L’émergence de la Chine comme créancier majeur des pays en développement est un phénomène de plus en plus structurant pour l’économie mondiale. Les investissements chinois ont longtemps porté sur l’extraction de matières premières, avant d’évoluer vers des projets d’infrastructures à partir de 2013 et le lancement des « Nouvelles routes de la soie ». Dès lors, la Chine a développé un récit et des éléments de langage particuliers, lui permettant de se présenter en alternative crédible au système financier occidental (FMI, Banque mondiale). Elle s’appuie sur de nouveaux instruments financiers, des partenariats dits « sud-sud » et un principe affiché de non-ingérence politique qui a séduit de nombreux pays en développement. Si la Chine leur offre bien une alternative avantageuse aux institutions de Bretton Woods, les chaînes de la dette n’en sont que plus redoutables sur le long terme.
Le récit chinois
La dernière décennie a vu la Chine assumer de manière croissante son statut de grande puissance. La crise financière de 2008 a été perçue par la Chine comme une faillite du système occidental et une opportunité de prouver la supériorité de son système auprès des pays durement touchés. L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping fin 2012 a mis un coup d’accélérateur à cette tendance.
Le projet des Nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative – BRI) s’est accompagné, dans le discours officiel chinois, de slogans tels que le « destin commun pour l’humanité », dans le cadre d’un « siècle chinois ». La Chine s’est dès lors présentée comme un leader bienveillant pour les pays en développement, en s’appuyant sur un discours de plus en plus critique de l’Occident en général et des États-Unis en particulier.
À l’inverse du cadre posé par l’OCDE ou le Club de Paris, Pékin favorise les négociations bilatérales, mettant en avant une « coopération Sud-Sud ».
Au service de cette stratégie, Pékin propose à ses partenaires des « partenariats gagnant-gagnant », qu’elle oppose aux méthodes de « jeu à somme nulle » des États-Unis. Elle met également en avant les « solutions chinoises » qui sont à l’origine d’une spectaculaire victoire contre la grande pauvreté en Chine, et invite d’autres pays émergents à s’en s’inspirer pour leur propre développement – sans pour autant chercher à les imposer.
Ce dernier point est crucial pour comprendre l’approche chinoise des relations bilatérales. Contrairement aux investissements occidentaux et aux prêts accordés aux pays en développement par le FMI, les prêts chinois ne sont généralement accompagnés d’aucune conditionnalité. Là où le FMI incite à des « réformes structurelles » et à la mise en place de « méthodes de bonne gouvernance », Pékin a fait du principe de non-ingérence la pierre angulaire de ses relations bilatérales. Un principe prisé dans l’hémisphère sud, où l’on garde de mauvais souvenirs de l’interventionnisme, et où les politiques de sanctions économiques se font durement sentir.
Bien sûr, ces déclarations d’intention n’empêchent pas Pékin de s’ingérer de manière discrète dans la vie politique de ses partenaires économiques (Philippines, Maldives…) lorsqu’elle a l’ascendant ; ni d’user de méthodes commerciales coercitives, qui s’apparentent à des sanctions qui ne disent pas leur nom. Mais pour l’heure, ces pratiques ne se révèlent pas systématiques, et permettent encore à la Chine de se distinguer des méthodes du FMI et de la Banque mondiale.
Les nouveaux outils financiers de la Chine
L’initiative Belt and Road est venue répondre à un besoin considérable d’investissements dans les infrastructures de nombreux pays, en Afrique, en Asie centrale, jusqu’en Europe de l’Est. Cette approche a été d’abord perçue positivement par de nombreux pays dont la difficulté est souvent de sortir de leur dépendance aux matières premières.
Alors que le projet célèbre sa première décennie, le bilan apparaît néanmoins contrasté. La Chine a indéniablement étendu son influence par le biais de ses investissements et d’un ensemble d’outils de smart power. En revanche, le sentiment antichinois a également gagné du terrain dans de nombreux pays, y compris les plus proches de la Chine (Pakistan, Zambie), où les pratiques des entreprises chinoises ont été particulièrement mal reçues : opacité, corruption, surcoûts, absence d’impact sur l’emploi local, etc.
De nombreuses institutions financières appuient les entreprises chinoises dans le cadre de l’initiative Belt and Road : la Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures, créée en 2016, dont sont membres 106 pays, parmi lesquels 26 européens, et le Silk Road Fund. Ces banques viennent s’ajouter à la Banque chinoise d’investissement et à la Banque chinoise d’import-export. L’ensemble de ces organisations financières sont placées sous la tutelle du département d’Etat de la République Populaire de Chine et répondent aux besoins du programme chinois d’aide publique au développement.
Ce programme n’est pas régulé par les protocoles habituels de l’OCDE et du club de Paris, car Pékin favorise les négociations bilatérales avec les pays bénéficiaires de ces aides, considérant toujours qu’il s’agit de « coopération Sud-Sud ». Cette implication directe de l’État chinois s’accompagne d’objectifs politiques de long terme. À l’inverse des investisseurs privés, pour qui la maximisation du profit demeure l’unique boussole, les institutions sous influence chinoise se permettent de soutenir des projets dont la rentabilité n’est pas certaine – ce qui renforce leur hégémonie sur le long cours.
De même, la Chine est un moteur de la banque des BRICS, dont l’ex-présidente brésilienne Dilma Rousseff a pris la direction début 2023. Alors que les BRICS, regroupant cinq économies dites émergentes (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), a longtemps été considéré comme un forum informel sans grande profondeur stratégique, la guerre en Ukraine lui a conféré un second souffle. Face au risque de sanctions américaines, un nombre croissant de pays affiche leur volonté de rejoindre les BRICS, de réduire leur dépendance au dollar et réaliser leurs échanges bilatéraux dans leurs monnaies souveraines, ce qui coïncide avec les intérêts chinois. L’élargissement des BRICS à six pays (Arabie Saoudite, Iran, Emirats Arabes Unis, Argentine, Égypte, Éthiopie) démontre un intérêt certain pour de nombreux pays dits émergents – mais il est trop tôt pour savoir quel sera l’impact réel sur une éventuelle dédollarisation du commerce international.
Le piège de la dette au service d’une volonté hégémonique chinoise ?
Les méthodes chinoises d’investissements et de prêts bilatéraux font l’objet de critiques récurrentes : Pékin aurait des pratiques financières prédatrices et chercherait à tendre un piège de la dette à ses partenaires par le biais de taux anormalement élevés et de clauses léonines. Par ailleurs, ces prêts, accordés de manière peu transparente, seraient accompagnés de pratiques de corruption de représentants politiques. La Chine est en outre soupçonnée de vouloir refermer le piège de la dette sur des pays faibles dans l’objectif d’obtenir des concessions politiques, voire territoriales.
L’épisode du Sri Lanka est à cet égard emblématique. Surendetté, le Sri Lanka avait été contraint, en 2018, de céder le contrôle de son port commercial de Hambantota à son créancier pour une durée de 99 ans, en échange d’une restructuration de dette. Cet épisode, s’ajoutant à l’ouverture d’une base militaire chinoise à Djibouti (2017), avait laissé craindre que la Chine n’utilise le « piège de la dette » pour militariser des ports commerciaux qu’elle a préalablement financés. Une crainte particulièrement ressentie en Inde, encerclée par ce qu’elle perçoit comme un « collier de perles » de ports commerciaux financés par la Chine : Gwadar au Pakistan, Kyaukphyu en Birmanie, Chittagong au Bangladesh…
La forte médiatisation du cas sri lankais a mis l’accent, à juste titre, sur le rôle joué par la Chine dans la déprédation du pays… en passant soigneusement sous silence le rôle des créanciers occidentaux
De manière générale, les États-Unis et certains de leurs alliés craignent que les prêts chinois ne servent à réaliser d’autres scénarios similaires à Hambantota, à mesure qu’un nombre grandissant de pays sont identifiés comme dangereusement dépendants de la Chine : Kenya, Zambie, Sri Lanka, Pakistan, Laos, Argentine… Cette dernière, tristement célèbre pour son histoire avec le FMI, se tourne de manière accrue vers les financements chinois. Son endettement l’a menée à céder l’accès à Pékin d’une station de recherche spatiale en Patagonie, soulevant des craintes, à Washington, d’une présence militaire chinoise dans le cône Sud.
Les investissements sont également utilisés par la Chine comme un levier pour obtenir la reconnaissance internationale de certains États au détriment de Taïwan, notamment en Amérique centrale et dans le Pacifique. Cette critique peut toutefois se retourner contre Taipei, également coutumière de la diplomatie du chéquier pour conserver quelques rares reconnaissances de sa souveraineté (13 Etats seulement). Les États qui ont le plus récemment changé de position vis-à-vis de Taïwan sont le Honduras en 2023, avec qui la Chine a ouvert des négociations d’un traité de libre-échange, le Nicaragua en 2021, qui a rejoint la Belt and Road Initiative pour l’occasion, et les îles Solomon en 2019, qui viennent de passer un accord sécuritaire avec Pékin.
Pékin souffle le chaud et le froid
S’il ne fait aucun doute que la Chine, comme toute grande puissance, cherche à détrôner les autres et à accroître son influence internationale, cette dynamique doit être mise en rapport avec les tensions grandissantes avec l’Occident. Dans le cadre des conflits larvés qui opposent les deux blocs, la médiatisation tous azimuts des pratiques prédatrices chinoises ne donne qu’un aperçu partiel de la situation. Le cas du Sri Lanka est un cas d’école. Sa forte médiatisation a mis l’accent, à juste titre, sur le rôle joué par la Chine dans la déprédation du pays… en passant soigneusement sous silence le rôle des créanciers occidentaux, auprès desquels le pays est également fortement endettée, qui rechignent tout autant à faire des concessions en la matière.
Confrontée à de nouvelles réalités économiques (ralentissement de sa croissance, vieillissement, volonté politique de dynamiser le marché intérieur), la Chine n’a par ailleurs aucun intérêt à ce que les dettes qu’elle possède ne soient pas honorées. Ainsi, le niveau d’IDE chinois s’est sensiblement tari à partir de 2018, avant de chuter depuis 2020. La prudence semble désormais de mise, bien loin des financements abondants de la période 2000-2018, ce qui s’explique autant par le contexte international que par les évolutions politico-économiques internes à la Chine.
Par ailleurs, en réponse aux graves difficultés financières rencontrées par les pays en développement durant la pandémie de COVID-19, la Chine s’est montrée ouverte à des restructurations de dette, en particulier sur le continent africain. Elle s’est ainsi jointe à l’initiative DSSI (Debt Service Suspension Initiative), dans le cadre du G20, sous l’impulsion du président sud-africain Cyril Ramaphosa et à l’appel du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed. En participant à cette initiative, portée par le Club de Paris et la Banque mondiale, la Chine a accepté un processus multilatéral qui tranche avec ses pratiques discrétionnaires habituelles. Sa présence a également rappelé le changement du rapport de force sur le continent, la Chine détenant désormais 21% de la dette publique des Etats africains.
Certaines banques chinoises privées fortement détentrices de dette africaine n’ont cependant pas participé à cette initiative, faisant l’objet d’accusations par les membres du G7 de vouloir limiter sa portée. Les États-Unis, de leur côté, ne s’étaient pas non plus empressés d’accepter les demandes de restructuration de dette. En dépit de cette rivalité sino-américaine sous-jacente, différents accords de restructurations ont été passés, dans le cadre de la DSSI et sous l’égide du FMI et du groupe de Paris, entre la Chine et certains pays africains, notamment la Zambie en juillet 2023. Cet épisode démontre qu’en dépit de sa volonté de refaçonner le système international selon ses intérêts, la Chine est toujours capable de jouer le jeu du multilatéralisme classique pour soigner son image et se présenter comme un interlocuteur responsable.
Ces quinze dernières années, la Chine est devenue un acteur financier majeur dans les pays en développement : une évolution qui, en Occident, a été analysée sous sa seule dimension prédatrice. Si les accusations de volonté hégémonique chinoise sont en partie fondées, il serait réducteur d’oublier que la Chine s’engouffre dans un manque d’investissements dans les infrastructures. Cet état de fait ne peut que pérenniser le statut de la Chine comme créancier des pays en développement… et tisser autour des plus vulnérables de nouvelles chaînes de la dette.