Nina Turner, ancienne porte-parole de Bernie Sanders, a été battue en Ohio par une candidate démocrate soutenue par l’establishment et l’argent des lobbies, privant l’aile gauche d’une nouvelle recrue au Congrès. Le même jour, Cori Bush et Alexandria Ocasio-Cortez remportaient une victoire cruciale face à Joe Biden sur le dossier du logement. Ce sont les dernières manifestations de la guerre sourde qui fracture le Parti démocrate.
La 11e circonscription de l’Ohio englobe les villes de Cleveland et d’Akron. Il s’agit d’un territoire composite, où des quartiers particulièrement défavorisés côtoient des zones urbaines aisées. La majorité de la population est d’origine afro-américaine. En 2020, la démocrate Maricia Fudge s’est imposée avec plus de 80 % des suffrages. Nommée au poste de ministre du Logement par Joe Biden, elle a dû renoncer à son mandat, déclenchant l’organisation d’une législative partielle (special election) qui se tiendra le 2 novembre 2021.
La primaire du Parti démocrate a eu lieu ce 3 août. Compte tenu de l’ancrage politique du territoire, son vainqueur est assuré d’être élu en novembre à la Chambre des représentants du Congrès.
Ancienne sénatrice au parlement de l’Ohio, puis porte-parole de Bernie Sanders lors de ses campagnes présidentielles de 2016 et 2020, Nina Turner partait favorite de cette primaire. Elle pouvait compter sur son ancrage local, le soutien de l’aile progressiste du parti, sa stature nationale et son expérience des campagnes exigeantes. Connue pour son franc-parler, ancienne pasteur, elle dispose d’un véritable don pour électriser les foules. La perspective de son élection laissait de nombreux progressistes et membres de la gauche américaine impatients de voir cet électron libre venir renforcer les rangs du squad d’élus socialistes qui composent l’aile gauche radicale du Congrès. Un premier sondage publié en avril par l’équipe de campagne de Nina Turner la donnait largement en tête, avec 50% des intentions de vote, soit 35 points de plus que sa principale rivale Shontel Brown. Mais les (rares) sondages ont fait état d’un resserrement de la course au fil de l’été, en particulier suite à l’injection massive d’argent issus de lobbies en faveur de Brown, et du ralliement de l’establishment démocrate derrière elle.
L’establishment démocrate vent debout contre l’aile progressiste
Le soutien officiel accordé par Hillary Clinton à Shontel Brown en Juin 2021 a constitué un premier signal d’alarme pour Nina Turner. Au-delà de sa détestation profonde de Bernie Sanders, Clinton envoyait un message à l’establishment démocrate : pas question de laisser Turner prendre le siège de Fudge sans se battre.
Un second poids lourd est venu peser sur la campagne deux semaines plus tard. Jim Clyburn, le numéro 3 du parti démocrate à la Chambre des Représentants, a apporté son soutien à Shontel Brown en grande pompe. Leader du Black caucus, un groupe parlementaire informel regroupant les élus afro-américains au Congrès, Clyburn a joué un rôle déterminant pour la victoire de Joe Biden à la primaire de 2020 en lui apportant son soutien en Caroline du Sud. Depuis, il pourfend l’aile gauche du parti, à qui il reproche une posture trop radicale. Le fait qu’il soit majoritairement financé par l’industrie pharmaceutique pourrait également expliquer son hostilité envers le camps pro-Sanders.
S’il est difficile de séparer l’idéologie politique des conflits d’intérêts et compromissions, la vision de Clyburn représente un sentiment qui progresse au sein du Parti démocrate, selon lequel trop de « radicalité » et de « confrontation » est électoralement dommageable. Clyburn préfère la voie de la négociation, du compromis et de la modération. Après le tumultueux Donald Trump, une part de l’électorat démocrate aspire à un retour au status quo. D’autant que cet électorat évolue : il est de plus en plus déconnecté du monde rural et ouvrier. Les cadres et professions intellectuelles vivant dans les banlieues pavillonnaires et beaux quartiers de centre-ville le rejoignent massivement, alors que les classes populaires le délaissent peu à peu.
En soutenant Shontel Brown, Jim Clyburn faisait le pari que l’évolution de l’électorat et l’intervention de l’argent des intérêts privés lui permettraient d’infliger une nouvelle défaite à l’aile progressiste. Il a rallié à sa suite l’influent Black caucus et fait campagne activement en faveur de Brown.
L’ancienne porte-parole de Bernie Sanders a néanmoins bénéficié de soutiens d’élus locaux et de l’appui du principal quotidien de Cleveland, qui l’a officiellement « soutenu » via un éditorial mettant en avant son expérience au parlement de l’Ohio et sa capacité à négocier des compromis avec le Parti républicain. De plus, les membres de la Squad et des figures nationales de poids sont venus faire campagne à ses côtés. Alexandria Ocasio-Cortez, Bernie Sanders et Keith Ellison, le procureur ayant obtenu la condamnation du meurtrier de Georges Floyd, se sont déplacés en Ohio pour la soutenir le dernier week-end, au point de se retrouver parfois dans la même église que Clyburn et les cadres du Black caucus.
L’influence palpable de la dark money en politique
Shontel Brown bénéficiait elle aussi d’un ancrage local, en tant que conseillère régionale pour le comté de Warrensville. Mais avant le soutien de Clinton et Clyburn, elle demeurait largement inconnue au-delà de cette localité. Ces appuis politiques issus de Washington lui ont permis de refaire une partie de son retard en termes de levée de fond, et d’attirer de nouvelles sources de financement. Pire, Brown s’est placée à la limite de la loi électorale en sollicitant directement le soutien de « super Pacs », ces Comité d’action politique comparables à des lobbies, autorisés à faire campagne pour un candidat à condition de ne pas se coordonner avec son équipe. Ainsi, les organisations Democrats Majority for Israel et Third Way ont dépensés respectivement 2 millions et un demi-million de dollars en faveur de Brown au cours des dernières semaines de campagne. Près du triple des dépenses des groupes associés à l’aile gauche du parti.
Cet argent frais n’a pas seulement permis à Shontel Brown de compenser son retard en termes de levée de fond auprès des donateurs individuels, où Nina Turner avait acquis un avantage décisif à coup de micro-dons. En arrivant sur le tard, alors que la campagne de Turner avait déjà dépensé une bonne partie de son trésor de guerre, l’influx de cash à lourdement peser sur les dernières semaines et les électeurs indécis.
La gauche démocrate repeinte en adversaire de Biden
Un montant record de 11 millions de dollars a été dépensé pour cette primaire, l’équivalent du budget d’une candidature à la présidentielle française. Mais inonder les boites aux lettres, stations radios, réseaux sociaux, tableaux d’affichages et télévisions locales de publicité ne suffit pas, encore faut-il trouver un message qui imprime auprès des électeurs.
Turner a choisi de se distancer de la scène politique nationale pour défendre des problématiques locales, souligner son expérience d’élue et promouvoir les propositions concrètes défendues par l’aile gauche du parti : la nationalisation de l’assurance maladie (Medicare for all), l’investissement contre le réchauffement climatique (Green New deal) et la hausse du salaire minimum à 15 $. Des propositions archi-populaires auprès de l’électorat démocrate.
Brown a évité de confronter Turner sur le terrain des idées, pour privilégier une autre stratégie. Ses publicités ne défendaient aucune proposition politique, se contentant d’affirmer qu’elle soutiendrait à 100% l’agenda de Joe Biden et serait « une partenaire » fiable au Congrès. Par contre, elle s’est efforcée de repeindre Nina Turner en ennemie du parti, usant souvent de désinformation et de contre-vérité.
Les propos tronqués de Turner, où elle compare un vote pour Biden face à Trump au fait de manger la moitié d’un bol rempli de « m… » (par contraste, une victoire de Trump reviendrait à manger le bol entier) et d’autres déclarations sorties de leur contexte ont été placardé à travers tout le territoire. Plus pernicieux, le fait que Nina Turner ait voté contre le programme officiel du Comité national démocrate (DNC) à la convention de 2020 pour critiquer le manque d’ambition et l’abandon de la proposition Medicare for all a été repeinte en opposition à la hausse du salaire minimum et à …Medicare for all. Turner a répliqué sur le tard en dénonçant les compromissions de son adversaire avec les différents lobbies finançant sa candidature.
Les retours de terrain de nombreux journalistes confirment que la « négativité » de cette campagne a convaincu certains électeurs pro-Turner de ne pas se déplacer, d’autre de préférer voter pour une candidate perçue comme une fidèle alliée de Biden, plutôt que pour une agitatrice qui aura l’audace de demander des comptes à son parti.
Shontel Brown a ainsi remporté l’élection de 4302 voix, 50,4 % à 44,3 %. Les données électorales montrent deux enseignements. Brown a largement dominé Turner dans les banlieues aisées et blanches, qui se sont d’avantage mobilisés. Elle a remporté certains quartiers noirs et défavorisés, mais Nina Turner s’est imposée dans les villes de Cleveland et d’Akron, grâce au vote des jeunes populations éduquées et plutôt blanches des quartiers gentrifiés, et l’appui de la majorité des quartiers noirs et populaires. De ce point de vue, elle fait mieux que Bernie Sanders en 2020 auprès des Afro-américains et mieux que Cori Bush, la dernière candidate issue de la gauche radicale à avoir remporté un siège au Congrès, auprès des classes populaires noires. Des signaux encourageants pour la suite.
Néanmoins, la défaite de Turner vient renforcer le dilemme auquel la gauche américaine ne cesse d’être confronté.
D’un côté, jouer les outsiders et les dissidents l’expose à ce genre de déconvenue. De l’autre, se plier à la ligne officielle du parti revient à renoncer à sa raison d’être.
Il est toujours difficile de participer à une primaire en critiquant son propre camp. Le passif de Nina Turner l’a certainement handicapé. Depuis Trump, l’électorat démocrate est attaché à son parti et moins enclin à tolérer les critiques, même lorsque celles-ci visent à pousser les élus à tenir leurs promesses. Selon Sean McElwee, un sondeur pour l’institut pro-Sanders Data for Progress, l’électorat démocrate est de moins en moins réceptif à l’approche antisystème. L’hostilité envers Joe Biden se paye d’autant plus qu’il bénéficie d’une aura particulière après avoir été le vice-président d’Obama et le tombeur de Donald Trump.
Mais jurer allégeance aux cadres du parti présente également un coût. Ces derniers mois, une partie de l’extrême-gauche militante s’est désintéressé de Sanders et AOC pour se réfugiée dans une posture nihiliste consistant à considérer ces élus « cooptés » par le système. Nina Turner a pu marginalement souffrir d’un manque d’enchantement pour sa campagne et des critiques de l’extrême-gauche sur les réseaux sociaux.
Un paradoxe d’autant plus ironique que le jour du vote en Ohio, les élus issus de la gauche radicale remportaient un bras de fer historique contre la Maison-Blanche.
Victoire du Squad socialiste à Washington : le jeu dangereux de l’establishment démocrate
Barack Obama a commis trois graves erreurs au début de son mandat : le plan de sauvetage sans contrepartie de Wall Street, l’amputation de moitié de son plan de relance de l’économie, et la politique mise en place pour lutter contre les expulsions et expropriations des familles en situation de faillite. Plutôt que de renflouer ces dernières, Obama a laissé les banques expulser les américains en retard de payement, souvent en toute illégalité, forçant 10 millions de ménages à quitter leur logement.
Cette politique a accéléré le recul électoral du parti démocrate et pavé la voie à Donald Trump. Le milliardaire n’a pas commis la même erreur : en 2020, il avait mis en place un moratoire sur les expulsions de logements et débloqué des fonds pour assister les locataires et les petits propriétaires. Bien qu’insuffisante, cette mesure a permis d’éviter une véritable crise du logement.
Le moratoire, renouvelé par Biden en début de mandat, devait expirer au 1er août 2021. Les élus socialistes au Congrès, Cori Bush, Ayanna Presley et Alexandria Ocasio-Cortez en tête, ont alerté sur l’imminence de cette date butoir.
La Maison-Blanche a d’abord essayé de se réfugier derrière une opinion non contraignante émise par la Cour suprême. Réalisant que cette position n’était pas tenable, Biden a demandé au Congrès de légiférer deux jours avant l’expiration du moratoire. L’opposition de certains élus démocrate de centre droit à conduit Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre, à organiser un vote par « consensus anonyme ». Il suffisait d’une voix républicaine pour faire échouer le vote, ce qui fut le cas.
Ainsi, la Maison-Blanche se défaussait sur la Cour suprême et la majorité démocrate au Congrès sur l’opposition républicaine. Jusqu’à 11 millions de famille risquaient de perdre leur logement d’ici la fin de l’année, mais le Parti démocrate pouvait rejeter la faute sur l’opposition avec l’aide d’une presse relativement docile.
Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), accusée par certains d’être trop complaisante avec la Maison-Blanche, est immédiatement sortie du rang. Sur CNN, elle a déclaré que les démocrates « ne pouvaient pas rejeter la faute sur le Parti républicain », ajoutant que la responsabilité revenait « à certains élus démocrates » du centre droit. Cori Bush, qui a elle-même vécue plusieurs mois sans domicile fixe, a débuté une occupation du parvis du Congrès, dormant 4 nuits de suites dans une tente à proximité de l’entrée principale, avec plusieurs militants. Elle a été rejointe par d’autres membres du squad, dont AOC. Le mouvement de protestation, amplement relayé par la presse, a fait boule de neige. Au point de rendre la position de la Maison-Blanche intenable et de contraindre Joe Biden à renouveler le moratoire pour deux mois.
C’est une victoire significative. Pour des millions de familles américaines, mais aussi pour le Parti démocrate au sens large, qui n’aura pas à payer les conséquences électorales et la responsabilité politique d’une nouvelle vague d’expulsion injustifiées.
Pourtant, alors que son aile gauche vient une fois de plus de lui sauver la mise, l’establishment démocrate a démontré en Ohio qu’il était prêt à tout pour éviter qu’une élue progressiste de plus rejoigne le Congrès. Sans Cori Bush, les expulsions se seraient rapidement comptées en millions. Qui sait ce que Nina Turner aurait pu apporter aux démocrates ?