Le Président de la République française s’est rendu en Tunisie pour une visite d’État du 31 janvier au 1er février. Dans un pays en pleine effervescence sociale et politique, marqué par de sérieux troubles économiques, il semble que les promesses et les déclarations d’intention des gouvernements français et tunisiens ne satisfassent plus personne au sein de la population.
La visite du chef de l’État était très attendue des deux côtés de la Méditerranée. Les tweets d’Emmanuel Macron en témoignent :
Arrivée en Tunisie, sept ans après la révolution du Printemps arabe.
Sept années durant lesquelles les femmes et les hommes de Tunisie ont porté la démocratie, dans une région pourtant troublée. Le but de cette visite d’État : renforcer encore la coopération franco-tunisienne. pic.twitter.com/pypfNwDWmv
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) January 31, 2018
Tout comme le cortège balisé de drapeaux tricolores qui l’attendait à Tunis, traversant les rues de la capitale dont les chaussées ont été repeintes pour l’occasion. Une image idyllique de Tunis, bien loin de la réalité des quartiers où vivent les populations de classes moyennes et populaires, dont la visite n’est bien sûr pas incluse dans le programme du Président. Celui-ci, déjà saturé par l’agenda économique, culturel et diplomatique, a tourné le dos aux enjeux sociaux et démocratiques en se réfugiant derrière l’affirmation d’une solidarité de surface et des cérémonies d’apparat.
Un chapitre économique sous tension
Les thématiques économiques ont été au centre de cette visite, avec la tenue du premier forum économique franco-tunisien et de nombreuses déclarations ayant trait à la situation financière du pays lors du discours d’Emmanuel Macron devant l’Assemblée des Représentants du Peuple. Ainsi, il a réaffirmé son intention de consacrer 1,2 milliards d’euros, entre 2016 et 2020, à différents dispositifs d’aide en Tunisie. De même, près de 500 millions d’euros devraient suivre les deux années suivantes.
Le gouvernement a également promis 50 millions d’euros sur trois ans pour un fonds de « soutien au développement, à l’entreprise et aux initiatives de la jeunesse en Tunisie ». Ainsi, comme Emmanuel Macron l’a déclaré, il s’agit pour lui de « doubler dans les cinq ans les investissements français en Tunisie ». Pourtant, le Président n’a donné aucune précision chiffrée quant à la reconversion de la dette tunisienne en projets de développement. À l’heure où l’endettement avoisine les 70% du PIB et où le remboursement de la dette extérieure a plus que doublé depuis 2016, cela devrait être la priorité de l’aide française. Ainsi, comme le soutient Ghazi Chaouchi, député du courant démocrate :
« Pour que la Tunisie puisse sortir de la crise économique, il faudrait annuler la dette de 800 millions d’euros envers la France ! »
Les propositions d’investissement français ont donc déçu compte tenu de l’ampleur de la crise, alors que la plupart des élus et des citoyens tunisiens attendaient des annonces plus ambitieuses pour lutter contre l’inflation galopante du pays et sa balance commerciale largement négative. Entre colère et résignation, le député indépendant Riadh Jaidane note que quatre des huit textes signés entre les deux gouvernements mercredi sont des déclarations d’intention : « C’est insuffisant. Il faut du concret. Le président Macron dit que la Tunisie est un modèle qui doit être soutenu pour réussir. Qu’il le prouve. »
La problématique des liens culturels
La dimension culturelle était aussi au centre des préoccupations présidentielles, avec l’inauguration à l’Ariana (quartier résidentiel de Tunis) de l’Alliance française de Tunis, une institution privée dédiée au rayonnement de la langue française et à son enseignement. Selon Meriem Abdelmalek, directrice de l’Alliance de l’Ariana, cela correspond à « une forte demande de la population pour la culture française ». Cette volonté de redynamisation de l’enseignement du français en Tunisie est aussi soutenue par Emmanuel Macron devant les députés tunisiens : « La francophonie vous appartient au moins autant qu’elle appartient à la France », de même que son objectif de doubler d’ici 2020 le nombre de personnes apprenant le français en Tunisie. Néanmoins, ces annonces semblent résonner de façon paradoxale alors que les parents d’élèves et les enseignants des écoles françaises de Tunisie ont fait grève dès le jeudi 1er février contre une réduction budgétaire de 33 millions d’euros de l’Agence pour l’enseignement du français à l’étranger (AEFE). Ainsi, comme le souligne la diffusion des grévistes :
« La présidence Macron qui s’enorgueillit de vouloir relancer la francophonie met les établissements français à l’étranger dans l’impasse financière. »
Encore une fois, derrière les discours lyriques il s’agit aussi de percevoir l’aveuglement vis-à-vis de la difficulté du secteur de l’éducation en Tunisie et de ne proposer que des solutions d’apparat et de moindre mesure.
L’idée d’une collaboration entre pays européens et méditerranéens a aussi été remise au premier plan, rappelant l’Union pour la Méditerranée proposée sous Nicolas Sarkozy, le but étant de créer un espace de dialogue afin de « décider ensemble d’une stratégie commune pour la Méditerranée ».
La France a besoin d’une politique méditerranéenne. Nous prenons l’initiative d’organiser ce dialogue avec nos partenaires.
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) February 1, 2018
Une politique méditerranéenne qui semble donc avant tout tournée vers les intérêts de la France, finalement davantage posée en termes de coopération économique que culturelle.
Un contentieux démocratique
Au chapitre démocratique, le fossé semble aussi immense entre les discours des gouvernements français et tunisien et la réalité vécue par la population. Tandis que le chef de l’État français n’a cessé de parler sur un ton extrêmement laudatif de la démocratie tunisienne, modèle pour le monde arabe ayant prouvé qu’islam et démocratie étaient compatibles, la transition démocratique tunisienne semble encore semée d’embûches. En effet, le mois de janvier 2018 a été marqué par de multiples revendications sociales.
Celles-ci ne sont pas arrivées par hasard : d’une part, le mois de janvier est symboliquement un mois de lutte dans l’imaginaire collectif tunisien, renvoyant notamment à la chute de Ben Ali en janvier 2011. D’autre part, ces tensions sociales sont également nées du haut taux de chômage, qui s’élève à 32 % chez les jeunes diplômés, de la corruption au sein du gouvernement et des services publics, et des mesures d’austérité qui frappent durement les classes moyennes et les franges les plus pauvres de la population, alors que les taxes sur les plus riches demeurent très mesurées. Ce mouvement de protestation est notamment lié à un projet de loi de finances visant à augmenter la TVA, et par conséquent le coût de la vie. Il s’agit d’une mesure catastrophique alors qu’en 2017, le prix de la viande bovine a augmenté de 14,5 %, ceux des huiles alimentaires de 21,3 % et ceux des légumes frais de 12,8 %. Des manifestations pacifiques se sont spontanément organisées dans les rues de Tunis, accusant les gouvernements post-révolutionnaires de se suivre et de se ressembler tant au niveau économique qu’au niveau social. Ainsi, comme l’explique Mounir Hassin du FTDES (Forum Tunisien pour les Droits Économiques et sociaux) :
« Tous les gouvernements qui ont suivi la révolution ont échoué pour répondre aux exigences du peuple tunisien. Cette défaillance montre que les revendications des Tunisiens sont d’ordre de progrès économique et social, à cause de l’exclusion et de la marginalisation des classes les plus pauvres mais aussi des classes moyennes. »
Ces mouvements de protestation sont principalement guidés et organisés par de jeunes Tunisiens, comme ceux qui ont fondé le collectif Fech Nestanew, qui signifie littéralement “Qu’est-ce qu’on attend ?”, afin de pousser le gouvernement à revoir la loi de finance de 2018, imposée par le FMI. Or, depuis les débuts de la campagne, plus de mille jeunes ont été arrêté pour avoir participé à ces manifestations pacifiques. Il s’agit d’une véritable politique de criminalisation des mouvements sociaux, rappelant l’ère de Ben Ali, et exprimant directement la rigidité du gouvernement et la peur d’un véritable débat collectif sur la justice sociale et les revendications de la révolution.
Ainsi, en l’absence d’État social, c’est l’État sécuritaire qui se trouve renforcé, à travers la violence et l’impunité des forces de police. Un homme est mort lors des manifestations de janvier, tandis que selon un rapport de l’ONG Human Rights Watch, les nombreuses arrestations arbitraires se trouvent accompagnées de mauvais traitements, bien que les individus soient souvent relâchés sans charge retenue contre eux.
Interpellé par un journaliste sur cette question, le chef de l’État s’est contenté d’affirmer que « ces arrestations ont été faites dans le cadre d’un État de droit », ajoutant que « parfois, on a tendance à confondre les gravités et à considérer qu’une dénonciation vaut toutes les autres ». Dans ce contexte, les discours élogieux d’Emmanuel Macron semblent très édulcorés, et méconnaissent la réalité sociale et démocratique en Tunisie. Comme le souligne Selim Kharrat, directeur exécutif de Al-Bawsala,
«Il y en a marre des discours des dirigeants occidentaux sur l’exemple tunisien. Cela n’aide pas les gouvernants qui se reposent sur cette “rente démocratique” pour obtenir l’aide financière des bailleurs de fonds internationaux.»
Ainsi, Emmanuel Macron est accusé de traiter « par le mépris les signaux d’alarme lancés récemment par de multiples acteurs de la société civile tunisienne quant à l’impunité qui accompagne la brutalité policière, les arrestations arbitraires ainsi que les conditions de détention ». Le chef de l’État aurait donc abandonné le respect des droits démocratiques et humains au profit d’un soutien diplomatique vis-à-vis de l’ordre établi avec le gouvernement tunisien actuel.
Quel est l’avenir de la transition démocratique en Tunisie ?
Le paysage politique tunisien à l’heure actuelle demeure donc miné par ces multiples contradictions. D’un côté, l’émergence d’une nouvelle classe politique jeune, encline à la réflexion collective et publique sur la place du citoyen, à l’échelle nationale comme locale se fait jour. D’un autre côté, cet élan progressiste est ralenti par la difficulté à sortir d’un système dictatorial de plus de 60 ans, la mobilisation lente d’une opinion publique et d’une société civile en plein apprentissage qui se structure notamment grâce à internet, ainsi que la difficulté des élites à se renouveler, quand on sait que 40 % du gouvernement actuel est constitué de figures déjà présentes sous l’ère Ben Ali.
Ainsi, pour Michaël Béchir Ayari, docteur en sciences politiques, la Tunisie serait dans une passe de « démocratie négative », état ambivalent et faute de mieux, dans lequel aucune autorité n’est assez puissante pour proposer un nouvel ordre. C’est donc tout l’enjeu de cette transition démocratique que de se tourner vers un état de démocratie positive, avec pour horizon les élections municipales qui se tiendront en mai 2018, puis les élections présidentielles de 2019, événements pour lesquels un très fort taux d’abstention est redouté à cause du désamour de la classe politique et du manque de sensibilisation à ce niveau.
Toutefois, il s’agit aussi de constater que la Tunisie n’est pas en phase de récession la ramenant à l’état antérieur de la révolution de Jasmin. Une véritable pluralité et un cercle de contestation beaucoup plus large ont pu émerger. Simplement, le visage de la colère n’a pas changé depuis 2011, ce sont toujours les mêmes exclus, les mêmes fractures sociales et territoriales qui frappent ce pays.
Dans cette mesure, le manque de cohérence des discours rassembleurs d’Emmanuel Macron est d’autant plus saisissant. Ainsi, dans un communiqué de presse publié à Tunis le 2 février, dix ONG signent un manifeste virulent intitulé : « Visite de Macron en Tunisie : la France perd la boussole des droits humains », référence certaine à l’organisation Al bawsala, La boussole, qui incarne depuis 2012 une « veillée citoyenne sur les institutions tunisiennes » afin de lutter contre l’opacité politique du gouvernement actuel.
Ce manifeste déplore que la Journée Franco-Tunisienne de la société civile, qui s’est déroulée le 1er février, n’ait pas débouché sur un dialogue véritable entre le président français et cette société civile qu’il loue pourtant dans tous ses discours. « En réalité, la rencontre ne s’est soldée que par quelques mains serrées et une belle photo de famille », concluent dans une retombée déçue et cynique les signataires du manifeste, parmi lesquels on retrouve notamment le FTDES, l’ATFD (Association Tunisienne des Femmes Démocrates), la LTDH (Ligue Tunisienne de défense des droits de l’Homme) et Al Bawsala. Cette prise de parole engagée vient aussi prendre le contre-pied des propos relativistes et désalarmants du Président de la République lors d’une conférence de presse conjointe avec son homologue tunisien Béji Caïd Essebsi, au cours de laquelle il avait été question des brutalités policières et de l’arrestation de plusieurs militants pour avoir distribué des tracts lors d’une récente vague de manifestations sociales.
« Si nous voulons aider les démocrates dans les situations difficiles, il serait bon que nous confrontions nos principes au réel en permanence parce que c’est ça, gouverner avec les droits de l’Homme (…) dans les temps du terrorisme et de la difficulté »
Emmanuel Macron justifie ainsi du même coup la politique sécuritaire et policière du gouvernement tunisien, sans autre considération pour le respect des droits de l’Homme, ni pour les droits fondamentaux de la liberté d’expression. Ceux-ci sont pourtant fortement menacés en Tunisie, comme l’indique la « journée de colère » des journalistes qui s’est tenue le 2 février pour lutter contre les menaces et exactions policières en ces temps de turbulence sociale et politique.
Ainsi, comme l’a rapporté Néji Bghouri président du syndicat des journalistes tunisiens : « Nous voyons pour la première fois depuis la révolution, lorsque des journalistes enregistrent ou vont tourner dans la rue, un policier qui vient leur dire “montrez-moi ce que vous avez tourné” (…). C’est de la censure préventive ». Face à cela, le président Béji Caïd Essebsi a quant à lui affirmé que la couverture par la presse étrangère des protestations sociales avait été le lieu d’exagérations nuisant à l’image de la Tunisie à l’étranger.
Dans ce contexte sous tension démocratique et sociale, l’affirmation d’un soutien sans failles pour les libertés et les droits des Tunisiens apparaît donc cruciale. Dommage que la visite d’État n’ait pas été l’occasion de rappeler ces principes fondamentaux et inaliénables, d’autant plus dans le contexte de réparation coloniale, quand on pense aux nombreuses oppressions et violences que la France avait déjà tolérées en Tunisie.
©Michele Limina, Creative Commons