Alors que la Cour suprême américaine ouvre la voie à une remise en cause historique du droit à l’avortement, les manifestations se multiplient dans le pays. Malgré leur caractère pacifique, la classe politique américaine n’a pas tari quant à ses inquiétudes concernant d’éventuels débordements violents. Ces derniers ont lieu, mais ils ne sont pas le fait des manifestants en faveur du droit à l’avortement. Ils sont le fait de militants anti-avortement, dont les plus radicaux ont reculé devant peu de moyens ces dernières années… Le sinistre bilan de ce mouvement s’élève à dix assassinats depuis les années 1990 et 13,500 attaques violentes depuis les années 1970. Et si en France les « commandos anti-IVG » appartiennent essentiellement au passé, ils possèdent au contraire le vent en poupe aux États-Unis… Traduction par Damien Cassette.
Ces dernières semaines, les commentateurs se sont succédés les uns aux autres pour désapprouver les manifestations pacifiques devant les résidences des juges de la Cour suprême qui menacent de mettre en cause le droit à l’avortement. Certains étaient issus du Parti républicain – comme Mitch McConnell, leader de la minorité au Sénat, qui a déclaré qu’une « tentative pour remplacer le règne de la loi par le règne de la foule » était à l’oeuvre – mais d’autres du Parti démocrate, comme Chris Murphy, sénateur du Connecticut, qui a dénoncé des menaces inexistantes de violence de la part du mouvement.
Le comité de rédaction du Washington Post s’en est mêlé, laissant entendre que les manifestations n’étaient pas légales, et qu’elles possédaient un caractère « totalitaire ». La Maison Blanche elle-même a condamné « la violence, les menaces ou le vandalisme » qui n’ont jamais eu lieu, insistant sur le fait que les juges ne doivent pas être « inquiétés pour leur sécurité. »
Les extrémistes anti-avortement ont commencé à mener des actions violentes dans les années 1970, lorsque la perspective d’une abolition du droit à l’avortement semblait hors de portée. Mais alors que le mouvement accumule les victoires juridiques, il ne fait qu’accroître la brutalité de ses pratiques…
La classe politique agite le spectre d’un mouvement d’extrémistes usant de violence pour atteindre leurs objectifs politiques… ce qui constitue paradoxalement une description honnête du mouvement anti-avortement aux États-Unis.
Les récriminations de ces dernières semaines à propos de manifestants qui se limitent à défiler et chanter pour exprimer leur mécontentement sont particulièrement ridicules si l’on considère que ces méthodes sont non seulement monnaie courante pour le mouvement anti-avortement, mais qu’il va souvent plus loin – beaucoup plus loin.
Selon le Ministère de la Justice, dix médecins, employés de clinique et accompagnateurs de patients et de médecins ont été assassinés par des extrémistes anti-avortement depuis 1993. Cela peut sembler peu, mais l’effet d’intimidation qui en découle ne doit pas être sous-estimé.
L’une des attaques les plus violentes est survenue il y a sept ans lorsqu’un assaillant – manifestement fou, qui a déclaré par la suite qu’il serait accueilli au ciel par des fœtus avortés reconnaissants – s’est présenté au planning familial de Colorado Springs avec un fusil d’assaut et a ouvert le feu. L’affrontement qui s’en est suivi a duré plusieurs heures, causant neuf blessés et trois décès.
La responsabilité du segment prétendument « non-extrémiste » du mouvement anti-avortement ne doit pas être minimisé dans cette attaque. Les divagations de l’assaillant sur les « commerces de foetus » témoignent qu’il a été inspiré par les vidéos « choc » et mensongères réalisées par Project Veritas sur le Planning Familial en 2015 – lesquelles prétendaient dévoiler l’existence d’un tel commerce. Un mensonge auquel Carly Fiorina, républicaine « modérée », avait donné encore plus d’ampleur lors de sa campagne la même année.
D’après les chiffres les plus récents de la Fédération Nationale de l’Avortement (FNA), la période de 1977 à 2020 recense 13 532 incidents violents à l’encontre des praticiens de l’avortement, en allant du kidnapping, du cambriolage et du harcèlement jusqu’au meurtre, à l’attentat à la bombe et à l’incendie volontaire. Dans les années 1990, alors que les militants anti-avortement déclaraient que le meurtre était une tactique « légitime » et « justifiable », ils ont fait un usage répandu de l’acide butyrique, une substance hautement corrosive que l’on manipule typiquement avec une combinaison, des gants, des lunettes de protection et une visières protectrice par mesure de sécurité – et qui peut causer la cécité si elle atteint le visage.
Il n’est pas question ici d’histoire ancienne. Il suffit de considérer les cas récents de violence anti-avortement recensés par le ministère de la Justice au cours de la dernière décennie – où menaces à la bombes, cocktails Molotov et incendies de cliniques d’avortement sont monnaie courante.
La situation, par certains aspects, a empiré. Les extrémistes anti-avortement ont commencé à mener des actions violentes dans les années 1970 et 1980, lorsque la perspective d’une abolition du droit à l’avortement semblait hors de portée. Mais paradoxalement, alors que le mouvement accumule les victoires juridiques et législatives, il ne fait qu’accroître la brutalité de ses pratiques. En 2017, le nombre d’actes de violence enregistré par la FNA contre les praticiens de l’avortement a doublé par rapport à l’année précédente – atteignant un record, avant de s’élever vers un nouveau sommet en 2018. L’année d’après, le directeur général de l’organisation a déclaré que la violence dont sont victimes les praticiens de l’avortement était « au-delà de tout ce que nous avons observé auparavant ».
Puis la pandémie est arrivée comme un catalyseur. Les menaces de mort ou d’actes violents sont passées de 92 en 2019 à 200 en 2020, les coups et blessures à l’extérieur des cliniques ont augmenté de 125%, et les lettres d’injure et les harcèlements téléphoniques ont atteint le record absolu de 3400 cas recensés. (Par comparaison, il n’y en avait que 192 pour toute la période allant de 1977 à 1989).
Ces chiffres permettent à tout le moins de mettre en perspective l’indignation de la classe politique américaine à l’égard des manifestations défendant le droit à l’avortement… Du reste, les protestations de rue et sittings des militants anti-avortement ont elles aussi connu un accroissement conséquent : 115 000 ont été répertoriées en 2020, et 123.228 l’année précédente.
Entre les manifestants pro-choix et les fanatiques de l’anti-avortement – lesquels ont trouvé, depuis des décennies, dans des actes de brutalité un exutoire à leurs défaites législatives -, il n’existe aucun ordre de comparaison. Que la classe politique américaine réserve ces attaques aux manifestations en faveur du droit à l’avortement est d’autant plus incompréhensible.