« La construction d’une Europe de la défense, en lien avec l’Alliance atlantique dont nous fêtons les 70 ans, est pour la France une priorité. (…) Car notre sécurité et notre défense passent par l’Europe. » a déclaré Emmanuel Macron lors de la fête nationale du 14 juillet dernier. Depuis le début de son mandat, le chef de l’État a souhaité faire de l’Union européenne son cheval de bataille. Or, la capacité de l’Union européenne à peser à l’extérieur de ses frontières apparaît comme un enjeu clef de son affirmation comme puissance incontournable sur la scène internationale. La politique étrangère s’impose comme un moyen pour l’Union européenne de redéployer et de relégitimer son action, mais également de permettre une éventuelle mutualisation des capacités, avantageuse pour certains de ses États membres. Derrière l’Europe de la défense, des conceptions plurielles polarisent les tensions.
Si le terme d’Europe de la défense est de plus en plus convoqué, cette notion aux contours flous se caractérise avant tout par un véritable imbroglio institutionnel. L’Union européenne a cherché progressivement à mettre en place un processus d’institutionnalisation de sa politique extérieure afin d’optimiser sa capacité de gestion des crises. Ainsi a vu le jour une européanisation de la politique étrangère via le développement d’une approche dite « multidimensionnelle ». Bien que la stratégie de l’Union européenne concernant la gestion des crises extérieures soit aujourd’hui limitée de facto par la fragilité de sa cohésion diplomatique, sa projection interroge sur la future marge de manœuvre souveraine des pays membres.
Historiquement, la stratégie d’une Europe de la défense visait initialement à coordonner les ressources civiles et capacités militaires dans le domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC, deuxième pilier du traité de Maastricht de 1992). La progressive multiplication des échelons a cependant brouillé les domaines de compétences entre les différentes institutions mobilisées. Le domaine institutionnel de l’action extérieure a ainsi donné lieu à de nombreuses modifications. Si celles-ci étaient justifiées comme étant nécessaires pour gagner en efficacité, elles ont en réalité permis d’accroître ses prérogatives.
Chronologiquement, le Conseil européen de Cologne en 1999 met en place la Politique de sécurité et de défense commune (PESD). Ensuite, de 1999 à 2002, l’Union européenne se dote des instruments institutionnels nécessaires à la gestion des crises extérieures à l’UE. Puis, de 2003 à 2008 se structure l’opérationnalisation de la PESD à travers le déploiement de missions et d’opérations militaires et civiles.
Le tournant du Traité de Lisbonne
Enfin, les diverses réformes institutionnelles engagées des suites du Traité de Lisbonne (2007) ont amené progressivement à l’élargissement des compétences de l’Union européenne en termes de politique étrangère. Le Traité de Lisbonne initie ainsi la création d’institutions politico-militaires et d’une chaîne de commandement. Les institutions créées sont sous l’autorité du Conseil européen et du Conseil des affaires étrangères. La multiplication des instruments diplomatiques et militaires donne lieu à des luttes interinstitutionnelles pour l’appropriation des sphères de compétences. Ce long processus d’institutionnalisation tranche avec sa dépendance vis-à-vis de du Conseil.
Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE.
À titre d’exemple, le traité de Lisbonne introduit de nouvelles prérogatives concernant la fonction de Haut Représentant pour les affaires étrangères et de sécurité afin de le réformer selon l’approche multi-institutionnelle. Cette fonction correspond à celle de chef de la diplomatie européenne. Ainsi, le rôle de cette fonction est double : vice-président de la Commission (donc un rôle clef concernant la PESC), et le secrétariat général du Conseil de l’Union. Cette modification était pensée pour pallier l’illisibilité entre la politique communautaire et intergouvernementale. En réalité, la refonte du statut du Haut Représentant délimite de manière floue sa fonction, ce qui conduit à des luttes interinstitutionnelles.
Le chercheur en science politique Franck Petiteville parle en ce sens de « politique étrangère institutionnelle » pour conceptualiser l’approche européenne. Surtout, le Haut Représentant reste extrêmement dépendant des orientations du Conseil européen, ce qui limite et oriente la fonction. Ainsi, le Conseil intervient dans le processus de nomination de celui-ci. Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE.
Des intérêts divergents entre États membres
« La prochaine étape pourrait consister en un projet hautement symbolique, la construction d’un porte-avions européen commun, pour souligner le rôle de l’Union européenne dans le monde en tant que puissance garante de sécurité et de paix » écrit Annegret Kramp-Karrenbaueur, dirigeante du parti politique CDU de la chancelière allemande, dans une tribune publiée le 10 mars. Cette proposition met en évidence la volonté de certains États membres de développer une stratégie et diplomatie proprement européenne. Elle permettrait surtout à l’Allemagne d’alléger et répartir les dépenses publiques de défense en mobilisant les autres pays membres.
Malgré la volonté d’élaborer une approche dite globale, la stratégie de politique extérieure de l’Union européenne reste en grande partie circonscrite au Conseil européen, et donc aux conceptions dominantes des États membres. Il y a donc un décalage entre la volonté de construire une vision stratégique européenne et les différentes aspirations des États membres. La mise en place d’une politique communautaire se heurte à la prégnance de l’intergouvernementalité. Les intérêts étatiques concernant le positionnement sécuritaire et militaire se retrouvent dès lors au centre de la politique extérieure. Ainsi, le géopolitiste Jean-Sylvestre Mongrenier utilise l’expression « triumvirat Paris-Londres-Berlin » pour illustrer le conditionnement par ces pays de la politique extérieure de l’Union européenne, et ce malgré la reconfiguration dû au récent Brexit.
Conscients des limites d’une marginalisation excessive des autres pays membres, des faux-semblants institutionnels sont mis en place pour fédérer ceux-ci autour d’un simulacre de vision commune concernant la gestion des crises extérieures. Dans cette perspective, le SEAE (Service européen pour l’action extérieure, depuis 2010) est institué par le Traité de Lisbonne. Doté en 2017 d’un budget de 660 millions d’euros, ce service a été créé pour coordonner les politiques extérieures des États membres avec celle de l’Union européenne. Il est créé en vue de mutualiser l’action extérieure des États membres.
Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.
Alors même qu’il était pensé pour être un contrepoids, le rôle du SEAE n’a pas radicalement bouleversé la stratégie des États membres. Les délégations de l’Union européenne ont un rôle de second plan pour les États membres les plus à la pointe militairement. Les responsables du SEAE avaient pourtant tenté de pallier à cela avec la politique des battlegroups (groupements tactiques). Cet outil consiste en une mise à disposition de troupes pour des opérations extérieures de sécurité, c’est un outil intergouvernemental. Ainsi, son utilisation peut être bloquée par les États membres puisque le principe d’unanimité s’applique. Or, cet outil est utile avant tout pour les États ayant une zone d’influence à préserver. Les groupements tactiques profiteraient donc aux États les plus influents, qui pourraient déléguer une partie des coûts d’opérations tout en servant leurs intérêts nationaux. Les battlegroups n’ont à ce jour jamais été mobilisés.
Le SEAE illustre la difficulté de concilier les intérêts divergents entre États par la mise en place d’institutions de coopération européennes. Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.
La désunion européenne sur le terrain, symptomatique de l’Europe de la défense
La stratégie développée par l’Union européenne repose sur une approche multidimensionnelle de la sécurité qui dépasse l’approche uniquement militaire. Le document de la Stratégie européenne de 2003 pose les jalons de l’approche globale européenne. Il stipule que la capacité de gestion de crises ne peut être effective qu’en coordonnant l’ensemble des ressources, y compris civiles. A défaut d’avoir les moyens techniques de s’affirmer sur le terrain, L’Union européenne cherche à se distinguer en imprimant sa marque d’une approche singulière de la politique étrangère.
Cependant, la doctrine est avant tout normative et tend au contraire à enfermer la politique extérieure dans un imbroglio de catégories d’action publique. En effet, chaque intervention de l’Union européenne se doit d’intégrer l’approche globale, ce qui amène à une véritable fragmentation des logiques d’action. L’action d’une multiplicité d’acteurs, de dispositifs sur le terrain ne s’inscrit donc pas toujours en cohérence.
La coopération supposée dans une logique de transversalité se mue en réalité davantage en une rivalité pour l’accaparement des prérogatives et compétences. Le cas de l’intervention de 2008 en Somalie, en tant que zone test de cette approche globale, l’illustre bien. Le rôle de l’Union européenne s’est progressivement intensifié en Somalie conformément à la multidimensionnalité de sa stratégie. L’Union européenne a mobilisé des outils à la fois militaires et civils selon une triple logique ; la promotion d’une doctrine proprement européenne, éprouver l’efficacité de ses outils avec leur mise en coordination, et nouer des partenariats interétatiques sur le terrain. Cependant, le flou entourant les prérogatives des différents acteurs a amené à une dispersion de l’action de l’Union Européenne sur le terrain. Dans le cas somalien, les intérêts britanniques ont ainsi finalement primés, en raison de leurs importants réseaux hérités de la colonisation. La stratégie finale fut donc celle d’une stabilisation gouvernementale rapide, que certains acteurs européens ont critiqué comme étant trop précoce dans le cas somalien (sans mettre en place une politique d’aide au développement structurelle, ce qui entre en contradiction avec l’approche multidimensionnelle censée être le pilier de l’approche européenne). Le modèle européen ne définit pas de manière consensuelle une stratégie commune, au détriment de l’efficience de son action de terrain.
« La diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes »
L’instauration d’une diplomatie collective de l’Union européenne se heurte aux ambitions et capacités différenciés de ses membres. À ce titre, Franck Petiteville parle « d’insularité diplomatique » de l’UE. Les acteurs étatiques des membres de l’UE priment sur le jeu diplomatique de cette dernière. Le champ diplomatique européen peine donc à s’autonomiser, il n’existe pas en dehors des instrumentalisations, et appropriations par les acteurs étatiques dominants. Le chercheur Franck Petiteville analyse ce paradoxe : « la diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes ».
Il apparaît dès lors impossible d’unifier les politiques diplomatiques des pays sans compromettre leur souveraineté. En résulte donc le fait que la diplomatie européenne s’articule d’abord autour d’un travail de coordination afin de faire émerger une position européenne qui n’a que peu de poids. Cette démarche comporte le risque d’un consensus diplomatique mou. Ainsi, Christian Lequesne et Valentin Weber expliquent : « les positions communiquées par les Délégations à travers le réseau de télégrammes COREU sont ainsi souvent descriptives et aseptisées, parce qu’elles sont avant tout le résultat de consensus soucieux d’éviter des réactions négatives ». Les déclarations sont communes, mais l’action à l’extérieur des frontières ne l’est pas.
Le peu d’importance stratégique de ce réseau peut s’illustrer par le fait qu’en 2018, le New York Times révèle que durant trois ans, le réseau de correspondance européenne est infiltré par des hackeurs. Malgré l’ampleur du phénomène, le réseau diplomatique ne s’en trouve pas tant affecté. La politique extérieure de l’Union européenne constitue ainsi davantage une valeur ajoutée pour les diplomaties des États membres, qui la conditionnent de fait.
Le monopole de l’OTAN comme instance de défense collective
Si l’Union européenne cherche à s’imposer comme à même de faire face aux crises à l’extérieur de ses frontières, son inquiétante dépendance vis-à-vis de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) est à souligner. Pourtant, tous les États de l’Union ne sont pas membres de l’OTAN. La première institution dont se dote l’Union européenne en matière de défense est l’Union de l’Europe occidentale (en 1954, après l’échec de la CED), fortement liée à l’OTAN. Ce premier cadrage détermine déjà le positionnement de l’Union européenne vis-à-vis de l’OTAN. La construction de la Politique étrangère et de sécurité commune n’est donc pas pensé en opposition à l’OTAN.
Pourtant, la France, État fortement impliqué dans des opérations extérieures, avait souhaité initialement contrer le monopole de l’OTAN. L’idée de la France gaulliste après son retrait de l’alliance en 1966 était de mettre en place une coopération intergouvernementale au sein de l’UE, de faire une Europe de la défense puissante qui saurait s’affirmer face à la puissance américaine. L’Union européenne se heurte cependant rapidement à la difficulté de mutualiser les ressources militaires et compétences stratégiques de ses États membres, dont les intérêts sont souvent divergents.
Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures.
Avec la Déclaration de Saint-Malo (1998), l’UE affirme finalement la nécessité de disposer de capacité d’intervention à l’extérieure de ses frontières, mais la possibilité d’intervention est limitée à un rôle de suppléant de l’OTAN. Ainsi, l’UE ne dispose pas d’un état-major qui lui est propre pour faire face aux crises extérieures. La dynamique d’intervention européenne est étroitement liée à la marge d’action laissé par l’OTAN. Par exemple, les accords dits de « Berlin plus » illustrent le caractère incontournable de l’alliance. Il s’agit d’une série d’arrangements permanents entre l’UE et l’OTAN, adoptés lors du sommet de Washington de 1999. L’OTAN met à la disposition de l’UE ses moyens de commandements afin de pallier au déficit d’état-major proprement européen. Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures. L’Union européenne n’a pas toujours la capacité d’agir en dehors de ces pourtours.
Derrière l’étendard discursif d’une Europe de la défense forte, L’Union européenne fait en réalité face à une série de contradictions qui limite sa capacité de gestion des crises extérieures. L’action extérieure est ainsi fragmentée sur le terrain, et ce malgré des prises de position de principe communes. Le rôle ambitieux de l’Union européenne s’en retrouve de fait limité.
La capacité de gestion des crises de l’Union européenne est avant tout corrélée à l’articulation des visions dominantes de ses États membres, ainsi qu’au cadrage des instances internationales desquelles l’UE peine à s’émanciper. Son rôle à jouer dans l’évitement d’un embrassement en Libye aurait pu récemment s’imposer comme déterminant concernant le futur diplomatique de l’UE. Mais la difficulté de l’Union européenne à avoir une position claire vis-à-vis du maréchal Haftar en Libye (que la France soutient en sous-main) illustre les limites de gestion des crises extérieures de l’UE. Le cas est révélateur des divergences stratégiques en matière de défense. La fracture patente interroge finalement sur la pertinence du coût de continuer d’investir le projet d’une Europe de la défense.