Niche RN sur les retraites : la gauche ne peut pas faire l’autruche

La réforme des retraites serait-elle un moindre mal ? C’est ce que pourrait laisser entendre la posture d’une majorité d’élus de gauche, qui refuse de voter le texte contenant son abrogation, présenté par le RN dans sa niche parlementaire ce jeudi 31 octobre. Si celui-ci est défaillant à bien des égards sur le fond et la méthode, la gauche donne une nouvelle occasion au RN de se présenter médiatiquement comme un outsider. Et court le risque d’apparaître comme l’assurance-vie du macronisme, aux yeux d’une partie importante des travailleurs et des travailleuses. Alors même que le RN a agi comme le grand défenseur des intérêts du capital et des plus riches dans le débat budgétaire.

Le 31 octobre, le RN présentera sa niche parlementaire, dont l’événement phare sera une proposition de loi visant à abroger la réforme des retraites. Une mise à l’agenda annoncée depuis les dernières législatives, qui compte bousculer une Assemblée nationale à la majorité relative, dont le socle ne tient que sur un accord tacite entre les d’extrême-droite, du centre et de la droite. La situation ne laisse pas d’être paradoxale : cette réforme, critiquée de manière unanime par la gauche, ayant mobilisé des millions de citoyens et une intersyndicale unie comme le pays n’en connaît plus, recevrait son coup de grâce du Rassemblement national, qui assure pourtant la survie du bloc central…

Bien sûr, il y a beaucoup à dire sur le fond de cette proposition d’abrogation. Faire reposer son financement sur une taxe sur les transactions financières et les ventes de tabac est une solution fragile. Elle démontre une nouvelle fois l’opposition du RN au principe de la cotisation sociale, pourtant au fondement du système social français. Le parti ne cesse en effet de plaider pour « rapprocher le salaire net du salaire brut », en minant toujours plus les comptes de la Sécu. 

En refusant systématiquement de voter les motions de censure du RN, la gauche donne l’impression de préférer la tactique politicienne à la priorité politique des Français : dégager Macron et défaire son bilan.

Du reste, il faut ajouter que le RN ne met aucun zèle particulier à convaincre qu’il est un opposant de premier plan à la réforme Borne. Lors des dernières élections législatives, alors que le parti touchait du bout des doigts l’exercice du pouvoir, Jordan Bardella, Jean-Philippe Tanguy et Marine Le Pen ont tous affirmé en chœur que la réforme des retraites n’était pas leur priorité, car « il y a les urgences », et « les retraites ne sont pas le dossier en haut de la pile ». 

De même, le fait que cette proposition de loi ne puisse être reprise au Sénat, où le RN n’a pas de groupe, implique qu’elle n’a pas d’avenir pour devenir effective. Les grands patrons qui soutiennent le parti peuvent ainsi dormir tranquille. D’autant que, dans le cadre des derniers débats budgétaires, les députés RN ont rejeté en bloc toutes les mesures visant à une meilleure répartition des richesses.

Mais l’enjeu ne doit pas se limiter à sa dimension légale. Il est question d’infliger une défaite au bloc central et de prouver au pays qu’on ne gouverne pas sans conséquence à coup de 49.3 – tout en pointant les contradictions d’un RN qui se revendique comme l’outsider d’un système politique dont les Français se défient mais qui constitue sa bouée de secours.

Les hésitations des syndicats témoignent de la volonté de voir cette loi abrogée par les travailleurs. C’est peut-être avant tout cela que la gauche ne doit pas manquer. La réforme des retraites est déjà ressentie dans les corps et les esprits des travailleurs et des travailleuses du pays. Les interrogations morales sont importantes et doivent être posées, mais les années de vie, en bonne santé, de millions de travailleurs et de travailleuses, ne doivent pas être mises au second plan.

Voter ou ne pas voter avec le Rassemblement national ? La question avait déjà été soulevée à l’époque des motions de censure contre le gouvernement Borne. Elle avait notamment menée à une opposition des groupes parlementaires de gauche, ne rendant pas la réciproque aux votes des députés RN en faveur des motions déposées par les partis de l’ex-NUPES et du groupe régionaliste LIOT.

Voter avec le RN, dit-on, serait une faute morale, une faute politique et une erreur stratégique. En effet, la gauche proposera, à l’occasion de la niche insoumise, son propre projet d’abrogation d’ici un mois, ayant plus de chance d’être examiné au Sénat et de revenir à l’Assemblée en 2e lecture dans la niche parlementaire d’un groupe de gauche. Les groupes parlementaires de gauche de l’Assemblée et du Sénat avaient notamment permis, de cette manière, le vote de la proposition de loi visant à rétablir des tarifs réglementés de l’électricité.

Pourtant, la question du vote d’un texte RN ne devrait pas se limiter à de savants calculs politiques qui échapperaient aux partisans d’une abrogation immédiate. L’abrogation votée, au-delà des discours moralisateurs ou de la volonté d’accaparement institutionnel, représente l’une des rares possibilités d’exprimer une victoire sur un bloc central qui se maintient au pouvoir malgré ses faiblesses structurelles. Il s’agit d’afficher le caractère minoritaire de la coalition Barnier, et d’offrir l’expression d’une alternance qui, malgré la première place du NFP aux législatives, ne trouve pas la possibilité de se matérialiser au sein des instances représentatives. Or, incarner cette possible alternance suppose une construction politique et sociale autour de marqueurs forts.

Les retraites, la Sécurité sociale et les services publics sont des signifiants forts et fédérateurs. La gauche ne peut réitérer l’erreur de s’en passer, et leur défense n’engage aucune compromission avec un RN – qui, de son côté, n’hésite pourtant pas à s’allier périodiquement avec la gauche pour récolter le fruit d’une réputation populaire. Comment expliquer la dynamique en faveur de Jordan Bardella en 2024 alors même que les partis de gauche et les syndicats étaient en première ligne du conflit contre une réforme à l’impopularité record, qui aura marqué la période jusqu’à la dissolution ?

Ne pas voter les motions de censure avec RN n’aura pourtant eu aucun effet sur celui-ci, ni de marginalisation, ni de réduction de la taille de sa coalition électorale. A contrario, en refusant systématiquement de voter les motions de censure du RN, la gauche donne l’impression de préférer la tactique politicienne à la priorité politique des Français : dégager Macron. Or, la gauche patine électoralement. Elle se retrouve électoralement isolée, à la façon d’un bloc réfugié dans ses forteresses imprenables. Un bloc qui repose dorénavant en partie, aux élections intermédiaires, sur un vote issu de catégories diplômées, souvent déclassées, partageant un vécu urbain ou néorural. Elle se retrouve marginalisée au sein des anciens bastions ouvriers victimes des vagues de délocalisations – quand bien-même elle conserve ses principales banlieues « rouges » au prix d’un surinvestissement militant.

Ce sont pourtant les habitants et acteurs de ces anciens bastions perdus qui constituent le moteur de la vague lepéniste. Une vague accentuée en 2024 avec l’élargissement de l’électorat d’extrême droite à une partie du centre et de la droite, notamment dans les scénarios opposant les candidats RN à des candidats insoumis. Mais la force du parti d’extrême droite tient encore à sa posture d’outsider. Il parvient encore à tisser une chaîne d’équivalences entre des demandes issues des catégories populaires et des revendications qui émanent de secteurs de plus en plus bourgeois.

Il faudra certes plus qu’un simple vote pour faire éclater cette contradiction. Mais si une majorité de l’Assemblée rejetait la réforme des retraites, que cette question était mise à l’ordre du jour et que les tensions internes au RN s’accroissaient, la gauche ne pourrait-elle pas se servir de cette opportunité pour le fragiliser ? Défendre les intérêts du grand capital ou rétablir un rapport de force en faveur des travailleurs, le RN a pourtant déjà choisi : il s’agit de le pousser dans ses retranchements.  

Il ne sert à rien de s’agiter sur la façon dont le RN a permis à Michel Barnier de constituer un gouvernement si, en même temps, on ne peut se défaire de l’étiquette d’assurance-vie du libéralisme économique.

La question ne se limite cependant pas au simple impact qu’un vote aurait sur le RN. L’examen critique et pragmatique de la stratégie des partis composants le NFP ne peut déboucher sur autre chose qu’un constat d’échec : depuis 2012, aucun de ces partis n’aura freiné la trajectoire du parti lepéniste – malgré les slogans antifascistes ou les tentatives de dénonciation de son jeu de dupes en faveur du libéralisme. Un recentrement stratégique rationnel voudrait que la gauche se pose davantage la question de l’image qu’elle renvoie, de la posture qu’elle incarne aux yeux de l’électorat.

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La force du RN ne tient pas à des spectacles théâtraux sur les bancs de l’Assemblée : elle tient à ce que sa chaîne d’équivalences s’est construite progressivement, dans l’intimité des foyers des régions désindustrialisés du pays. La fin des grands ateliers, des usines et des corps intermédiaires – syndicats et partis de masse -, l’exode vers les métropoles, la désertification des services publics et des lieux publics de sociabilité, ont généré un puissant sentiment de déclassement et d’abandon. Dépendant des seules sociabilités permises dans cet espace atomisé, le travailleur de ces régions péri-urbaines noue des relations particulièrement fortes avec le patronat local – à l’égard duquel sa relation de dépendance, symbolique comme matérielle, ne fait que s’accroître.

C’est à l’aune de ces transformations que l’on comprend la perméabilité du discours frontiste, centré sur la valorisation de l’autochtonie et de de l’effort (avec une tonalité anti-assistanat) : il permet de tisser une chaîne d’équivalences entre des segments sociaux hétérogènes. La situation du salariat français, en plein déclassement, conjugué à l’absence de considérations des pouvoirs publics, ne peut que créer un terreau propice à la défiance envers tout ce qui sort de ces cercles sociaux. « Marine » et « Jordan » deviennent, presque par défaut, la seule porte de sortie, de changement, d’alternance offerte à des individus cherchant à garantir leur dignité dans un contexte politique douloureux.

Est-ce que s’abstenir ou voter contre le projet d’abrogation du RN changera quoique ce soit à cet état de fait ? Il serait naïf d’en attendre quoi que ce soit. À l’inverse, voter pour ce projet d’abrogation aura-t-il des conséquences notables, notamment sur l’aile libérale du RN ? Rien n’est moins sûr. Mais l’enjeu est finalement ailleurs.

Peu de Français ont le luxe de s’intéresser aux manœuvres floues du jeu parlementaire. L’intérêt réside essentiellement dans ce que cela peut offrir à la gauche. Ce projet est avant tout la possibilité de rompre avec l’image d’une alliance de survie avec le centre, issue d’un « front républicain » opéré depuis plusieurs présidentielles et législatives. Il ne sert à rien de s’agiter sur la façon dont le RN a permis à Michel Barnier de constituer un gouvernement si, en même temps, on ne peut se défaire de l’étiquette d’assurance vie du libéralisme économique.

Il faut rendre possible la diffusion, au sein de l’espace social populaire déclassé, d’une alternative de gauche agissant comme un recours face aux politiques néolibérales, sans ambiguïté ni compromis, et avec la même dévotion qu’elle affiche sur le terrain de la lutte antifasciste. Sur le sujet des retraites, l’opposition de la gauche et sa mobilisation dans la rue offre d’ailleurs une occasion de rappeler son engagement pour la défense des conquêtes sociales – et en miroir, la posture mensongère du RN. À force de considérer le centre comme un moindre mal et en se refusant de prendre les succès où ils sont, à coup de surinterprétations stratégiques ou de discours moralistes, la gauche prend le risque d’être emportée par les futurs échecs d’un centre qui n’a eu de cesse de détruire le pays. 

Il faut par ailleurs rappeler que le vote pour l’abrogation ne se fera pas sans les voix des députés de gauche, plus nombreuses que celles du RN : elle pourrait, à bon droit, proclamer qu’elle aura permis cette victoire. Et quand la proposition de loi présentée dans la niche insoumise du 28 novembre reviendra à l’Assemblée en 2e lecture, il s’agirait alors de mettre le RN au pied du mur : ses députés assument-ils l’opposition à la réforme, ou la proposition du 31 octobre n’était-elle qu’un écran de fumée ? La réponse semble déjà indiquée. S’il n’y a qu’une force politique qui défend réellement les intérêts des travailleurs et des travailleuses, elle ne doit pas perdre une opportunité de le rappeler. Le temps est compté.