Panagiotis Lafazanis a été ministre de la Restructuration de la production, de l’environnement et de l’énergie sous le premier gouvernement d’Alexis Tsipras en Grèce (janvier 2015 – juillet 2015). Pendant des années, il incarnait au sein de Syriza (le parti actuellement au pouvoir en Grèce), une ligne dure concernant l’Union européenne (UE). Il défendait notamment la nécessité d’en sortir dans le cas où l’UE ne permettrait pas la mise en place d’un programme alternatif. C’est finalement la ligne d’Alexis Tsipras qui l’a emporté, excluant toute perspective de sortie de l’UE ou de l’euro. Panagiotis Lafazanis a quitté le gouvernement lorsque Tsipras a accepté la mise en place de nouvelles réformes d’austérité en juillet 2015. Aujourd’hui dans l’opposition, il nous livre sa version de la crise que connaît la Grèce.
LVSL – Vous avez été ministre pendant sept mois sous le premier gouvernement d’Alexis Tsipras (janvier 2017 – juillet 2017). Quels ont été les obstacles auxquels vous vous êtes heurtés lorsqu’il s’agissait de mettre en place le programme de Syriza ?
Panagiotis Lafazanis – L’obstacle principal à la mise en place du programme de Syriza, c’était Alexis Tsipras lui-même. Et le second obstacle le plus important, c’était Yanis Varoufakis. Ce duo s’est avéré fatal pour le programme de Syriza.
Dès le début, il était évident que le programme de Syriza ne pourrait pas être mis en place sans confrontation avec l’Union européenne. Les pressions qui allaient être exercées sur le gouvernement grec par l’Union européenne étaient attendues. Beaucoup d’entre nous voyaient très bien vers quelles politiques inhumaines ces pressions avaient pour but de nous entraîner. Le dilemme qui était posé à la Grèce en 2015 était le suivant : ou bien se soumettre au diktat des créanciers pour rester dans la zone euro, ou bien choisir une alternative hors de la zone euro. Tsipras a fait le choix de capituler de la manière la plus humiliante face au chantage des créanciers et de l’Union européenne.
À ce moment-là, il existait une voie alternative pour la Grèce : abandonner l’euro pour nous permettre d’appliquer notre programme. Mais l’option de la sortie de la zone euro n’a jamais été mise sur la table – pas même comme menace ! C’est un constat que je veux généraliser : quiconque pense qu’il est possible de mettre en place une politique progressiste dans le cadre de la zone euro, ou résister à l’agenda du gouvernement allemand dans le cadre de la zone euro, se trompe. Ce sont ces illusions entretenues par Alexis Tsipras que la Grèce est en train de payer aujourd’hui.
Certains, pour défendre Tsipras, avancent le fait qu’il aurait permis à la Grèce de sortir du mémorandum [le contrat qui permettait à la Grèce de refinancer sa dette en échange d’une série de mesures d’austérité]. C’est faux : il se poursuit, et continue d’être appliqué. Il n’y a plus de mémorandum dans la mesure où l’Union européenne ne prête plus d’argent à la Grèce. L’Union européenne n’aurait en effet pas les moyens de payer pour un quatrième refinancement de la dette ; les parlements nationaux ne l’auraient pas accepté. Pour le reste, rien n’a changé : l’Union européenne impose toujours ses conditions à la Grèce… mais sans un financement en contrepartie !
LVSL – La sortie de l’euro est une option sur laquelle les principaux mouvements « progressistes » d’Europe sont dans l’ensemble peu loquaces. Comment expliquez-vous que cette mesure soit en général déconsidérée par ces mouvements, en Grèce et en Europe ?
PL – Cela démontre l’absence de sérieux des partis « progressistes », ou leur manque de courage. Les peuples d’Europe sont aujourd’hui asservis par le gouvernement allemand et le capital financier. Ce nouveau colonialisme – qui s’exerce notamment dans les pays d’Europe du Sud ne durera pas. Il n’y a aucun avenir pour l’Union européenne et la zone euro. Leur dissolution n’est qu’une question de temps. L’enjeu aujourd’hui est le suivant : comment faire en sorte que leur dissolution ne s’accompagne pas d’un glissement vers l’extrême-droite ? Il faut que ce soient les forces progressistes qui mettent en place ce changement, et non les forces d’extrême-droite.
Les mouvements progressistes d’Europe devraient dire en commun : « non à la zone euro, non à l’Union européenne ». Ce n’est qu’à cette condition que des peuples libres pourront coopérer sur une base égalitaire, en vue du progrès commun.
LVSL – Vous parlez d’une « nouvelle forme de colonialisme » concernant la Grèce. La Grèce étant sortie des mémorandums successifs, par quel biais s’exerce selon vous cette nouvelle forme de colonialisme ?
PL – La nouvelle forme de colonialisme, c’est tout simplement l’Union européenne et le marché commun qui l’exercent. Prenons une métaphore sportive : les législations interdisent qu’en boxe, un poids lourd affronte un boxeur de la catégorie la plus légère. Dans le cas de la Grèce et de l’Allemagne, c’est comme si nous avions été placés dans un même ring, malgré notre différence de taille. On attribue à un banquier du XIXème siècle cette phrase – sans doute apocryphe – : « donnez-moi le contrôle de la monnaie, et je me fiche de qui écrit les lois ». C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui en Europe. La monnaie est allemande, et l’Allemagne a concédé aux autres pays le droit d’avoir leur propre gouvernement et leur propre législation.
Il n’y a pas que l’Allemagne qui profite de la soumission du gouvernement grec aux puissances étrangères. La Grèce, aujourd’hui, est totalement alignée sur les impératifs stratégiques des États-Unis. Le ministre grec de la Défense a récemment dit publiquement qu’il était prêt à offrir chaque hectare du territoire grec afin qu’il soit utilisé comme base militaire pour les États-Unis ! L’accord qui a été récemment voté en Grèce avait essentiellement pour but de permettre aux États-Unis de renforcer leur contrôle sur les Balkans. [Voir l’article d’Olivier Delorme sur la question : La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ?] Les États-Unis se sont assuré que cet accord soit voté et mis en place par le gouvernement grec – à l’encontre de la volonté du peuple grec et de Macédoine du Nord. En Grèce, cet accord a été voté d’une manière anti-démocratique. Il était si controversé que Tsipras n’est parvenu à trouver que 145 députés de sa majorité pour le voter. Il en fallait 151. Par diverses magouilles politiques et contreparties, Syriza a réussi à persuader six députés de l’opposition de voter l’accord. C’est exactement le même scénario qui a eu lieu en Macédoine du Nord. Ce ne sont pas de tels accords, mis en place par de telles méthodes, qui parviendront à réconcilier les peuples, bien au contraire !
LVSL – Les médias français se plaisent à célébrer une « renaissance » de la Grèce, qui aurait eu lieu sous le mandat d’Alexis Tsipras. Ils mettent par exemple en avant le fait que le taux de chômage a reculé en Grèce. Que pensez-vous de cette vision des choses ?
PL – La pauvreté s’est accrue ces dernières années en Grèce. Officiellement, le taux de chômage a diminué – il demeure très haut, autour de 20 %. Mais qu’en est-il vraiment ? La précarité a explosé, et près d’un demi-million de Grecs, surtout des jeunes, se sont exilés depuis le début de la crise ! Il faut prendre en compte cette donnée lorsqu’on évoque la baisse du chômage.
Les médias, sous le contrôle de l’oligarchie financière, euphémisent la tragédie que vivent les Grecs. La situation en Grèce n’est absolument pas celle qu’évoque la presse française. Les Grecs en sont, en ce moment-même, à se battre pour que le gouvernement ne systématise par la saisie de biens et la coupure de l’électricité pour les foyers endettés !
LVSL – Les médias français ont fait la part belle au parti néo-nazi Aube Dorée. Il incarnerait, selon eux, la frange la plus radicale de l’opposition à l’Union européenne et à l’austérité. Certains ont d’ailleurs tenté d’amalgamer les mouvements qui s’opposaient à l’UE et à l’austérité à Aube Dorée, comme si ce parti avait le monopole de cette opposition. Comment percevez-vous le phénomène Aube Dorée ? Est-il utilisé par les médias, en Grèce, pour décrédibiliser les mouvements qui s’opposent à l’Union européenne ?
PL – Une demande de démocratie et de souveraineté voit le jour en Grèce ; pas une demande de fascisme. Aube Dorée est très pratique : ce parti est mis en avant par les médias pour effectuer des amalgames avec les forces anti-austérité et empêcher toute critique du système. Quiconque s’oppose à la politique dominante s’expose à l’accusation infamante de collusion avec l’extrême-droite. C’est une dégringolade idéologique que de confondre les forces démocratiques avec les forces d’extrême-droite. La revendication de l’indépendance de la Grèce a toujours été une revendication issue de la gauche. Ce n’est pas une revendication qui appartient à l’extrême-droite : elle s’en empare simplement de manière démagogique. Leur critique de l’Union européenne est superficielle : si jamais ce parti d’extrême-droite accédait au pouvoir en Grèce, le peuple constaterait simplement qu’il accroîtrait la soumission du pays aux grandes puissances étrangères – en plus de s’attaquer aux libertés individuelles et à la démocratie.
Ces amalgames sont calomnieux. Nous n’avons rien à voir non plus avec les régimes socialistes autoritaires qui ont gouverné l’Europe de l’Est par le passé. Nous sommes en première ligne dans le combat pour les libertés individuelles et collectives, les droits civiques et la démocratie. Nous cherchons à propager les idéaux de la Révolution française, en les enrichissant d’un contenu social.