Grâce à ses sorties pleines de sincérité face à Marine Le Pen et François Fillon lors du Grand Débat à onze candidats, co-organisé par C-News et BFM, le candidat ouvrier du NPA Philippe Poutou s’est vu propulsé super-star médiatique, à tel point que le New York Times en a tiré son portrait. Mais cet engouement inattendu, relayé par la machine Internet à coups de détournements et de memes, ne cache-t-il pas une autre forme de mépris ? N’est-ce pas travestir en phénomène de foire un message politique qui défend une catégorie sociale dont tout le monde ou presque semble persuadé de la disparition : les ouvriers ? La candidature Poutou est pourtant l’occasion de rappeler que si l’ouvrier a disparu du discours politique, cela ne traduit en aucun cas une réalité socio-économique.
Au-delà de leur côté absurde, les attaques contre la tenue vestimentaire de Philippe Poutou, tout comme celles contre son comportement de « rebelle », démontrent assez clairement la puissance d’un discours politique incitant à l’homogénéisation des mœurs politiques et sociales. Face aux « encravatés », le candidat NPA, tout comme Nathalie Arthaud (Lutte Ouvrière) au demeurant, apparaissent aux yeux de l’éditocratie et l’oligarchie politiques comme un anachronisme absurde, la résurgence improbable d’une espèce qu’ils croient éteinte : celle de l’ouvrier. Et pour cause, les partis au pouvoir ont tout fait pour œuvrer à la disparition de la classe ouvrière.
A l’heure où les politiques n’ont à la bouche que les « classes moyennes », l’ouvrier a en effet disparu de la plupart des discours. Tout juste resurgissent-ils parfois, à la (dé)faveur d’un plan social (Goodyear, Whirlpool…). Pourtant, une simple lecture des statistiques de l’INSEE suffit à rappeler que les ouvriers représentent encore 20,5 % de la population active (chiffres de 2014). Sans tomber dans la concurrence socioprofessionnelle, c’est dix fois plus que les agriculteurs exploitants (1,9 %), qui sont rarement oubliés des discours (ce qui n’empêche pas qu’ils soient oubliés dans les actes, par ailleurs).
Alors bien sûr, la figure ouvrière a muté au fil des décennies : Chaplin dans Les Temps Modernes, le monde ouvrier des grèves générales de 1936, tout cet imaginaire est daté. Le tissu industriel moins qualifié a diminué, du fait du progrès technologique et de la concurrence étrangère, au profit d’emplois plus qualifiés. Mais pour autant, le problème de base, celui des moyens de production et de leur propriété, qui est le fondement du mouvement ouvrier depuis la Révolution industrielle, est toujours d’actualité, qu’importe en vérité le niveau de qualification. Et à ce titre, on pourrait ajouter aux ouvriers la catégorie des employés, néo-ouvriers du secteur tertiaire (ménage, maintenance…), dont le combat pour les droits salariaux et la reconnaissance de la pénibilité du travail face au patronat répond aux mêmes mécanismes. Les employés représentent quant à eux 28,3 % de la population active.
Par quel tour de magie politique, alors, l’ouvrier est-il devenu quasiment invisible dans la sphère publique ? En réalité, ce n’est pas l’ouvrier qui a disparu, mais la classe ouvrière, au sens marxiste du terme, qui implique une identité de classe. L’état désastreux du syndicalisme en France, couplé avec les scores très faibles des mouvements politiques se réclamant directement de l’identité ouvrière (NPA, LO et dans une certaine mesure le PCF), prouvent que cette identité n’existe plus. L’esprit de « camaraderie », le lien social ouvrier, se sont délités progressivement alors que le discours politique « mainstream » embrassait de plus en plus le vocabulaire néo-libéral. Le Parti Socialiste est évidement la preuve la plus évidente de ce basculement à la fois sociologique et politique.
En 2011, Terra Nova, le laboratoire d’idées du PS, acte le divorce entre le PS et les ouvriers, qui constituaient pourtant sa base historique (Mitterrand est élu en 1981 avec 70 % des suffrages ouvriers), en déclarant que « la volonté pour la gauche de mettre en œuvre une stratégie de classe autour de la classe ouvrière, et plus globalement des classes populaires, nécessiterait de renoncer à ses valeurs culturelles, c’est-à-dire de rompre avec la social-démocratie. ». L’abandon est alors officiel, pour autant cela fait bien longtemps que le mot même d’ouvrier a disparu des bouches socialistes. Comme la droite, le PS cible et promeut la classe moyenne, cette classe fourre-tout, pur produit de la société de consommation et qui n’a en réalité rien d’une classe sociale. Dés 1981, le PS avait en vérité entamé sa mutation sociologique et son abandon de la classe ouvrière : alors que 70 % du vote ouvrier l’avait porté au pouvoir, Mitterrand nomme au gouvernement des cadres et abandonne ses promesses dés 1983 pour se tourner vers « l’air du temps » : le néo-libéralisme et la construction européenne.
Il faut dire qu’en 1989, la chute du Mur de Berlin emporte dans ses décombres toute la doctrine marxiste, considérée comme complice des horreurs des régimes soviétiques. Avec elle, meurent les partis ouvriers, PCF en tête, le discours de lutte des classes, et l’identité de classe dans son sillage. Pourtant, la lutte des classes est toujours d’actualité, et pas seulement à travers la citation célèbre de Warren Buffet.
Bien sûr, il ne faut pas tomber dans l’extrême inverse : Poutou ne saurait incarner à lui tout seul la classe ouvrière dans son ensemble. Mais il est le seul à pouvoir se targuer de connaître la réalité ouvrière, puisqu’il la vit. Cette réalité, et les souffrances qui vont avec, ne peuvent être ignorées. En cela, le coup d’éclat de Philippe Poutou mérite mieux comme destin que d’alimenter les rubriques « Clash » de Youtube, mieux que de n’être qu’une éphémère et romanesque estocade de David contre Goliath, de Philippe contre Marine et François. La candidature ouvrière témoigne de l’existence, malgré la négation généralisée de la classe politique, d’un monde ouvrier qui a des choses à dire (au-delà du NPA ou de LO), et qui doit avoir voix au chapitre. Et ce, avec ou sans cravate.