Les relents post-coloniaux de l’écologie européenne par la norme

De l’Argentine au Brésil, du Chili en Bolivie, de nombreux gouvernements de gauche sont récemment parvenus au pouvoir en Amérique latine. Dans cette conjoncture, ils pourraient renouer avec les politiques sociales mises en oeuvre avant la vague néolibérale. Diverses complications sont cependant à prévoir. Si l’on en juge par l’histoire récente de l’Amérique latine, nulle politique sociale ne fut possible sans la mobilisation des ressources naturelles – pétrole vénézuélien ou mines boliviennes – dont regorgent ces territoires, et plusieurs entraves à leur exploration subsistent.

Si les gouvernements de gauche récemment élus souhaitent relancer leurs politiques sociales, ils auront besoin de capitaux étrangers pour valoriser leurs infrastructures et exploiter leurs matières premières. Aujourd’hui comme hier, de nombreux obstacles se dressent cependant sur la route d’un tel scénario. Outre un contexte géopolitique qui demeure toujours aussi tendu avec les États-Unis, une perception importante du risque d’investissement, la législation européenne pourrait constituer un problème nouveau.

La proposition de directive du 23 février 2022 sur le devoir de vigilance des entreprises contient en effet des dispositions qui pourraient freiner les entreprises européennes. Sur un prétexte pseudo-environnemental, toutes les entreprises européennes réalisant un chiffre d’affaires de plus de 150 millions d’euros devront, lorsqu’elles investissent à l’étranger, prendre toutes les mesures pour éviter que les entreprises impliquées dans leurs processus de production ne respectent pas les normes environnementales européennes.

Si l’intention affichée n’est pas critiquable, sa mise en oeuvre est problématique. D’une part, l’Union européenne institutionnaliserait ainsi le fait de passer par des acteurs privés pour imposer des normes environnementales à des gouvernements latino-américains élus qui doivent tenir les deux bouts entre le développementalisme et la lutte contre le réchauffement climatique. Les risques de manipulation de cette directive sont donc nombreux.

D’autre part, elle constituerait une prime aux pays dotés des infrastructures technologiques les plus aptes à permettre une adaptation rapide à des normes environnementales – tendanciellement les plus riches. Les autres s’en trouveraient pénalisés, et pourraient se trouver pris dans un cercle vicieux de perte de capitaux et perte d’attractivité. Le coût d’une adaptation rapide à des normes européennes reposerait intégralement sur eux – alors que de nombreux gouvernements de gauche, celui de Gustavo Petro aujourd’hui comme celui de Rafael Correa hier, réclament des mécanismes de redistribution du nord vers le sud pour permettre à un tel scénario d’advenir.

Dans le même temps, les États-Unis et la Chine en profiteraient bien sûr pour accroître leur dumping environnemental…

Les bases matérielles des « miracles » sud-américains

Depuis 2018, les gouvernements de gauche ont fleuri en Amérique latine : selon le décompte de Jean-Jacques Kourliandsky, la victoire de forces de gauche concerne pas moins de dix pays [1]. Elle pourrait conduire à un retour en force des politiques sociales, ainsi qu’à des réformes environnementales ambitieuses. Les obstacles auxquels font face ces gouvernements sont cependant multiples, et le devoir de vigilance imposé par la Commission européenne pourrait s’y ajouter. Ces gouvernements comptent en effet intensifier leurs investissements dans l’exploitation des matières premières pour financer leurs politiques sociales alors que la pandémie a durement touché le continent.

Les expériences passées en font foi. Le gouvernement bolivien d’Evo Morales (2006-2019) a mis en place des politiques de redistribution d’une ampleur sans précédent. La réforme des retraites de 2010 a institué un système par répartition. L’âge de départ a été reculé de 65 à 58 ans [2]. La gratuité des soins a été instituée dès 2006 pour les enfants, avant d’être progressivement généralisée. Lors de l’élection d’Evo Morales, près de 40 % des Boliviens vivaient dans l’extrême pauvreté ; ce chiffre a fondu à 15% lorsqu’il quittait le pouvoir en 2019 [3].

Une expérience similaire a été menée dans l’Équateur de Rafael Correa (2007-2017). Celui-ci a multiplié par trois le budget alloué à la santé par rapport au PIB et institué un État-providence universel, qui a contribué à faire chuter le taux de pauvreté et d’inégalités – le coefficient de Gini du pays est passé de 0.55 à 0.46 en moins d’une décennie.

C’est un curieux mélange de radicalité et de pragmatisme qui a permis la mise en place de ces politiques. La volonté des leaders de « nationaliser » les ressources naturelles s’est heurtée à leur dépendance en termes de technologies extractives à l’égard des entreprises du Nord. À l’issue d’un bras de fer féroce, un compromis fragile a été trouvé : l’impôt sur les sociétés a été décuplé et l’État a étendu son emprise sur plusieurs secteurs ; la présence de sociétés étrangères a toutefois été tolérée.

Il faut dire qu’outre les besoins en technologies de pointe, ces États cherchaient à maintenir leur monnaie à une valeur stable, et un exode des capitaux les aurait conduits à effectuer des dévaluations coûteuses : c’est le sort qui a été imposé au Venezuela. Ce sont, en l’espèce, les sanctions américaines plus que le gouvernement chaviste qui ont fait fuir les investisseurs étrangers de ce pays, au prix d’un désastre économique dont il ne commence que très progressivement à se remettre.

Le cas paroxystique du Vénézuela

Le Venezuela sort dévasté de plusieurs années de sanctions financières imposées par les États-Unis. Leur magnitude a été telle qu’au plus fort de la crise, c’est uniquement sous la forme de cash que des devises ont pu entrer dans le pays [4]. Ces sanctions ont accru l’inflation déjà désastreuse du pays, et précipité la dépréciation en spirale du bolivar. Selon un rapport du Center of Economic and Policy Research, le coût humain de ces sanctions s’élève à des dizaines de milliers de victimes [5].

Alors que les sanctions américaines s’assouplissent, le gouvernement vénézuélien est en quête désespérée d’investisseurs étrangers. Outre un afflux de devises [6], c’est un appui logistique et un support technologique qu’il recherche. Nicolas Maduro a en effet annoncé qu’il comptait ouvrir une cinquantaine de projets gaziers et pétroliers à des investisseurs internationaux [7]. En lice : le géant américain Chevron, l’espagnol Repsol et l’italien ENI. Tandis que les sanctions s’affaissent outre-Atlantique, c’est du côté des institutions européennes que le cadre réglementaire risque de compliquer les investissements [8].

Celui-ci va à l’encontre de l’intérêt marqué que les chancelleries européennes affichent pour l’Amérique latine. L’UE est en effet actuellement le troisième partenaire commercial de l’Amérique latine derrière les Etats-Unis et la Chine, alors que les pays latino-américains sont la cinquième source des importations européennes [9]. Toutefois, dans le contexte de la guerre en Ukraine, nombre de dirigeants européens soucieux de diversifier leurs sources d’approvisionnement dans un commerce mondial perturbé ont voyagé en Amérique latine : tant le premier ministre espagnol Pedro Sánchez en août 2022, le président allemand Frank-Walter Steinmeier en septembre, que le secrétaire d’État américain Antony Blinken en octobre, se sont rendus en tournée diplomatique sur le sous-continent pour explorer la possibilité de partenariats économiques nouveaux [10]. 

L’environnement, nouveauté géopolitique des gouvernements de gauche en Amérique latine

Parmi les gouvernements de gauche récemment élus, certains l’ont été sur la base de promesses environnementales marquées. C’est le cas de Gustavo Petro en Colombie, qui a fait de la transition vers des énergies décarbonées son nouveau cheval de bataille [11]. Si le nouveau président colombien a annoncé sa feuille de route pour sortir progressivement des énergies fossiles, il a par ailleurs inscrit cette volonté dans un cadre international : profitant de la COP 27, Gustavo Petro a ainsi proposé la création d’un fonds de 500 millions de dollars par an pendant vingt ans, qui seraient financés par les multinationales et les pays du Nord. Une approche redistributive de la question environnementale qui n’a bien sûr jamais été envisagée par les dirigeants de la Commission…

Ces initiatives de protection de l’environnement s’étendent même timidement, à la faveur des succès du force de gauche, au niveau du sous-continent. L’accord d’Escazu, signé en 2018 par 24 pays d’Amérique latine et ratifié par 14 d’entre eux, prévoit notamment la protection des défenseurs de l’environnement. En mai 2022, le Chili a ratifié cet accord, suivi en octobre de la Colombie ; le Brésil de Lula pourrait suivre ces deux Etats. Cette reconnaissance des enjeux environnementaux par les gouvernements d’Amérique latine est un fait nouveau qui pourrait influer sur les modalités d’exploitation des ressources naturelles. Le cadre réglementaire européen, décidé unilatéralement depuis Bruxelles, s’inscrit en faux avec cette conception de l’écologie fondée sur des politiques étatiques souveraines, et non une extension de normes du nord imposées au sud…

Notes :

[1] Jean-Jacques Kourliandsky, “Alternance de gauche et présence internationale de l’Amérique latine”, Fondation Jean Jaurès, 30 novembre 2022

[2] Et de 56 à 51 ans pour les travailleurs des mines. Laurent Lacroix, Claude Le Gouill, “Politiques sociales” In : Le « processus de changement » en Bolivie : La politique du gouvernement d’Evo Morales (2005-2018). Paris : Éditions de l’IHEAL, 2019

[3] Nick Dearden, « Evo Morales: the fall of the hero of the Bolivian transformation », Open Democracy, 15 novembre 2019

[4] Vincent Ortiz, « Les sanctions économiques jettent la population dans les bras du gouvernement », entretien avec Temir Porras, Le Vent Se Lève, 30 avril 2022

[5] Jeffrey Sachs, Mark Weisbrot, « Economic Sanctions as Collective Punishment: The Case of Venezuela », Center of Economic and Policy Research, 25 avril 2019. À cette date, le coût était alors estimé à 40.000 décès…

[6] Cet enjeu est tel que début 2022, le gouvernement vénézuélien comptait sur l’ouverture de casinos pour avoir accès à des dollars… cf William Neuman, « How Venezuela became one big casino », The Atlantic, 4 janvier 2022

[7] « Maduro: Venezuela cuenta con 50 proyectos gasíferos con proyección internacional », Ultimas Noticias, 14 septembre 2022

[8] Ces trois entreprises ont obtenu un sauf-conduit de la part des États-Unis, bien que les sanctions financières contre le pays n’aient pas encore été levées « U.S. to let Eni, Repsol ship Venezuela oil to Europe for debt », Reuters, 4 juin 2022

[9] Luis Fierro, “Relations économiques entre l’Union européenne et l’Amérique latine et les Caraïbes”, Institut des Amériques, EU-LAC Policy Brief, Avril 2022

[10] « Le retour d’El Dorado? L’Amérique latine courtisée du Nord à l’Est. » Iris Analyses, 31 octobre 2022

[11] « Colombie : le nouveau président veut créer un fonds financier pour protéger l’Amazonie », RFI, août 2022