Maintien de l’emploi ou des salaires : pourquoi il ne faut pas choisir

Argent liquide
© Christian Dubovan

En ce début de crise économique tous azimuts, la baisse des salaires est au cœur du débat public avec la multiplication des accords de performance collective (APC). Ce dispositif de flexibilisation permet, depuis les Ordonnances Macron, en cas de difficulté économique dans les entreprises, une plus grande préservation d’emplois ; mais dans des conditions beaucoup moins favorables. Solution d’urgence pour les entreprises, plus que controversée au regard de sa capacité à détruire le droit du travail, elle alimente également la menace de baisse des prix. Ce phénomène, la déflation, présente des effets désastreux et s’avère difficile à combattre. L’Etat et les syndicats patronaux sont-ils prêts à tout pour atténuer les chiffres du chômage, au risque de compromettre les espoirs de reprise et l’exigence de transition écologique ? Par Pierre Jeannet. 


LA BAISSE DES SALAIRES ALIMENTE LES RISQUES DE BAISSE DES PRIX 

Le Président l’a réaffirmé dans son interview du 14 juillet : ce sera l’emploi ou les salaires. En un mot, pour éviter les licenciements, les salariés devront consentir à une baisse « temporaire » de rémunération. Cette option permet, à court terme, de réduire les coûts de production et de restaurer les marges des entreprises. Ce chantage cynique doit pourtant être mis en perspective. En effet, il suffit de penser aux sommes consenties aux entreprises pour soutenir les marges, au travers du CICE. Outre un effet sur l’investissement et l’emploi peu perceptible, il apparaît que les marges n’atteignent jamais un niveau « suffisant » pour être partagées. La baisse risque donc de devenir durable. Par ailleurs, cette mesure pourrait viser, selon les cas, des salariés mobilisés pendant la crise. Curieuse reconnaissance à l’égard de nos « héros du quotidien ».

« Pour notre pays, je préfère au maximum […] qu’il y ait des salaires qu’on accepte de baisser momentanément plutôt que des licenciements. »  Emmanuel Macron, le 14 juillet 2020 [1]

Le principe, selon le Président, est que les salariés partagent le risque avec l’employeur. Noble vision d’une entreprise qui ne formerait qu’un seul corps social. Pourtant, l’opposition au salaire maximum est construite autour de la négation de cette solidarité même. Dans une entreprise, qui n’est que la somme de relations contractuelles, le niveau de salaire ne doit pas dépendre de règles. Il correspond uniquement au consentement des participants, le salaire minimum à partir duquel chacun est prêt à offrir son travail. Il est également bon de rappeler que les dernières réformes du Code du travail ont cherché à faire porter l’exigence de flexibilité sur les salariés sans contrepartie. Ainsi, il est à craindre que cette tendance ne se prolonge. Les débats sur la participation pourraient aussi conduire à indexer de plus en plus les salaires sur les résultats de l’entreprise. Ceci au détriment d’une certaine stabilité des revenus, et de stabilité pour les ménages. Augmentant ainsi le risque de tomber dans la précarité.

Le cercle vicieux de la déflation – source : auteur

En faisant ce choix, Macron poursuit une vision de court-terme et micro-économique, conforme au cadre libéral. La vision d’un Président, en charge du rétablissement de l’économie, ne peut pas être celle d’un chef d’entreprise. En effet, la diminution des salaires devrait se diffuser rapidement à l’ensemble des secteurs sous l’effet de la concurrence. Le but de cette démarche est de gagner en « compétitivité » de façon simple et immédiate. Si une entreprise conclut un tel accord, ses concurrents suivront pour ne pas être indûment pénalisés. Ainsi en va-t-il des autres secteurs proches. Or ce phénomène alimente sérieusement le risque de déflation, de baisse généralisée des prix, qui s’avère mortelle pour l’économie. En effet, à l’inverse de l’inflation qui accompagne la croissance, la déflation est le symbole d’une économie qui se recroqueville et détruit de la valeur. Une forme de fordisme à l’envers, pour celui qui avait compris qu’augmenter les salaires transformait ses salariés en clients potentiels.

« Cette solution est un exemple même de l’écart entre l’intérêt individuel et l’intérêt général. »

La baisse des prix est le symbole même de l’écart existant entre l’intérêt individuel et l’intérêt général, n’en déplaise aux tenants d’une vision libérale. Si elle s’avère profitable à chacun, en tant qu’acheteur, elle signifie également une baisse de nos revenus. Elle est le symptôme d’une économie en récession. Un véritable venin économique, qui agit comme un accélérateur de la dépression. Les ménages ayant de l’épargne renoncent également à consommer en attendant que les prix baissent davantage. Ce qui produit une forte contraction de la demande, auto-alimentée, et oblige les entreprises à diminuer encore leurs prix pour écouler leurs stocks. Et donc à diminuer davantage les salaires. Un cercle vicieux est ainsi enclenché, qu’il devient très difficile de briser [2], fondé sur l’anticipation d’une situation économique qui va se dégrader, et alimenté par la concurrence.

Le taux d’inflation en zone euro baisse tendanciellement depuis janvier 2019 et se situe au-dessous de la cible de la BCE de 2 % – source : ABC Bourse

Cette mesure de rétablissement à moindre coût pour l’État, intervient dans un contexte fertile pour la déflation. En effet, cette menace préexistait à la crise. C’est pour contrer cette perspective que les taux d’intérêt de la BCE ont été maintenus à un niveau extrêmement bas. L’objectif était d’atteindre une cible de 2 % d’inflation correspondant à une croissance régulière. Dans un schéma classique, des taux bas encouragent une consommation soutenue par le recours au crédit, qui stimule la demande. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Faute d’un fléchage vers l’économie réelle, la hausse s’est artificiellement concentrée sur le marché des actions ou de l’immobilier par exemple. En outre, en l’absence de confiance en l’avenir, les acteurs ont préféré épargner plutôt que de dépenser. Ce phénomène de « trappe à liquidité », ainsi nommé par Keynes, s’est traduit par une hausse de la trésorerie des entreprises ou des montants déposés sur les comptes courants. Par ailleurs, la concurrence exacerbée, en particulier dans le secteur de la distribution confrontée à la hausse de la vente en ligne, contribue à cette dynamique baissière.

Le taux de croissance annuel des dépôts sur compte courant des ménages dépasse régulièrement 10 % depuis mi 2015 – source Banque de France

Ce risque de baisse de prix généralisée repose aussi en Europe sur des facteurs structurels. Il existe un courant économique qui établit un lien direct entre la démographie et la situation économique, au travers du cycle de vie de l’épargne. Selon cette approche, une population structurellement âgée élève le niveau global de l’épargne. En effet, le capital est constitué tout au long de la vie en prévision de la retraite. Le fait que les ménages retraités sont ceux qui disposent d’un niveau de patrimoine plus important que les autres semble l’attester. Ainsi, avec une population vieillissante, le niveau d’épargne est plus élevé que les besoins, ce qui encourage la baisse des taux d’intérêt, le prix de l’argent, et celle des prix. Cette analyse peut être étendue partiellement à la consommation, les ménages retraités ayant des besoins moindres, notamment en matière d’équipement.

CE PHÉNOMÈNE DE BAISSE DES PRIX PRÉSENTE DE GRANDS DANGERS

Historiquement, la France a déjà connu des politiques délibérément déflationnistes. La plus spectaculaire reste celle menée par Pierre Laval, lors de son passage au pouvoir en 1934. Usant et abusant des décrets-lois, il va engager des mesures très fortes. Notamment la baisse de 10 % des dépenses publiques, rémunération des fonctionnaires inclue. En complément, le gouvernement s’engage dans une démarche de réduction des prix (baisse de 10 % sur gaz et de l’électricité, des loyers et des intérêts les dettes). Ces mesures visaient à réduire les prix de vente en interne. De cette façon la compétitivité-prix à l’exportation des entreprises françaises était favorisée sans dévaluation du Franc. Cette alternative restait très sensible politiquement. Elle apparaissait comme un symbole de l’affaiblissement de la puissance française, et s’avérait très défavorable aux épargnants. Il n’est pas anodin que des mesures protectionnistes, quoique peu opérationnelles, accompagnaient cette politique. On peut citer notamment l’injonction aux administrations de privilégier des fournisseurs nationaux, malgré l’amputation de leur budget. Las, cette politique ne parvint pas à endiguer ni le chômage, ni le déficit public, en nuisant à la dynamique des recettes. Au contraire elle ancra la France dans la crise, et explique en partie la situation très dégradée à laquelle le gouvernement du Front Populaire fut confronté. En revanche, elle plaça déjà Pierre Laval comme un homme prêt à tout.

« Dans le contexte actuel, la baisse des prix compromet gravement le remboursement de la dette. De nouvelles politiques d’austérité seraient en préparation. »

Le niveau d’endettement des entreprises, rapporté au PIB, a fortement augmenté en France depuis 2009, passant de 110 % à 135 % du PIB – source Banque de France

Dans le contexte actuel, la baisse des prix pourrait faire peser un vrai danger sur la soutenabilité de la dette. En effet, la politique de taux bas a encouragé fortement le recours au crédit des particuliers et des entreprises. La plupart des emprunts se font à taux fixe. Ceci signifie que les échéances sont les mêmes tout au long de la durée du prêt. En cas de hausse des prix et des revenus, le poids des échéances s’allège au fil du temps. En revanche, en cas de baisse des prix et des revenus, de nombreux emprunteurs se retrouvent en situation de surendettement. Cette situation pourrait devenir explosive en gardant à l’esprit qu’en 2019, les mensualités représentaient plus de 35% des revenus de l’emprunteur dans un quart des crédits accordés en 2019. Ainsi, une part significative des emprunteurs ne serait plus d’honorer leurs échéances en cas de baisse de leurs revenus. La situation serait similaire au niveau de l’État, bien que sa dette soit plus dynamique. Pour autant, les recettes fiscales dépendent fortement de l’évolution des prix. Le cas de la TVA est flagrant, mais l’impôt sur le revenu y est aussi très sensible. S’engager dans un cycle de baisse des prix rendrait la charge de remboursement dans la dette encore plus lourde. Et justifierait de nouvelles politiques d’austérité, alimentant la récession.

LA HAUSSE DES PRIX : UNE FENÊTRE DE TIR POUR LA BIFURCATION ÉCOLOGIQUE

Si la déflation représente un tel danger, c’est qu’elle s’avère difficilement maîtrisable pour les pouvoirs publics. Il s’agit d’un cercle vicieux : les agents économiques ajustent leur comportement, en repoussant ou annulant leurs achats, ce qui entretient la baisse des prix. En outre, l’outil traditionnel pour la combattre, baisser les taux d’intérêt, n’est plus opérationnel depuis que ceux-ci sont réduits au minimum. Pourtant, face au coût de conversion écologique de notre modèle de consommation, la déflation se présente comme une opportunité pour repositionner notre appareil productif et le rendre plus respectueux de l’environnement.

Pour ce faire, un relèvement de la TVA constituerait une solution mécanique pour relever les prix. Cette solution présente également l’avantage de participer à la réduction du déficit. Toutefois, cette mesure présente deux limites. Tout d’abord, il s’agit de l’impôt le plus injuste, car non progressif. Celui-ci aggraverait donc la crise sociale dans un contexte de forte poussée du chômage. D’autre part, les entreprises risquent de vouloir contrarier cette hausse par une réduction encore plus forte de leurs coûts.

Il existe une seconde option qui consiste à définir un ensemble de normes pour assurer la bifurcation écologique du mode de production. Cette démarche emporterait une vraie vision politique : passer d’une approche quantitative de la consommation, qui reste celle de la gauche traditionnelle, à une approche qualitative. Cette approche permettrait également d’établir un lien direct entre la croissance économique et le bien-être, sous l’angle « consommer moins mais mieux ». Ce modèle repose sur un nouvel équilibre : consentir à des prix plus élevés, mais au profit d’une consommation réduite. En vendant moins d’unités, mais à un prix plus important, les équilibres économiques des intervenants ne seraient pas compromis. Il ne s’agit pas à proprement parler de décroissance mais de croissance alternative. Un modèle qui ne fasse plus de l’accroissement de la production la grande et unique finalité du développement.

« Un tel saut qualitatif ne peut faire l’économie d’une politique de réduction des inégalités audacieuse. »

Deux secteurs de production fondamentaux illustrent parfaitement cet impératif. L’agriculture d’une part. Chacun a conscience que la baisse continue de la part du budget allouée à l’alimentation n’est plus tenable. Compte-tenu de l’enjeu de santé publique, il apparaît nécessaire d’envisager des normes de production plus contraignantes, y compris au prix d’un coût plus élevé. Le cas de la viande, dont la consommation doit être plus réduite est à cet égard significatif. Mais cette diminution se ferait en faveur d’une viande de meilleure qualité, et plus rémunératrice pour le producteur. Le second est la consommation énergétique. L’énergie la plus propre reste celle qui n’est pas consommée. Ceci ne sera permis que par une décentralisation du réseau et une réduction des sources de gaspillage. Ainsi, il est possible d’envisager un modèle où le coût unitaire de l’énergie augmenterait. Mais dans le même temps la consommation serait plus ciblée. Si bien que l’impact sur la facture du consommateur devrait être neutre. Cette perspective permettrait de vaincre les réticences d’EDF notamment lorsqu’il est question de diminuer la consommation.

Ce changement de modèle doit mobiliser nos ingénieurs et scientifiques. Il s’agirait d’une belle mission pour le futur Commissariat au Plan, dont les missions ne sont pas encore définies. Renouant avec la tradition, et épaulé d’un personnel qualifié, celui-ci pourrait accompagner secteur par secteur, les transitions sur le plan technique, réglementaire mais également économique. Toutefois un tel saut qualitatif ne peut faire l’économie d’une politique de réduction des inégalités audacieuse. En accompagnement d’une politique de normes, elle permettrait de définir les contours d’une écologie vraiment populaire, qui ne réserverait pas la qualité aux plus riches. Sans cela, les plus pauvres subiraient la double peine d’une baisse de leur revenus et d’une hausse de leurs dépenses.

À l’heure de “se réinventer”, ce tournant stratégique permettrait de répondre à plusieurs impératifs. Tout d’abord participer à l’objectif de relocalisation d’une partie de la production, qui est une demande prioritaire des Français post-Covid. D’autre part, en réduisant la consommation, elle constitue une protection de long terme contre la raréfaction des ressources non renouvelables. Ceci est particulièrement clair dans le domaine de l’énergie. Or cette dernière générera tôt ou tard une inflation « subie » et non maîtrisable. Enfin, en réduisant notre dépendance aux importations, il est possible de retrouver de la souveraineté et des marges de manœuvres diplomatiques.

[1] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/07/14/14-juillet-2020-interview-president-de-la-republique

[2] Sauf en cas de résorption quasi-complète du chômage.