Les gilets jaunes seraient donc des agents de cette populace qui casse tout parce qu’elle ne respecte rien. La foule indifférente au sacré qui salit tout. En bref, un rassemblement de racailles et de canailles qui brise les vitrines en même temps qu’elle porte atteinte à la dimension sacrée de la République. Contre la sacralité factice d’un pouvoir dévoyé, les gilets jaunes ne seraient-ils pas, à l’inverse, porteurs d’une demande de resacralisation du politique ?
Les photos de Christophe Castaner en boîte de nuit le samedi 9 mars dernier ont fait le tour des réseaux sociaux. Quoi que l’on pense du droit d’un ministre de l’Intérieur à s’amuser après une journée occupée à maintenir l’ordre lors de l’Acte XVII, la polémique suscitée par la diffusion de ces images autorise que l’on s’interroge sur ce qu’elles disent du mouvement des gilets jaunes.
Peut-être les dirigeants actuels sont-ils plus durement attaqués que leurs prédécesseurs parce qu’ils ne sont pas jugés comme étant à la hauteur de leurs fonctions. Peut-être peut-on voir derrière l’anti-parlementarisme anarchisant supposé de la foule des gilets jaunes, quelque-chose de plus profond qui relèverait de la demande de resacralisation du politique.
Une demande de sacralité
Il faut dire que le règne d’Emmanuel Macron commençait bien. En fait d’une élection, s’est déroulé un véritable sacre. Aux images du Président élu marchant d’un pas lent et contrôlé sur l’Hymne à la joie au devant de la pyramide du Louvre – aussitôt perturbées par un hurluberlu à casquette, monté on ne sait comment sur la scène – a succédé la séquence de la remontée des Champs Élysées sur un véhicule militaire – gâchée quelques semaines plus tard par la démission du général de Villiers. Peu importe. Emmanuel Macron semblait prendre la fonction au sérieux. Après les présidences Sarkozy et Hollande, celle-ci devait s’annoncer “jupitérienne” selon le mot qui a ravi les commentateurs de tous bords. Pendant la campagne, le candidat Macron avait partagé sa vision de la fonction dans les colonnes du magazine Le 1. Reprenant une ritournelle célèbre tout droit sortie d’une copie de Sciences Po et mâtinée de Kantorowicz, il affirmait que les Français n’avaient pas voulu la mort du Roi et que les moments napoléonien et gaulliste ne répondaient pas à autre chose qu’à une volonté de combler ce vide laissé par la figure du Roi, celle du père… Philosophe, le nouveau Président serait aussi monarque assumé.
L’affaire Benalla, pourtant, a transformé le règne en farce. Affaire d’État ou simple barbouzerie, elle a eu l’effet d’un révélateur de l’inconsistance de la fable racontée jusque-là. Les rites et les symboles se sont effondrés ; les ors de la République ont semblé abriter des individus leur étant étrangers. C’était la valse des affaires qui recommençait, avec son cortège de faveurs, de prébendes, de trafics et de privilèges. Emmanuel Macron avait voulu prendre les habits de de Gaulle et ces habits semblaient soudain trop grands. Tout à coup, tout sonnait creux, un jeune homme issu de la banque semblait avoir braqué la République et installé ses amis aux fonctions les plus hautes, les désacralisant du même mouvement.
Crise sociale, les gilets jaunes ont remis la question sociale sur le devant de la scène. Les facteurs d’explication du mouvement sont multiples et les préoccupations d’ordre strictement matériel apparaissent les plus évidentes. Pourtant, cette crise est peut-être aussi spirituelle. André Malraux considérait déjà Mai 68 comme une crise de civilisation et on peut prolonger cette intuition. Qu’importent ses fondements réels ou sa vérité intrinsèque, l’entrée en décadence est un sentiment largement partagé. Par l’utopie et l’incarnation, le politique a pris le relais du religieux dans des temps désenchantés. Il a été cette “foi séculière” marquée du sceau du déni qui offrait une fiction d’unité, une impression de permanence et de sacré. Cette foi a été définitivement perdue dès lors que son sujet a été mis à nu. De Président jupitérien, chef de guerre et gardien du fil de l’Histoire de France, Emmanuel Macron s’est trouvé réduit au rôle de cache-sexe de l’oligarchie. Ni lui, ni Christophe Castaner, ni aucun autre membre du gouvernement ou de la classe politique n’est jugé digne de la République ou de la France. C’est aussi contre cette réalité crue que se sont élevés les gilets jaunes. Porteur d’une aspiration à la régénération du politique – avec tous les dangers que comporte cette idée – ce mouvement semble se battre pour la restauration d’une illusion nécessaire, pour faire vivre la fiction de la dimension sacrée du politique.
Briser les idoles, sacraliser le profane
Le 16 mars dernier, le Fouquet’s était en feu. La plus belle avenue du monde était recouverte de jaune et noyée d’un épais nuage de lacrymogène. L’est-elle seulement ? L’expression consacrée de plus belle avenue du monde cache mal la réalité d’une avenue où ne se rendent jamais les Parisiens. Tout y est trop cher et trop tape-à-l’oeil, en temps normal, les bourgeois du quartier disputent le pavé aux touristes blasés. Comment prétendre que quelques enseignes de luxe puissent exprimer la France ? Sans doute est-ce pour cela que les gilets jaunes en ont fait leur lieu de rassemblement de prédilection. Dans le conflit de classes qui se joue, l’avenue est un champ de bataille idéal. Tout y transpire le fric, le bling-bling et le paraître. Manifester sur les Champs, c’est reproduire l’antique geste iconoclaste : c’est l’idolâtrie des clients du Fouquet’s ou des magasins de luxe qui est condamnée.
Ainsi lors de l’Acte XVIII, régnait une ambiance carnavalesque, avec tout ce que ce terme comprend d’inversion des hiérarchies admises et des rôles sociaux. Il y a quelque-chose de fascinant à voir des ouvriers, des employés et des chômeurs déguster des chocolats Jeff de Bruges récemment pillés devant des départs de feu. Des gens ordinaires prenaient les chaises des terrasses et faisaient une pause, assis au milieu d’une avenue réappropriée. D’ordinaire, ils ne sont pas là chez eux. Trop pauvres, trop « beaufs », trop provinciaux, ils ne sont pas à leur place ; mais le temps d’une journée, l’avenue leur appartient. En miroir de ces scènes improbables, on croise un homme et une femme, la cinquantaine et bien habillés, effondrés, en larmes, complètement paniqués par le chaos ambiant, mais toujours cramponnés aux sacs Gucci ou Cartier qui contiennent les précieux effets qu’ils viennent d’acquérir lors d’une journée de shopping qui a mal tourné. Exproprier l’expropriateur, rarement la sentence de Max Weber s’est mieux appliquée.
En définitive, le combat pour l’endroit traduit un combat pour la dignité. Il est le reflet de l’affirmation de la vie contre les idoles réifiées qui remplissent les vitrines de luxe.
À la vue de ces scènes, on pense au slogan de 1968 “la beauté est dans la rue”. Comme si, par delà les revendications sociales immédiates, il y avait un enjeu à être plus beaux que Macron. Comme si l’esthétisation de la révolte d’un peuple était un levier pour la reconquête d’une dignité perdue.
Les vidéos des manifestations inondent les réseaux sociaux. À leurs côtés, on voit apparaître de véritables teasers détournés qui annoncent le prochain acte. Des clips de rap amateurs sont tournés en plein cœur des affrontements et enregistrent des millions de vues. Le mouvement s’incarne, aussi. Les leaders sont adulés ou haïs. Éric Drouet, Maxime Nicolle, Priscillia Ludosky sont sortis de nulle part et sont devenus des icônes. D’autres, Jacline Mouraud ou Ingrid Levavasseur, sont rejetées dès le moment où elles semblent vouloir prendre l’ascendant sur le mouvement qui a fait d’elles ce qu’elles sont. La révolte s’inscrit dans l’ordre du symbole et produit ses propres images, sa propre syntaxe, ses propres mythes. Jérôme Rodrigues est représenté en peinture à la manière des révolutionnaires de 1793 sur les physionotraces. Les morts et les blessés sont érigés en héros : une martyrologie pesante s’empare du mouvement.
Ainsi, la bataille esthétique qui se joue est d’abord l’expression d’un conflit plus vaste pour le sacré. Le carnaval inverse les rôles, les événements actuels renversent les valeurs. Le gigantesque portrait de Marcel, travailleur immigré marqué par la vie devenu le symbole d’un rond-point, que montre à voir François Ruffin dans J’veux du soleil, exprime cette idée mieux que tout le reste. Bataille politique et lutte sociale, le mouvement des gilets jaunes est d’abord l’exaltation de la vie permise par la parole libérée.
S’il laisse entendre la voix de ceux que l’on n’entend pas, il est aussi demande de réappropriation de la vie, du travail, de l’État, du pays, du politique. Iconoclaste dans ses modes opératoires, imprégné d’une lourde dimension symbolique depuis ses débuts, ce mouvement n’est pas celui d’une foule haineuse indifférente au sacré dont les commentateurs divers se plaisent à croire qu’ils en détiennent le monopole. Au spectaculaire ridicule de la mise en scène d’un pouvoir affaibli, les gilets jaunes opposent une demande de resacralisation du politique comme ressource partagée. Sans doute n’avait-on pas exprimé depuis des décennies avec autant de clarté, le sens véritable de la Res Publica comme chose publique et de ce fait sacrée.