Entretien avec Djordje Kuzmanovic (FI) : Macron sacrifie la Défense française sur l’autel de l’atlantisme

©France Insoumise ©Avenir En Commun.

Entre les coupes budgétaires dans le secteur de l’armée (850 millions d’économies), l’alignement sur la géopolitique des Etats-Unis et la volonté de construire une “Europe de la défense”, Emmanuel Macron semble décidé à saper l’indépendance de la Défense française au nom du dogme de l’atlantisme et du néolibéralisme. C’est l’analyse que défend Djordje Kuzmanovic, porte-parole de Jean-Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle et membre du Bureau National du Parti de Gauche. Il plaide pour la fin des coupes budgétaires, la mise en place d’une géopolitique indépendante des Etats-Unis au service de la paix et pour la construction d’une armée du Peuple dans la lignée de la Révolution Française.

LVSL Au dernier sommet européen, Macron s’est engagé dans la construction d’une “défense européenne”. Celle-ci est présentée comme une compensation face aux coupes budgétaires effectuées dans le secteur de l’armée. Que pensez-vous de ce projet ?

Djordje Kuzmanovic – L’Europe de la Défense est systématiquement pensée dans le cadre de l’OTAN. Il faut d’abord rappeler que depuis 1991, l’entrée des pays d’Europe de l’Est dans l’Union Européenne a été précédée par leur entrée préalable dans l’OTAN. Il n’existe aucun texte portant sur l’Europe de la Défense qui ne mentionne pas l’OTAN, d’une manière ou d’une autre.

Trump a provoqué un émoi chez les dirigeants européens lorsqu’il annonçait qu’il faudrait dissoudre l’OTAN. Cet émoi relevait surtout de la communication politique. Cela n’a aucun sens : Donald Trump ne dissoudra pas l’OTAN, cela irait à l’encontre des intérêts profonds des Etats-Unis. Ce qui est réel, c’est le concept de “smart defence” développé par l’OTAN, c’est-à-dire la mutualisation, la mise en commun à échelle européenne des moyens et des industries de défense. Cette mutualisation capacitaire de la Défense européenne se ferait dans le cadre de l’OTAN… et retirerait à chacun des pays les moyens de se défendre ! On est en train de retirer à la France sa capacité à se défendre par la sur-spécialisation de ses outils de défense dans le cadre d’une mutualisation européenne.

Tout cela masque le problème de base de toute Europe de la Défense : il faut avoir une diplomatie commune, et l’Europe n’en a pas. Il ne faut pas penser le budget de la Défense de manière comptable, mais selon les buts politiques et géopolitiques que l’on se fixe. Il n’y a aucun but géopolitique commun entre les nations européennes; il n’y en a déjà pas entre la France et l’Allemagne, il y en a encore moins entre la Pologne et le Portugal ! Il y a une réelle incapacité de la part des pays européens à mettre en oeuvre une diplomatie commune… ce qui n’est pas le cas des Etats-Unis d’Amérique, qui, eux, ont une véritable diplomatie et une armée corrélée à leur diplomatie !

LVSL Le Chef d’Etat-Major des Armées Pierre de Villiers a démissionné suite aux menaces qu’Emmanuel Macron lui adressait. Celui-ci lui reprochait “d’étaler certains débats [politiques] sur la place publique”. Comment jugez-vous ce geste, qui clôt la polémique entre le chef d’Etat-major des armées et le Président ?

Macron, lors de son intervention du 13 juillet, a frôlé l’insulte à l’égard du premier des militaires. Il savait qu’il s’exposait à ce que son chef d’Etat-major des armées (CEMA) démissionne. C’était assez probable, compte tenu des remarques qu’il avait déjà faites par rapport aux questions budgétaires. Macron n’étant pas un imbécile, on peut se demander si ce n’était pas une volonté de sa part de continuer à nettoyer cet aspect du pouvoir régalien et d’en enlever les têtes principales. Macron avait déjà retiré à Jean-Yves Le Drian son directeur de cabinet, et s’était donc approprié le Ministère de la Défense. À présent, c’est le CEMA qui est visé.

Il y avait une sorte d’alliance entre le Ministre de la Défense, qui voulait défendre son ministère, et le CEMA qui souhaitait limiter les coupes budgétaires face à la volonté de Bercy. À présent, le ministère de la Défense est totalement affaibli. On y a placé des gens totalement incompétents ; Sylvie Goulard en était l’illustration, elle qui voulait la fusion de l’armée française avec la défense européenne… Le CEMA se retrouve donc seul à défendre le budget de l’armée, qui a pris l’addition la plus salée de la baisse de 5 milliards demandée par Darmanin (850 millions pour le Ministère de la Défense). Pour ceux qui suivent l’affaire de près, tout cela était assez cousu de fil blanc.

Maintenant, cette bourde politique reste étonnante de la part d’Emmanuel Macron. A-t-il voulu jouer au chef ? Dans ce cas, il a perdu beaucoup de sa légitimité auprès des militaires et s’expose à des retours de flamme assez conséquents. Ce n’était pas rien d’avoir un CEMA respecté par les troupes et portant leurs revendications auprès des instances dirigeantes. Si le CEMA perd sa fonction, c’est la porte ouverte à l’autorité des hommes de troupe, des généraux à la retraite… Ou alors, l’objectif final de Macron est-il de sabrer l’armée française afin de mieux l’intégrer à une défense européenne et otanienne ? Dans ce cas, comment mieux le faire qu’en donnant un coup de pied dans la fourmilière ?

LVSL Le général Pierre de Villiers reprochait à Emmanuel Macron les économies budgétaires de l’année 2017 réalisées aux dépens de l’armée française. Quel est l’impact des restrictions budgétaires et, plus largement, des politiques économiques néolibérales sur l’armée française ?

En réalité, le CEMA n’a rien reproché à Macron, contrairement à ce qu’ont suggéré les médias. Le CEMA a fait son devoir en répondant à huis clos à des députés qui lui posaient des questions, comme c’est la prérogative des CEMA, leur droit et leur devoir (voir à ce sujet, la tribune publiée dans Marianne le 20 juillet). Quand des députés appellent quelqu’un en commission, à huis clos, c’est pour recevoir une réponse ! Au cours de cette audience, Pierre de Villiers a pu faire des commentaires déplaisants vis-à-vis de Macron, mais ce n’est pas lui qui était à l’origine de cette audience.

“Les dirigeants souhaitent qu’il y ait une spécialisation des armées des pays-membres de l’UE en vue de leur mutualisation dans l’OTAN.”

Il y a depuis deux décennies en France des politiques d’austérité qui sont menées pour respecter les “critères de convergence” définis par Maastricht et aggravés par les nouveaux traités européens ; les gouvernements sont liés par ces traités et doivent “rembourser” une dette qui ne fait que croître, mais qui sert toujours d’argument pour baisser toutes les dépenses de l’Etat… Dans ce contexte, le ministère de la Défense est celui qui a subi les purges austéritaires les plus drastiques. Sous Nicolas Sarkozy, ce sont 54.000 postes, militaires et civils, qui ont été supprimés. Sous François Hollande, ce sont entre 18.000 et 20.000 postes qui ont été supprimés (et encore, leur suppression a été freinée par les attentats !). En conséquence, l’armée possède moins de troupes ; alors qu’elle s’engage dans de plus en plus d’opérations extérieures, le gouvernement la déploie dans le cadre d’une opération intérieure inutile, l’opération “sentinelle”, qui implique de mettre à disposition beaucoup de moyens. En conséquence, la moitié des véhicules à volant, par exemple, ne fonctionne plus ! Pour certains véhicules blindés… le plancher n’est pas blindé ! Ces matériels sont d’autant plus affectés qu’ils sont utilisés dans des zones difficiles, comme le Sahel malien. Le gros de nos pertes au Mali vient de soldats qui sautent sur des mines avec des véhicules censés êtres blindés, mais qui ne le sont pas !

Il faut également se rendre compte que tous les ans, tous les ans (et c’est pour coller aux critères de Maastricht), le budget des opérations est sous-évalué de 600 millions d’euros ! Dans ce contexte, annoncer qu’on va faire 850 millions d’économies budgétaires n’est juste pas tenable. Le CEMA a simplement fait son travail en expliquant qu’on ne peut pas mener les opérations que demande le pouvoir politique.

Tous les candidats à l’exception de Jean-Luc Mélenchon déclarent qu’il faut ramener à 2% le budget de la défense. Cela correspond à une exigence de l’OTAN, dont les dirigeants souhaitent qu’il y ait une spécialisation des armées des pays-membres de l’UE en vue de leur mutualisation dans l’OTAN.

Cette mesure est donc une copie conforme des exigences otaniennes ; elle n’est accompagnée d’aucune réflexion. Et sur ces 2%, Macron veut faire des réductions… Etant totalement européen et atlantiste, il a annoncé que ce serait 2% pour… 2025.

Donc oui : les armées, comme tous les autres services d’Etat, subissent des coupes budgétaires destinées à rembourser des dettes qui ne le seront jamais. Il y a quelques jours, 7.000 hectares de forêt sont partis en fumée ; 10.000 personnes ont été déplacées ; les maires des municipalités touchées par l’incendie se plaignent du fait que les secours n’arrivent pas à temps. Comment le pourraient-ils ? Il y a au moins quatre Canadairs sur vingt-six qui sont au sol pour les mêmes raisons : il n’y a pas assez de pièces et trop peu de moyens déployés pour permettre une maintenance correcte. Les secours ne peuvent donc pas faire leur travail parce qu’ils n’ont pas suffisamment de matériel. C’est un exemple parlant de ce que provoquent ces “économies” budgétaires. On devrait comparer les économies faites sur le budget avec les pertes causées par ces milliers d’hectares de forêt brûlés, cette saison touristique perdue, les problèmes de reboisement écologiques sans fin que posent les incendies.. Bien sûr, les coûts sont largement supérieurs aux économies ! Il faut donc faire des calculs qui ne rendent pas compte d’une vision strictement comptable de l’Etat. Les militaires, à cause des ces coupes, ne peuvent pas mener à bien les missions qui sont les leurs.

LVSL – Quelles solutions proposez-vous aux problèmes actuels de l’armée ?

Je voudrais revenir sur un élément important par rapport à la crise qui vient de se dérouler. Il faut tout d’abord se rendre compte que la démission du CEMA est une première dans l’Histoire de la Cinquième République. Cela montre la pente très autoritaire que prend Macron, et sa réelle incapacité à gouverner avec les institutions du pays qu’il préside. Ce qu’il reproche au CEMA, c’est d’avoir fait son travail dans le cadre d’un Parlement qui a lui aussi fait son travail. Or, comme Nicolas Sarkozy et François Hollande avant lui, Macron semble avoir un problème avec la connaissance de la Constitution française. L’article 35 de la Constitution stipule clairement que toute opération extérieure doit, au bout de quatre mois, conduire à un vote du Parlement pour savoir s’il est maintenu ou pas. Parfois il a été convoqué au bout des quatre mois, et jamais reconduit. Cela veut dire que Hollande, Sarkozy et Chirac ont mené 13 ans de guerre dans l’illégalité la plus totale. Les parlementaires sont les représentants de la nation, et le fait qu’on ne les fasse pas participer à ces questions centrales écarte la nation de ces questions militaires, qui finissent pas se retrouver exclusivement entre les mains du Président et de ses quelques conseillers…

Emmanuel Macron parle et agit comme s’il était Président des Etats-Unis, c’est-à-dire un chef des armées au sens strict, qui possède les prérogatives militaires. En France, le Président n’a ce pouvoir-là que dans un seul cas : la riposte nucléaire. C’est le seul domaine de l’armée dans lequel il possède une autorité propre. Avec la France Insoumise, nous travaillons pour trouver les 62 députés nécessaires pour pouvoir poser une question de constitutionnalité au Conseil Constitutionnel. Plus largement, nous souhaitons mettre fin aux économies budgétaires et rouvrir les dizaines de milliers de postes supprimés par les gouvernements précédents.

“Nous souhaitons également le retour à une armée du peuple, qui ne soit plus simplement professionnelle.”

Nous souhaitons également le retour à une armée du peuple, qui ne soit plus simplement professionnelle, et ce pour plusieurs raisons. La première raison est politique. C’est le peuple qui, comme cela a été pensé par les acteurs de la Révolution Française, est le garant de ses institutions et de la démocratie : tout corps militaire constitué est une menace pour la démocratie. Deuxièmement, l’armée est un fort liant national ; de la même manière que les enfants de la République reçoivent une éducation qui leur permettront de devenir des citoyens conscients, ils donnent à la République une partie de leur temps. C’est pourquoi nous défendons la mise en place d’un service militaire et civil national, qui s’effectuera dans les armées, ou bien dans la police, le corps des pompiers, ou encore dans des associations, bref, dans tout ce qui est d’utilité publique. Cela revient à se mettre un an au service de sa patrie, chose dont, d’expérience, tout le monde (ou presque) est fier. Nous souhaitons que cela devienne un moment d’intégration à la communauté nationale, mais aussi au marché du travail. Il permettrait de contrebalancer la tendance à enchaîner les stages qui existe aujourd’hui. À l’époque de la suppression du service militaire, il y avait 150.000 stagiaires. Il y en a aujourd’hui 1.500.000. Le privé emploie des jeunes, souvent très compétents pour de bas salaires ; avec le rétablissement d’un service militaire et civil, le talent des jeunes serait mis au service de la nation et non plus du privé ; ils seraient rémunérés à minima au SMIC pendant un an plutôt que d’enchaîner les stages.

LVSL – Vous êtes ancien officier, membre du Bureau National du Parti de Gauche. Dans le discours contemporain, les concepts de “gauche” et d'”armée” sont souvent considérés comme contradictoires, voire antinomiques. Vous défendez une vision de l’armée basée sur l’idéal du citoyen-soldat décrit par Jaurès dans son livre “L’Armée Nouvelle” et qu’on peut faire remonter jusqu’à l’héritage de Robespierre qui a théorisé la nation en armes…

Je reprends l’idée qu’au moment de la Révolution Française, le citoyen acquiert deux droits : le droit de vote et le droit de porter des armes (cela peut sembler étrange à une époque où l’hédonisme règne en maître), dont il reste une trace dans notre hymne national. Sans les conscrits de l’an II, sans les batailles de Valmy, Jemappes, Fleurus, gagnées par les citoyens face à l’Europe coalisée contre la nation française, il n’y aurait tout simplement pas eu de Révolution Française. La bataille de Valmy, militairement, n’est pas extraordinaire ; mais elle possède une signification politique considérable : à Valmy, l’armée du peuple sert les intérêts de la nation, ceux de tous, et pas ceux d’une oligarchie.

Ce qui est intéressant, c’est qu’à partir de 1815, les dirigeants n’ont eu de cesse de détruire l’institution du service national et l’idée du conscrit de l’an II. Ils créent une armée de répression intérieure, où le recrutement des officiers ne se fait plus sur le talent, mais au sein d’une population très restreinte et socialement marquée. L’armée se professionnalise de facto, et a surtout été utilisée pour mener des guerres coloniales et réprimer les ouvriers français à l’intérieur. Cela montre assez les dangers d’une armée exclusivement professionnelle. Il suffit d’écouter certains membres des rangs socialistes (Manuel Valls, Ségolène Royal, qui avaient demandé que l’armée vienne mater les troubles de Marseille) pour constater à quel point la tentation d’utiliser l’armée à des fins de répression intérieure est encore présente.

LVSL – La France Insoumise défend, en politique étrangère, un “nouvel indépendantisme français”. Qu’est-ce que cela signifie ?

Selon nous, la Défense n’est pas dé-corrélée des objectifs politiques de la France. Il est important de déterminer la vision géopolitique de la France et sa place dans le monde. Nos objectifs géopolitiques sont de n’être présents dans aucune alliance militaire pérenne ; c’est pourquoi il faut sortir de l’OTAN ; c’est pourquoi nous ne devons évidemment pas nous engager dans une quelconque alliance militaire pérenne avec la Russie, la Chine, le Venezuela, comme le suggèrent les délires de nos opposants. Nous voulons au contraire œuvrer au renforcement de l’ONU, car nous pensons que ses mandats peuvent aider au développement de la paix. Il faut renforcer le commandement intégré de l’ONU, pas celui de l’OTAN. Nous voulons que la France soit au service d’une alter-diplomatie. Nous plaidons par exemple pour la mise en place de partenariats égalitaires avec les pays pauvres, pour l’annulation de leurs dettes. Nous voulons donc que la France mette ses armées au service de la défense de son territoire et des mandats de l’ONU, et non pas au service d’une diplomatie belliqueuse alignée sur celle des Etats-Unis.

Propos recueillis par Antoine Cargoet et Vincent Ortiz pour LVSL.

Crédits :  ©France Insoumise ©Avenir En Commun – https://avenirencommun.fr/livret-garde-nationale-defense/