Dans quelques jours, le 11 avril 2021, se jouera au Pérou le premier tour d’une élection générale, présidentielle et législative, dont l’issue est plus que jamais incertaine. Si l’indécision est chose courante au Pérou, le niveau de fragmentation politique dans lequel se trouve aujourd’hui le pays est inédit. Alors que l’élection en 2016 du libéral Pedro Pablo Kuczynski (souvent abrégé PPK) à la présidence de la République illustrait pour certains le maintien du pays sur le chemin de la stabilité politique et économique, l’incertitude politique, sociale et économique qui accompagne l’entrée du pays dans son bicentenaire vient rappeler que les cinq années du « gouvernement de luxe » promis par PPK ont été les plus instables de ces dernières décennies.
Si la crise sanitaire occupe aujourd’hui une place centrale dans les préoccupations de la population, le Pérou étant l’un des pays au monde comptant le plus de morts par milliers d’habitants, les conséquences des crises politiques et scandales de corruption qui se sont multipliés tout au long de ces cinq années restent encore vives. C’est en grande partie autour de la question du renouvellement politique que se joue cette élection ; à celle-ci s’ajoute le redressement économique d’un pays déjà en prise à un ralentissement depuis plusieurs années – ralentissement qui s’était traduit par une augmentation de 1% de la pauvreté monétaire en 2017 et une légère augmentation, de 0,1% en 2019, de la pauvreté « extrême ». L’augmentation de 8% de la pauvreté monétaire en 2020[1], la perte d’environ 3 millions d’emplois et l’augmentation du travail informel à 75%[2], conséquences de long mois de confinement, n’ont fait que renforcer l’importance de la question économique dans le débat électoral.
À l’inverse des campagnes précédentes, Keiko Fujimori a dû mobiliser le noyau dur de l’électorat fujimoriste en s’inscrivant à nouveau dans la droite ligne de son père, Alberto, président entre 1990 et 2000, aujourd’hui en prison pour corruption et violations des droits de l’Homme.
La première conséquence des crises qui se sont succédé ces cinq dernières années est l’effondrement du fujimorisme : Keiko Fujimori, impliquée dans des affaires de financements illégaux de campagne, qui était arrivée très largement en tête des suffrages lors du premier tour de 2016 avec 39% des votes, plafonne aujourd’hui aux alentours de 9%[3] dans les enquêtes d’opinion[4]. À l’inverse des campagnes précédentes, Keiko Fujimori a dû mobiliser le noyau dur de l’électorat fujimoriste en s’inscrivant à nouveau dans la droite ligne de son père, Alberto, président entre 1990 et 2000, aujourd’hui en prison pour corruption et violations des droits de l’Homme. À l’encontre d’une stratégie de dédiabolisation employée en 2016 qui l’avait amenée à prendre certaines distances avec la figure paternelle et à ne pas s’exprimer sur le possible recours à l’amnistie présidentielle, Keiko Fujimori a cette fois-ci largement fait campagne en s’inscrivant dans la continuité de son père, reprenant notamment son slogan de la « main dure »[5], contre la corruption et la délinquance.
La décomposition du fujimorisme, objet de convoitises électorales
La forte chute de Keiko Fujimori et de Fuerza Popular dans les intentions de vote profite à de multiples candidatures de droite. C’est dans cette pêche aux électeurs fujimoristes que Rafael Lopez Aliaga (RLA) s’est taillé un espace politique au cours de la campagne. Millionnaire membre de l’Opus Dei, RLA est probablement la figure la plus à droite de l’échiquier politique péruvien. Proche de l’ancien maire de Lima, Luis Castañeda Lossio, il a bénéficié d’une importante couverture médiatique offerte par la chaîne de télévision Willax, propriété de Ernesto Wong, millionnaire ayant financé à plusieurs reprises les campagnes de Keiko Fujimori. Ses prises de position radicales à l’encontre de l’avortement ou de la « théorie du genre » lui permettent de capitaliser sur le vote et les importantes mobilisations conservatrices du mouvement Con mis hijos no te metas [6] qui avait obtenu fin 2016, avec le vote fujimoriste au Parlement, la tête du ministre de l’Éducation Jaime Saavedra pour avoir intégré les études de genre dans les programmes scolaires. Passant, dans les enquêtes d’opinion, d’environ 2% en janvier à 7% en février puis 9-10% en mars-avril, RLA arrive en tête pour le moment, principalement chez les électeurs les plus aisés qui sont entre 15% et 17% à lui accorder leur préférence, contre seulement 8% pour les classes moyennes et 4% chez les électeurs les plus populaires[7]. Sa piètre performance oratoire lors du débat télévisuel organisé par le Juge National Électoral ainsi que des accusations de non-paiement d’importantes dettes fiscales semblent cependant lui coûter un certain nombre d’appuis, ce dont pourrait profiter Hernando de Soto.
De Soto est le second candidat à tenter de s’illustrer auprès des électeurs fujimoristes. Soutien de campagne de Keiko Fujimori en 2011 et 2016, il avait conseillé Alberto Fujimori dans l’adoption du plan d’ajustement structurel réalisé en 1990. Jouant sur sa figure d’économiste-technicien, la même qui fut largement mobilisée par Kuczynski pour son élection en 2016, De Soto bénéficie pour le moment d’un soutien parmi les électeurs les plus aisés du pays. Celui dont le fonds de commerce intellectuel depuis plusieurs décennies est l’informalité et la promotion d’un capitalisme populaire tire son principal support des jeunes électeurs (avec 18%, il arrive en tête chez les électeurs ayant entre 18 et 24 ans), à Lima ou à Arequipa, ville historiquement assez aristocratique dont il est originaire. Il ne bénéficie en revanche que de très peu d’attention (3%) de la part des électeurs les plus pauvres du pays[8].
La confiance croissante dans les enquêtes d’opinion accordée à Hernando de Soto doit également à l’impressionnante chute de popularité que connaît George Forsyth, présenté depuis des mois comme favori des sondages alors même que les préoccupations pour l’élection présidentielle ne dépassaient guère les cercles intellectuels, politiques et médiatiques. Celui qui fut gardien de but de l’équipe de football de Alianza Lima a souffert de l’entrée de Hernando de Soto dans la campagne électorale, passant de 14,7% des intentions de vote en décembre 2020 à 8% fin mars. Bien qu’il provienne d’une famille de diplomates, son profil de footballeur de l’un des clubs les plus appréciés du pays, situé dans le district populaire de La Victoria dont il fut conseiller municipal puis maire, lui permet d’avoir un appui assez large dans la population. Son immersion sur la scène politique nationale a par ailleurs bénéficié d’une importante couverture médiatique, lors de ses premiers pas en 2018 comme maire de La Victoria, prenant des accents de show-business au moment de son mariage la même année avec l’actrice Vanessa Terkes. Se faisant l’unique figure du renouvellement politique contre la « mismocracia de siempre » (le gouvernement des mêmes de toujours), Forsyth a prêté le flanc à la critique en accueillant dans ses rangs des figures qui n’ont rien du renouvellement politique, comme Carlos Bruce qui fut ministre et député à plusieurs reprises, et l’un des ultimes soutiens de PPK.
La lutte pour l’électorat populaire et rural
La chute dans les enquêtes d’opinion de George Forsyth, contraint au passage de « péruaniser » son nom de famille en « Forsay » dans les affiches de campagne électorale, correspond pour une autre part à la croissance des intentions de vote pour Yohnny Lescano. Provenant de Acción Popular, l’un des plus anciens partis politiques péruviens encore en lice dans les élections, Lescano affiche un profil particulier : député de longue date de Puno, il fait partie des figures « provinciales » de ce parti traditionnel et liménien[9] et a été l’un des rares députés de ce parti à voter contre la censure du président Martin Vizcarra en novembre 2020 (censure à la suite de laquelle le député de Acción Popular Manuel Merino avait effectué un bref intérim à la présidence de la République, avant d’être contraint à la démission par d’importantes manifestations populaires). C’est, d’une certaine manière, cette position particulière qui permet à Lescano de jouer sur deux tableaux. D’un côté celui du candidat populaire soutenant un changement de Constitution, notamment sur le « chapitre économique » de la Constitution de 1993 qui consacre le rôle subsidiaire de l’État péruvien ainsi que l’indépendance de la Banque Centrale, mais aussi sur le sujet de la régulation publique des taux d’intérêt ou de la renégociation des contrats miniers. D’un autre, Lescano bénéficie de la dynamique électorale qu’a connue Acción Popular ces dernières années, à Lima notamment, bien que les intentions de vote en sa faveur s’y soient effritées ces dernières semaines.
Veronika Mendoza, candidate de la gauche, rappelle que ses propositions de création d’un impôt sur la fortune et d’octroi de deux subsides monétaires d’environ 150 euros s’inscrivent dans la lignée de suggestions du FMI pour diminuer la pauvreté.
Si Lescano fait figure de candidat « populaire » au sein d’un parti traditionnel, il joue également de son ancrage politique à Puno pour conquérir le vote des régions andines du sud du Pérou. Ces régions affichent parmi les plus importants niveaux de pauvreté et représentent traditionnellement des bastions électoraux de la gauche. Veronika Mendoza, « surprise » de l’élection de 2016, est l’une des figures en course pour la conquête des votes du Sud. Native de Cusco, elle a fortement bénéficié du soutien de ces régions en 2016 et demeure, d’après les dernières enquêtes du 4 avril, la seconde candidate préférée des électeurs de la macro-région Sud (avec 13%, derrière le candidat Pedro Castillo, mais devant Lescano). Les prestations remarquées de Mendoza dans les deux principaux débats télévisés, et sa stratégie de dédiabolisation de son plan économique – rappelant par exemple que ses propositions de création d’un impôt sur la fortune et d’octroi de deux subsides monétaires d’environ 150 euros s’inscrivent dans la lignée de suggestions du FMI pour diminuer la pauvreté – lui ont par ailleurs permis de gagner en popularité au sein de l’électorat liménien. Dans la capitale, elle est passée de 5,6% d’intentions de vote en février à près de 10% fin mars.
Toutefois, et comme en 2016, la candidature de Veronika Mendoza pourrait être désavantagée par l’émergence de candidatures à sa gauche : cette fois encore, c’est un candidat originaire de Cajamarca, terres andines du Nord fortement organisées autour des « rondes paysannes » et des syndicats d’enseignants du secteur public, lieu d’importantes mobilisations contre le projet minier Conga au tournant des années 2010-2012, qui pourrait empêcher Mendoza d’accéder au second tour. Si en 2016 le score surprise de 4% de Gregorio Santos, ancien gouverneur régional de Cajamarca, avait probablement joué contre Veronika Mendoza, c’est cette fois-ci la figure de Pedro Castillo, ancien leader syndicaliste enseignant, qui connaît une fin de campagne favorable, puisqu’il passe de 2,4% en février à 6% dans la dernière enquête de l’Institut d’Études Péruviennes.
En définitive, alors que l’indécision reste, comme souvent au Pérou, de mise, c’est la fragmentation politique qui marque cette campagne électorale. Tout demeure aujourd’hui encore incertain, puisque les cinq voire six candidats se tiennent dans le mouchoir de poche des marges d’erreurs sondagières. En revanche, la campagne marque certaines dynamiques : une recomposition politique à droite autour de Lopez Aliaga et De Soto, mais également autour du maintien d’un noyau dur de fidèles du fujimorisme – électorat plus populaire et rural (dans le nord du pays) que celui d’Aliaga et De Soto – ; un vote populaire fortement disputé entre Lescano, Mendoza et, aujourd’hui, Castillo ; et enfin, la forte perte de dynamisme de la candidature de Forsyth qui, bien que toujours en mesure de passer au second tour, ne sera pas le président-messie que certains espéraient.
Du côté des principaux perdants de cette campagne : Daniel Urresti, César Acuña et Julio Guzman qui n’auront, chacun pour des raisons différentes, pas réussi à faire partie des principaux protagonistes, eux dont les organisations politiques avaient pourtant réalisé des scores importants aux législatives de janvier 2020. Si Urresti et Guzman peuvent encore espérer se maintenir au-dessus de la « barre » des 5%[10], le Partido Morado de Julio Guzman semble avoir souffert de la présidence intérim compliquée à laquelle a dû s’attacher l’une de ses principales figures, Francisco Sagasti, suite à la démission de Manuel Merino en novembre.
En tout état de cause, la forte fragmentation politique que l’on observe aujourd’hui aura un impact non négligeable sur l’élection, en un seul tour, du prochain parlement. L’équilibre des forces entre les divers groupes politiques s’y montrera probablement aussi instable qu’aujourd’hui, ce qui rendra la tâche du nouveau président, ou de la nouvelle présidente, particulièrement ardue.
Notes :
[1] https://gestion.pe/economia/la-pobreza-en-peru-subio-entre-8-y-10-por-el-covid-19-segun-el-midis-nndc-noticia/?ref=gesr
[2] https://elcomercio.pe/economia/en-el-peru-casi-8-de-cada-10-empleos-son-informales-noticia/
[3] Les chiffres d’intentions de vote mentionnés ici sont ceux publiés fin mars et début avril par l’Institut d’Études Péruviennes. Si les chiffres varient en fonction des entreprises de sondage, les dynamiques sont relativement similaires, notamment avec les enquêtes de Ipsos Pérou.
[4] Ce qui, au regard de l’importante fragmentation des intentions de vote, ne l’empêcherait pas nécessairement d’accéder au second tour.
[5] Sans rentrer ici dans le détail, Alberto Fujimori est régulièrement présenté, par ses défenseurs, comme celui qui a réussi à mettre un terme au mouvement maoïste du Sentier Lumineux, auteur tout au long des années 1980-1990 de nombreux et meurtriers assassinats. Si cet état de fait est largement contesté, Alberto Fujimori est aujourd’hui en prison pour son soutien à la création du groupe paramilitaire Colina auteur de plusieurs assassinats ciblés, de syndicalistes et étudiants qui n’avaient rien à voir avec le Sentier Lumineux.
[6] Ne touche pas à mes enfants ; ne te mêle pas de mes enfants.
[7] Enquête de l’IEP de fin mars 2021.
[8] Enquête de l’IEP du 04 avril 2021.
[9] Le maire actuel de Lima, Jorge Muñoz, est membre de Accion Popular.
[10] La Valla electoral de 5% détermine, pour les organisations politiques, leur accès au parlement mais aussi le maintien ou non de leur inscription électorale, formalité nécessaire pour présenter des candidatures aux élections.