Neutralité carbone : objectif louable ou chimère ?

© Marcin Jozwiak

Alors que démarre la COP27, à Charm el-Cheikh, en Égypte, avec pour mission de rappeler les pays et les entreprises à leurs engagements en terme de neutralité carbone, cette dernière est devenue en quelques années l’une des solutions principales avancées face à la crise environnementale. Pourtant, ne nous enferme-t-elle pas dans des logiques dépassées ? 

Dès 2017, la France a rejoint le prestigieux groupe des 110 pays ayant affiché comme ambition d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. D’autres ont privilégié une date plus lointaine, à l’instar de la Chine ou de l’Inde. Mais les États ne sont pas les seuls à avoir de tels desseins : de nombreuses entreprises, à l’instar de Google ou de Microsoft, ont manifesté de semblables envies.

Si la neutralité carbone s’apparente souvent à une notion occulte, elle implique des phénomènes physiques bien concrets. Pour être neutre, une entité géographique – le globe, un pays ou une entreprise, même si ce dernier cas est plus critiqué – doit faire en sorte d’égaler ses émissions carbonées avec ses stocks biogéniques de carbone (forêts, océans…). Dès lors, ces stocks ne deviennent plus uniquement des émissions à éviter mais « une contrainte majeure de transformation des économies ». 

L’émergence d’un concept nouveau

Pendant longtemps, les engagements chiffrés ont été préférés lors des négociations climatiques internationales. Le protocole de Kyoto entérine en 1997 pour les 38 pays industrialisés signataires la nécessité de réduire leurs émissions d’au moins 5 % entre 2008 et 2012 par rapport à 1990.
De même, la France adopte dès 2003 l’objectif « facteur 4 » dans sa politique environnementale. Alors premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, déclare : « il s’agit de diviser par deux les émissions de [gaz à effet de serre] avant 2050 à l’échelle de la planète. Pour nous, pays industrialisé, cela signifie une division par quatre ou par cinq ». Un tel objectif est validé par le Grenelle de l’environnement de 2007 et par la loi de transition énergétique pour la croissance verte du 17 août 2015. 

Pourtant, cette stratégie est balayée lors de la signature des accords de Paris de 2015. « Ce qu’a créé l’accord de Paris comme nouvel objectif collectif pour tous les pays, c’est celui d’atteindre la neutralité carbone dans la deuxième moitié du siècle » explique ainsi Stefan Aykut, professeur à l’université de Hambourg et auteur de Gouverner le climat ?

« La neutralité carbone permet des traductions locales assez concrètes pour agir à toutes les échelles »

Stefan Aykut

L’article 4 du même accord reconnaît le rôle primordial des puits de carbone pour atteindre l’objectif de neutralité carbone. Ce dernier dispose qu’il est primordial de « parvenir à un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre au cours de la deuxième moitié du siècle ». Pour ce faire, chaque pays doit déposer une Contribution Déterminée au Niveau National (CDN) exposant comment il souhaite traduire cet objectif théorique en pratique. 

L’émergence du concept de neutralité carbone dans les négociations internationales s’explique notamment par son apparente simplicité. Comme le note l’IDDRI dans une note sur la question, « la neutralité carbone peut être considérée comme l’un de ces nouveaux objets hybrides apparus dans l’Accord de Paris. Son apparente simplicité est probablement ce qui lui assure d’être déjà mobilisée par une grande diversité d’acteurs étatiques et non étatiques. »

De même, la neutralité carbone a l’avantage majeur – dans le cadre des négociations internationales – d’être un concept très flexible laissant chaque pays libre de mettre en place sa propre stratégie climatique sans que sa souveraineté ne soit atteinte. « La neutralité carbone permet des traductions locales assez concrètes pour agir à toutes les échelles » note ainsi Stefan Aykut. 

La France et la neutralité

Bien qu’abstraite, la notion de neutralité carbone induit réellement une diminution drastique de nos émissions de gaz à effet de serre. En 2015, la France a émis 458 Mégatonne (Mt) d’équivalent CO2 pour n’en absorber que… 36,6 Mt. Si l’Hexagone respecte les objectifs qu’il s’est fixés, les puits carbone du pays devront compenser 100% des émissions contre… 8% aujourd’hui. Des budgets carbone sont réalisés pour atteindre les objectifs fixés par la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) afin de préparer en amont la neutralité carbone. Le budget 2019-2023 prévoit ainsi un plafond de 422 Mt en moyenne annuelle, contre 359 Mt pour le budget 2024-2028. En 2050, les émissions devront être limitées à 80 Mt par an. La neutralité carbone apparaît ici plus ambitieuse que le facteur 4 qui prévoyait de limiter les émissions à 136 Mt d’équivalent CO2. Si elle est atteinte dans sa configuration actuelle, la neutralité carbone s’apparenterait ainsi plus à un objectif 6 ou 7. Ainsi, la baisse des émissions se veut progressive, programmée et organisée. 

Au sein même de ces budgets, des objectifs sont décidés en fonction des différents secteurs. Tandis que le secteur des transports devra atteindre une décarbonation complète d’ici 2050 - à l’exception du secteur aérien - l’agriculture ne pourra diminuer ses émissions que de 46%. Car il existe des émissions incompressibles : il sera vraisemblablement impossible de réduire nos émissions en dessous des 80 Mt de CO2. 

Pourtant, ces objectifs reposent forcément sur des hypothèses plus ou moins audacieuses. La SNBC qui accompagne l’objectif français de neutralité carbone prévoit que les puits atteindront 80 Mt d’ici 2050, soit plus d’un doublement des capacités existantes actuellement. Pour justifier ce chiffre, la SNBC espère développer le stockage dans les produits du bois, de nouvelles plantations sur des prairies ou encore les technologies de captage et de stockage de CO2, à l'efficacité très critiquable. De même, l’objectif de zéro artificialisation nette des terres agricoles devra être respecté. Pourtant, l’Institut de l'Économie pour le Climat (I4CE) estime que certaines des hypothèses sous-jacentes à la SNBC sont assez audacieuses. Porter les capacités de stockage carbone à 80 Mt implique ainsi de dynamiser la production de bois implique par exemple une refondation complète de la filière bois, notamment de son Office National des Forêts. Même doutes concernant les technologies de captage et de stockage, dont la massification « comporte des risques en termes d’approvisionnements et d’acceptabilité sociale et environnementale, interrogeant la pertinence de ces technologies ». 

Face à ces incertitudes, certains préfèrent ne pas évoquer directement l’objectif de neutralité carbone. C’est le cas du Plan de Transformation de l'Économie Française (PTEF), piloté par le Shift Project. Le think thank assume que sa trajectoire n’est « pas neutre en carbone [car] à [nos yeux] l’évolution de l’agriculture, des forêts et des espaces naturels risque de ne pas être suffisante pour à la fois compenser nos émissions et fournir suffisamment d’énergie et de matériaux ». 

Une approche climatique dépassée ?

Si la neutralité carbone est devenue en quelques années le nec plus ultra de la lutte contre le changement climatique, une telle notion comporte bel et bien des angles morts. Car, si définir un objectif global ambitieux est une action louable, encore faut-il que sa mise en place soit planifiée correctement. Sans feuille de route bien établie, la neutralité carbone risque fort de ne rester qu’une illusion imparfaite.

En effet, s’imposer des objectifs ciblés ne veut pas obligatoirement dire qu’ils seront respectés : le budget carbone français 2015-2018 a été dépassé de 72 Mt. De même, il est tout à fait possible qu’un pays, tout en maintenant son souhait d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050, n’adopte pas en parallèle de politique climatique ambitieuse. 

C’est la voie qu’ont emprunté nos voisins Outre-Rhin : en octobre 2019, l’Allemagne adopte une loi fédérale sur la protection du climat, inscrivant l’objectif de neutralité carbone issu des accords de Paris dans le marbre du droit. Pourtant, la majorité des efforts climatiques était repoussée à la période après 2030, forçant l'Allemagne à brutalement accélérer sa transition à la fin de la décennie. Attaquées par plusieurs associations devant la cour constitutionnelle de Karlsruhe, les juges ont considéré que « les dispositions contestées portent atteinte aux libertés des requérants, dont certains sont encore très jeunes. Elles repoussent irréversiblement à la période postérieure à 2030 des charges considérables en matière de réduction d’émissions ».

« Il y a un certain impérialisme de la question climatique »

Stefan Aykut

Stefan Aykut constate que la neutralité carbone est « une machine à réduire la complexité ». Ainsi, les causes systémiques du changement climatique ne sont pas directement mises en cause par la notion puisque les États sont libres de mettre en place les stratégies qu’ils souhaitent. Ce processus est directement provoqué par les dynamiques propres au système climatique international. Dans son livre Climatiser le monde, Stefan Aykut donne l’exemple des négociations autour de l’accord de Paris et dont l’article 4 fournit « une illustration du statut ambigu des questions énergétiques dans le régime climatique ». En effet, traduire dans le droit l'objectif des 2°C dans le droit international relève souvent de la gageure : il est complexe, si ce n'est impossible, d'imposer une date de sortie contrainte des énergies fossiles.

Ainsi, l’auteur note que le mot « émission » apparaît 25 fois dans l’accord final contre une seule mention du mot « énergie », lorsque le statut d’observateur de l’Agence Internationale de l'Énergie Atomique est mentionné. L’auteur constate dans son livre que « ce modèle repose sur des mesures dites « en fin de tuyau », c'est-à-dire qu’on va tenter de réguler les outputs, et donc les émissions de gaz à effet de serre. Les négociations internationales concerneront donc principalement la répartition de l’effort global de réduction des émissions. On ne s’attaquera pas, en revanche, à la question des inputs, c’est-à-dire aux processus qui déterminent l’évolution des émissions, comme la production énergétique, les modèles de développement industriel ou le fonctionnement de l’économie mondiale ». Comme l’analyse l’auteur en entretien, « les négociations internationales sur le climat ont été structurées d’une telle façon qu’on ne parle pas d’énergies. On parle de stabilisation des émissions par exemple mais pas d’infrastructures énergétiques ». 

De même, concentrer tous les efforts sur la seule réduction  des émissions carbonées ne nous fait-il pas courir le risque d’isoler d’autres crises, à l’image des pollutions chimiques ou de la disparition de la biodiversité ? Comme Stefan Aykut l’écrit dans son livre Climatiser le monde« le carbone est la lingua franca du régime climatique, du moins pour ce qui est des débats sur la réduction des émissions ». Ce dernier explique en entretien que « le climat devient alors un prisme dominant pour de plus en plus de domaines en politique publique. Il y a un certain impérialisme de la question climatique ». Et au chercheur de défendre une approche multidimensionnelle pour lutter contre les crises environnementales.