Aux élections parlementaires québécoises du 3 octobre dernier, la coalition Avenir Québec du premier ministre François Legault (centre droit nationaliste), au pouvoir depuis 2018, a été reconduite avec une forte majorité de sièges (90 sur 125 et 40,97% des voix). La gauche de Québec solidaire (QS), menée par Gabriel Nadeau-Dubois, a quant à elle obtenu 15,42% des suffrages et 11 sièges. Pour les solidaires, ces résultats témoignent d’une inquiétante stagnation électorale. En effet, les résultats de ceux-ci sont peu ou prou au même niveau qu’aux élections de 2018 (16,10% des voix et 10 sièges), où ils avaient doublé leurs suffrages et triplé leur représentation. Si la députation du parti s’est accrue dans la métropole montréalaise, celui-ci a perdu son unique siège en région éloignée (dans la circonscription de Rouyn-Noranda-Témiscamingue), reconduisant l’image de parti des centres-villes qui lui colle à la peau depuis sa création. Pourtant, au cours des quatre dernières années, la perte de vitesse des partis traditionnels, le Parti libéral du Québec (centre droit fédéraliste) et le Parti Québécois (centre gauche souverainiste), dégageait un espace pour se poser comme véritable alternative à la Coalition Avenir Québec (CAQ), un espoir ouvertement entretenu par le parti de gauche. Qu’est-ce qui explique cet échec ? Trois erreurs commises au cours de la dernière législature permettent de tirer des leçons pour l’avenir.
L’opposition à la loi sur la laïcité de l’État
Pour QS, l’après-2018 était l’occasion de revêtir les habits de ce qu’avait été autrefois le Parti Québécois (PQ), en prolongeant et en actualisant son héritage politique. Depuis sa fondation en 1968 jusqu’au milieu des années 1990, ce parti avait incarné un vaste mouvement national et populaire pour la souveraineté du Québec et la construction d’un État social. Sa mise en veilleuse du projet indépendantiste après l’échec du référendum de 1995 et sa conversion au néolibéralisme ont cependant entraîné une lente érosion de ses appuis, base sur laquelle QS a émergé. Durant l’élection de 2018, ce dernier avait adopté une stratégie modérément populiste, se posant comme un mouvement « populaire » visant à balayer la « vieille classe politique ». En parallèle, il avait musclé son positionnement nationaliste1 en fusionnant avec les indépendantistes radicaux d’Option nationale, une petite formation issue d’une scission d’avec le PQ. Au terme de la campagne, avec autant de députés et un suffrage presque équivalent (16,10% contre 17,06%, alors le résultat le plus bas de l’histoire du PQ), QS avait toutes les cartes en main pour se poser comme le nouveau parti du « peuple et de la nation ».
Le parti de gauche a cependant emprunté une voie inverse. Débattue durant l’hiver et le printemps 2019, la Loi sur la laïcité de l’État proposée par le CAQ venait parachever un débat vieux de dix ans sur les rapports entre l’État et les religions au Québec2.
Insuffisante et cosmétique, cette loi fait de l’interdiction des signes religieux dans certains postes-clés de la fonction publique (essentiellement : enseignants, forces de l’ordre, juges) son axe majeur d’intervention. Jusque-là, Québec solidaire avait une approche relativement effacée, proposant une issue mitoyenne (interdiction limitée aux forces de l’ordre et aux juges), sans toutefois développer une vision globale de la laïcité au Québec. Cette position a connu une nette inflexion en mars 2019, lorsque le Conseil national du parti s’est opposé à toute interdiction de signes religieux et a ouvert la porte au port du voile intégral dans la fonction publique, au nom de « l’inclusion » des minorités ethnoculturelles et de la lutte contre le racisme antimusulman. Entre temps, les idées de la gauche libérale américaine, très impopulaires auprès de la majorité de la population, avaient pénétré le parti en profondeur – ce que le premier ministre Legault et des commentateurs politiques de tous bords ont tôt fait de pointer du doigt.
Une telle prise de position était lourde de conséquences. En effet, la société québécoise a longtemps vécu sous le joug de l’Église catholique, alors que celle-ci contrôlait les systèmes de santé et d’éducation et avait ses entrées dans les officines gouvernementales. La laïcisation a d’ailleurs constitué un aspect central de la Révolution tranquille3, un vaste mouvement d’émancipation national, social et démocratique commencé en 1960, dont le PQ a été un véhicule essentiel. En ce sens, contrairement à ce qu’affirmaient les opposants à la Loi sur la laïcité de l’État, celle-ci a moins à voir avec le racisme qu’avec le mouvement radical de déconfessionnalisation qui caractérise l’histoire du Québec moderne4.
En mai 2018, lors d’un événement soulignant son retrait de la vie politique, Amir Khadir, premier député et figure de proue de QS depuis ses débuts, avait invité les délégués du parti à ne pas tourner le dos à leurs compatriotes sur cette question, au prix de creuser un fossé qu’il serait difficile à combler. En effet, le choix fait par le parti de gauche, en rupture avec tout un héritage politique et avec environ 65% de la population favorable à la Loi sur la laïcité de l’État, impliquait de fermer la porte à toute ambition sérieuse de remplacer le PQ et d’effectuer une mue « nationale-populaire » pour affronter le nationalisme conservateur de la CAQ. La suite est à l’avenant, QS continuant à diluer son profil nationaliste. Par exemple, face au recul documenté et de plus en plus alarmant du poids des locuteurs francophones face aux anglophones, les solidaires ont adopté un positionnement effacé et minimal. La reconnaissance et le maintien du français comme langue officielle et commune constituent pourtant un autre jalon de la Révolution tranquille, aux côtés du progrès social et de la lutte pour la souveraineté nationale. Durant la présente campagne, le parti de gauche a d’ailleurs mis en sourdine son discours indépendantiste, pour ne pas s’aliéner les franges de l’électorat anglophone, libéral et fédéraliste qu’il convoitait dans les quartiers centraux de Montréal. Il a ainsi laissé un espace de croissance à un PQ que bien des observateurs enterraient prématurément, et qui, retrouvant un discours souverainiste et social-démocrate musclé, est parvenu à récolter 14,60% des voix, à peine moins que son rival solidaire.
Une opposition timorée face à la gestion sanitaire
En somme, en quatre années, QS a remisé son populisme et son souverainisme au profit d’un positionnement plus traditionnel sur l’axe gauche-droite, opposant le camp de la CAQ présenté comme ringard, intolérant et aveugle aux défis climatiques à un camp solidaire jeune, ouvert, écologiste et progressiste. En revanche, cet affrontement frontal ne s’est pas matérialisé pendant la pandémie de COVID-19. En effet, la posture de retenue et de modération adoptée par QS face à l’action gouvernementale, compréhensible au départ, a été reconduite bien au-delà du choc du premier confinement. Le parti de gauche a certes formulé des critiques parcellaires (proposition de mettre en débat l’usage du passeport vaccinal à l’Assemblée nationale, puis demande d’un bilan « scientifique » de celui-ci, rejet de l’application du couvre-feu aux SDF, critique de la lenteur à assurer l’aération des écoles, etc.), mais ces interventions n’ont jamais pris la forme d’une remise en question globale de la gestion de la crise sanitaire, ni d’un discours pointant les causes de celle-ci (libre-échange, crise de l’écosystème, destruction des services publics, etc.).
Pourtant, il aurait été possible d’articuler lutte contre la pandémie et soutien à la vaccination à une critique de la stratégie sanitaire gouvernementale : en proposant des alternatives au confinement, en s’opposant frontalement au passeport vaccinal, ou en remettant en question le poids démesuré des multinationales pharmaceutiques dans la conception et la distribution des vaccins. À titre d’exemple, La France insoumise et Jean-Luc Mélenchon ont adopté cette stratégie avec succès, parvenant à trouver un équilibre entre la demande d’ordre et de mobilisation face à la pandémie et la grogne suscitée par l’autoritarisme gouvernemental.
Au Québec, un seul parti s’est opposé frontalement à la gestion de la crise sanitaire orchestrée par la CAQ : le Parti conservateur du Québec (PCQ). Dirigé par Éric Duhaime, un ex-animateur de radio d’obédience libertarienne, celui-ci a bondi de moins de 1,46% des voix en 2018 à 12,92% en 2022. La soudaine popularité de ce parti réside sans doute moins dans son positionnement radicalement néolibéral (excepté dans les banlieues de la ville de Québec et dans la région de la Beauce, aux sociologies électorales particulières), que dans sa capacité à canaliser la colère provoquée par les mesures sanitaires, en défendant les libertés individuelles et en s’opposant frontalement à la stratégie gouvernementale. Au passage, le PCQ a adopté le profil antisystème qui était jusque-là l’apanage de QS, et capter une partie du vote contestataire qui aurait pu revenir au parti de gauche. Dans un même temps, ce dernier empruntait un chemin inverse : pour les solidaires, l’élection de 2022 devait être celle de la professionnalisation.
Une campagne contradictoire
Durant la campagne électorale, QS a consacré un effort considérable à projeter une image sérieuse, rassurante et modérée : candidatures vedettes aux profils technocratiques, choix de s’adresser à la « classe moyenne », mise en scène de la vie privée de Gabriel Nadeau-Dubois, etc. En parallèle, des propositions phares ont été mises en retrait ou atténuées : les nationalisations ne sont plus évoquées, tout comme l’adoption d’une loi contre l’obsolescence programmée ou la limitation des écart de salaire en entreprise, la fin du financement public aux écoles privées vise désormais à associer celles-ci au réseau public en maintenant leur autonomie, la gratuité scolaire universitaire est renvoyée aux calendes grecques, etc. Cette stratégie a cependant été handicapée par des choix tactiques qui sont venus la contredire.
En effet, en parallèle avec ces tentatives de modération et de professionnalisation, QS a choisi un slogan électoral, « Changer d’ère », qui invoque davantage une rupture radicale qu’une continuité rassurante. Dans un même temps, les solidaires et leur chef de file ont continué à se présenter comme le parti de la jeunesse, en opposition à la CAQ associée aux électeurs âgés6. Le message de la campagne solidaire se résumait ainsi en une opposition entre l’ancien et le nouveau, une configuration risquée dans le contexte d’un électorat vieillissant, et, surtout, contradictoire avec le ton rassurant et modéré voulu par le parti.
Surtout, les velléités de professionnalisation et de modération ont tourné court avec la mise de l’avant de propositions mal calibrées, qui ont braqué une partie de cette « classe moyenne » à laquelle QS s’adressait avec insistance. L’impôt sur la fortune promis par le parti suggérait ainsi de taxer de 0,1% les revenus nets de plus d’un million de dollars par années, de 1% ceux de plus de 10 millions, et de 1,5% ceux de plus de 100 000 millions. Si cette mesure ne devait viser que les 5% les plus riches de la population, elle n’en pas moins prêté flanc aux attaques de la CAQ et des commentateurs médiatiques, qui ont fait mouche en accusant QS de cibler la « classe moyenne ».
Effectivement, à la différence des équivalents européens dont il est inspiré, l’impôt sur la fortune des solidaires serait mis en place dans une société où il n’existe pas de système de retraite public et universel6. Pour leurs vieux jours, les Québécois doivent investir dans des fonds de pension privés ou dans l’immobilier, ce qui fait augmenter la valeur de leurs actifs, mais n’est pas nécessairement un bon indicateur de leur niveau de richesse. D’autant plus qu’avec la flambée des coûts de l’immobilier des dernières décennies, bien des individus ayant acheté un logement à un prix raisonnable sont désormais propriétaires d’actifs théoriquement de grande valeur, sans que cela ne se répercute dans leurs revenus ou leur niveau de vie. En urgence, le parti de gauche a d’ailleurs dû promettre d’exempter les terres et les machineries agricoles de son impôt sur la fortune, une reculade qui a écorné ses velléités de professionnalisation.
Résultat : bien des citoyens qui auraient de bonnes raisons de voter pour QS se sont sentis, à tort ou à raison, ciblés par cette proposition. De par sa complexité et son inadéquation au contexte québécois, celle-ci portait mal le message du parti : la nécessité de partager les richesses et de taxer les riches pour faire face aux crises. Pour atteindre cet objectif, une telle mesure se devait d’être tranchante, ne pas laisser place à des ambiguïtés, et de viser nettement la petite minorité privilégiée qui profite du système : le fameux « for the many, not the few » de Jeremy Corbyn. À cet effet, la taxe sur les « surprofits » des pétrolières et des GAFAM, étonnamment proposée par le Parti Québécois, était bien mieux calibrée. À l’opposée, celle de QS, plutôt que d’en faire le camp de la taxation des riches, a fait du parti celui de la taxation tout court. D’autres propositions allant dans le même sens, comme la taxe supplémentaire à la vente de véhicules polluants ou l’impôt sur l’héritage, ont renforcé cette impression. En parallèle, et contrairement à ce qui avait été le cas lors de l’élection de 2018 (par exemple, avec la promesse de mettre en place une assurance dentaire publique et universelle), QS n’est pas parvenu à formuler des propositions s’inscrivant positivement dans l’espace public.
Et maintenant ?
En fait, outre des formulations vagues mettant en garde contre les changements climatiques ou invoquant la jeunesse et l’espoir, les solidaires ne sont pas parvenus à dessiner une vision claire de leur projet de société. C’est là le point commun des trois erreurs commises durant les dernières années : l’échec à mener une véritable bataille culturelle visant à faire bouger les lignes politiques sur le long terme. Un tel engagement aurait exigé une doctrine et une stratégie globale, qui agiraient comme boussole dans les débats les plus difficiles à trancher, dans les moments de crise ou lors de la préparation d’une campagne électorale. Jusqu’ici, le parti a fait montre d’un excellent sens tactique et logistique, mais celui-ci semble avoir atteint ses limites en l’absence d’une approche stratégique et doctrinaire étoffée.
À ce stade, deux voies s’offrent à Québec solidaire. La première consiste à poursuivre son entreprise de modération et de professionnalisation, de renoncer à son indépendantisme pour rejoindre les électeurs fédéralistes, et de se poser comme une alternative progressiste « raisonnable », susceptible de prendre la place d’un Parti libéral en déroute et de constituer une alternative à la CAQ. Les solidaires pourraient ainsi bénéficier de l’usure du pouvoir qui affectera nécessairement le gouvernement. Dans cette configuration, le parti resterait cependant perméable aux thèses impopulaires de la gauche progressiste sur les questions sociétales, ce qui freinerait considérablement sa progression à l’extérieur de Montréal et des centres-villes. Dans le cadre d’un mode de scrutin uninominal à un tour, où la métropole est sous-représentée, cela représente un obstacle considérable.
L’autre option consiste à revenir sur le chemin que QS avait arpenté avec succès en 2018, celui d’un mouvement national-populaire proposant, avec une pleine conscience de son héritage politique et historique, une refondation démocratique, sociale et écologique de la nation québécoise, autour d’un projet de souveraineté. En revanche, il est sans doute trop tard pour emprunter cette voie en solitaire : le PQ, l’éternel frère ennemi, vit toujours, un résultat qui est partiellement imputable aux erreurs des solidaires. Il y a donc fort à parier que la question de l’alliance entre ces deux partis se posera dans les années qui viennent.
1 Au Québec, le terme « nationalisme » n’est pas négativement connoté comme c’est le cas en Europe. Il signifie simplement un positionnement politique qui met les intérêts du Québec devant ceux de la fédération canadienne. Ainsi, le PQ comme QS se disent ou se sont dits nationalistes, tout comme la CAQ, malgré qu’elle ne soit pas indépendantiste.
2 Un débat qui remonte à l’hiver 2007, moment où commence la crise des « accommodements raisonnables ». À cette époque, des demandes d’accommodements à motifs religieux demandés auprès d’organismes publics et privés et rendus possibles par la Constitution canadienne (qui constitutionnalise le multiculturalisme et ne reconnaît pas le principe de laïcité), soulèvent une forte indignation au Québec.
3 « Indépendance, socialisme, laïcité » était d’ailleurs le mot d’ordre de la revue de gauche radicale Parti pris, à plusieurs égards la matrice idéologique originelle de ce qui deviendrait, bien des années plus tard, Québec solidaire.
4 Ce que démontrait une étude publiée à la même époque : Yannick Dufresne et al., « Religiosity or racism? The bases of opposition to religious accommodation in Quebec », Nations and nationalism 25, no. 2 (2019).
5 Gabriel Nadeau-Dubois a ainsi avancé que « les vieux péquistes et les vieux libéraux ensemble, c’est ça la Coalition avenir Québec ». Une déclaration pour le moins contradictoire avec sa volonté affichée de rejoindre les électeurs du PQ et de construire une « alliance intergénérationnelle ».
6 Une proposition présente dans la plateforme de QS, mais que celui-ci semble soigneusement éviter de mettre de l’avant.