRS.

Si l’exploitation minière des grands fonds n’a pas encore commencé, les projets industriels ne manquent pas. Les Canadiens de Metals Company, associés avec l’État insulaire de Nauru, sont actuellement les plus avancés. Pour procéder à l’extraction des nodules, le secteur minier envisage de descendre des machines dans les fonds marins, pilotées à distance et récupérant les précieux galets à la façon d’un aspirateur.

GRID-Arendal © www.grida.no/resources/7365

Les rêves anciens d’une ruée vers l’or

L’intérêt pour ces nodules n’est pas nouveau. En effet, dès les années 1950, l’industrie minière états-unienne lorgne vers ces ressources immenses, découvertes par les scientifiques de l’Année Géophysique Internationale, un programme mondial de recherche, et les chercheurs de l’Université de Californie. Le sujet est évoqué à San Francisco en 1959 par l’American Institute of Mining, Metallurgical and Petroleum Engineers. Cependant, l’estimation d’un coût d’extraction supérieur au revenu tiré des nodules tempère les ambitions industrielles, bien que des missions de prospection soient lancées pour s’assurer de ne pas rater une belle opportunité.

L’ambition de conquérir et d’exploiter les océans prend de nouveau son essor à la fin des années 1960. Arvid Pardo, diplomate maltais, vante les immenses richesses minières mais également alimentaires des fonds marins à la tribune de l’ONU en novembre 1967. La croyance dans un « progrès technique » est telle que ces projets semblent devoir aboutir dans l’immédiat : « National appropriation and the commercial exploitation of the mineral resources of the ocean floor, on the other hand, are imminent. » [« L’appropriation nationale et l’exploitation commerciale des ressources minérales des fonds marins, en revanche, sont imminentes. »]

Toutefois, Arvid Pardo ne se contente pas de défendre une telle exploitation : il souhaite l’encadrer, juridiquement et internationalement. Il redoute en effet qu’une course vers les fonds marins, tant pour des raisons économiques que stratégiques, puisse alimenter les tensions internationales. De plus, le coût d’accès aux ressources sous-marines seraient telles que seules quelques grandes puissances pourraient y avoir accès, renforçant alors leur domination sur la majorité des États incapables de mener une telle exploitation. Enfin, il serait injuste que des ressources n’appartenant à personne soient accaparées par quelques-uns, au détriment de tous les autres : « The strong would get stronger, the rich richer, and among the rich themselves there would arise an increasing and insuperable differentiation between two or three and the remainder. Between the very few dominant Powers, suspicions and tensions would reach unprecedented levels. » [« Le fort deviendrait plus fort, le riche plus riche, et parmi les riches eux-mêmes, une différenciation croissante et insurmontable se creuserait entre deux ou trois États et les autres. Entre les très rares Puissances dominantes, méfiance et tensions atteindraient des niveaux sans précédent. »]

Arvid Pardo propose alors l’édification d’un régime international afin de remédier aux dangers posés par l’appropriation de ces ressources. C’est la naissance au plan international de la notion de patrimoine commun de l’humanité1, dont l’ambition est d’organiser collectivement l’exploitation et la gestion des ressources appartenant à l’humanité toute entière. Ce régime entend se substituer aux deux autres statuts envisagés : celui de res nullius, qui désignent les choses n’appartenant à personne et donc susceptibles d’appropriation par le premier arrivé, ainsi que le statut de res communis, qui rejette toute appropriation souveraine et exclusive d’un État mais conserve la liberté d’accès et d’exploitation à qui le peut.

Un totem du Nouvel ordre économique international

L’attribution du statut de patrimoine commun de l’humanité aux fonds marins est au cœur des discussions onusiennes dans les années 1970, lors de la troisième conférence des Nations Unies pour le droit de la mer qui débute en 1973. Arvid Pardo bataille pour assurer que les ressources maritimes bénéficieront notamment aux pays pauvres. Il est aidé par un regain d’intérêt pour ces enjeux et par l’appui de militants pesant dans l’opinion publique internationale : les juristes internationalistes réunis dans le World Peace Through Law Center défendent, par exemple, un tel statut dès juillet 1967, ou encore la chercheuse Elisabeth Mann Borgese, du Center for the Study of Democratic Institutions qui soutenait l’élaboration d’une constitution mondiale.

Pour les États du Tiers-Monde, il n’était pas question de laisser les puissances industrielles occidentales renforcer leur domination en s’accaparant les ressources de ces « nouvelles frontières. » Portés par l’espoir d’un Nouvel Ordre Économique International (NOEI), ces États imposent leurs vues en jouant sur leur nombre et parviennent à faire adopter la Convention de Montego Bay en 1982. Pour autant, l’organisation souhaitée par Arvid Pardo doit affronter à la fois le rejet occidental et les atermoiements du Tiers-Monde, qui reste attaché à une certaine souveraineté étatique sur les ressources maritimes.

Le résultat est à mi-chemin de l’internationalisme des débuts. Les fonds marins deviennent « patrimoine commun de l’humanité. » L’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) doit superviser le partage des ressources, les transferts de technologie et l’exploitation d’une partie des fonds marins par une entreprise internationale, nommée l’Entreprise. Les industries privées souhaitant extraire des nodules sont également de la partie, mais doivent préalablement obtenir une licence de l’AIFM.

L’administration Reagan refuse de céder à ce « fantasme socialiste. » Pour Doug Bandow, ancien assistant spécial de Reagan : « It’s a bad agreement, one that cannot be improved without abandoning its philosophical presupposition that the seabed is the common heritage of the world’s politicians and their agents, the Authority and the Enterprise. »2 [« C’est un mauvais accord, qui ne peut être amélioré à moins d’abandonner sa présupposition philosophique que les fonds marins seraient le patrimoine commun des politiciens du monde entier et de leurs agents, l’Autorité et l’Entreprise. »]

En conséquence, non seulement les États-Unis ne ratifient pas la Convention, mais Washington autorise ses entreprises à créer des consortiums et à commencer la prospection dans la zone de Clarion-Clipperton, malgré les dénonciations des États du Tiers-Monde rassemblés dans le G77. Les années 1980 voient l’abandon des projets internationalistes portés à l’ONU et, en 1994, la Convention sur le droit de la mer est amendée : entre autres choses, les transferts de technologie sont abandonnés et les prétentions étatsuniennes sont garanties. Le statut de « patrimoine commun de l’humanité » reste quant à lui préservé3, bien qu’il ait été vidé de sa substance.

« Patrimoine commun de l’humanité » : un statut juridique unique

Ainsi, dès les origines de la codification du droit de la mer à l’ONU, les puissances industrielles se sont opposées aux projets de création d’un ordre international moins inégalitaire. Pour autant, malgré les coups de butoirs, le statut des fonds marins reste un rare exemple d’internationalisation des ressources de la planète. Il en résulte un jeu complexe entre de nombreux acteurs.

Les fonds marins sont supervisés par l’Autorité internationale des fonds marins, basée à Kingston et en activité depuis 1994. Elle est composée des 168 signataires de la Convention du droit de la mer, donne les licences d’exploration et potentiellement d’exploitation des fonds marins, et gère l’Entreprise. Pour lancer une activité dans les fonds marins, une compagnie minière doit s’associer à un État et faire une demande à l’AIFM. Le demande d’exploitation doit prévoir une partie dévolue aux activités des porteurs du projet et une partie dévolue à l’Entreprise. Actuellement, seuls quelques industriels s’intéressent à cette activité : les canadiens Metals Company (anciennement DeepGreen) & Nautilus Minerals (aujourd’hui liquidé), DEME (Belgique) et Lockheed Martin (États-Unis) à travers sa filiale UK Seabed Resources.

Dans les faits, l’AIFM n’a distribué que des licences d’exploration : une trentaine à ce jour dans la zone de Clarion-Clipperton. Cependant, la situation pourrait bientôt changer : en juillet 2021, la République de Nauru a envoyé à l’AIFM une demande de licence d’exploitation, dans le cadre du consortium Nauru Ocean Resources Incorporated (NORI) en partenariat avec les Canadiens de Metals Company. L’AIFM a l’obligation légale de répondre à cette demande dans les deux ans, soit d’ici juillet 2023. Ce projet a précipité les négociations internationales, puisqu’il s’agirait de la toute première licence d’exploitation accordée par l’autorité internationale. En septembre 2022, l’AIFM a ainsi donné l’autorisation à NORI de tester ses machines, suscitant l’opposition de la France, mais également de l’Allemagne, de l’Espagne, et de plusieurs États du Pacifique : les Fidji, les Samoa, les Tonga, ou encore la Micronésie.

C’est dans ce contexte d’urgence que la France a finalement pris position contre l’exploitation minière des fonds marins. Pour autant, cette position n’était pas courue d’avance : elle a même pu surprendre, tant les enjeux économiques et géopolitiques des fonds marins pèsent dans la balance, tandis que le gouvernement français tout comme l’Union européenne anticipaient l’exploitation des nodules depuis plusieurs années. Le plan de relance France 2030 prévoyait notamment une enveloppe de deux milliards d’euros pour l’exploration de l’espace et des fonds marins.

Si les raisons de ce revirement ne sont pas clairement établies, l’une des hypothèses avancées par François Chartier, directeur de campagne de Greenpeace, interroge quant aux intérêts industriels français dans le secteur : « Ce qui a toujours été étrange dans le soutien initial du Président Macron aux industries minières est qu’il n’y a aucune entreprise ou industrie minière française clairement identifiée dans les contrats miniers français. Les contrats d’exploration français sont opérés par l’IFREMER [Institut de recherche français sur les ressources marines], […] mais on ne trouve pas d’entreprises derrière. C’est peut-être un des éléments qui a pu faire basculer la position française. »4

Lire la suite :

1. Même si le Prince Wan Waithayakon de Thaïlande avait déjà exprimé une telle vue en 1958 lors d’une conférence internationale.

2. Cité dans le New York Times, 29 mars 1994.

3. Contrairement au droit de l’espace extra-atmosphérique, puisque l’Accord sur la Lune de 1979 contenant le même statut n’a jamais été ratifié par les puissances spatiales, et que Scott Pace, directeur exécutif du US National Space Council a confirmé le refus d’accorder un quelconque statut de « commun » à l’espace en décembre 2017.

4. Lou Chabani, “La France annonce son opposition à l’exploitation minière des fonds marins”, National Geographic, 11 novembre 2022.