POLANYI, LA « GRANDE TRANSFORMATION » : DE L’ÉCONOMIE À LA SOCIÉTÉ (NÉO)LIBÉRALE

© Aitana Pérez pour LVSL

Historien et anthropologue de l’économie, Karl Polanyi publiait en 1944 sa grande œuvre La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Il s’agit pour lui de comprendre comment l’économie de marché a cherché à s’étendre à toute la société, à partir de la Révolution industrielle jusqu’à l’avènement du fascisme. Polanyi pourfend le mythe d’un marché spontané et auto-régulé, démontrant que le capitalisme est le fruit d’une construction politique, qui a nécessité des siècles de législation et d’institutionnalisation. Refusant la dichotomie entre libre marché et interventionnisme étatique, le second étant la condition du premier, il offre de précieuses clefs de lecture pour comprendre le néolibéralisme. Le Vent Se Lève revient sur le regard de ce penseur critique de l’économie libérale et de ses prétentions hégémoniques.

Polanyi publie La Grande Transformation alors que les feux de la Seconde Guerre mondiale n’ont pas encore cessé. Face à la violence des conflits guerriers et politiques, il ressent l’impératif de chercher l’origine de cette instabilité pour éviter la reproduction d’une telle situation. Il voit dans la naissance et le développement du libéralisme économique l’origine de la crise mondialisée des années 30, une « grande transformation » qui, en radicalisant ses principes, a conduit au fascisme.

Le système politico-économique dont il prétend définir l’organisation est construit autour de quatre composantes. Au premier chef figure le marché autorégulateur, puis l’équilibre international des grandes puissances, l’étalon-or de la monnaie et l’État libéral. Ces quatre facteurs apparaissent comme de véritables institutions étroitement liées, qui ont servi de piliers à ce qu’il appelle la civilisation du XIXème siècle.

Aujourd’hui encore, nous pouvons mesurer le poids de cette tradition dans le champ politique, à la manière dont certains libéraux s’insurgent contre la moindre remise en cause du dogme de la non-intervention de l’État dans l’économie, contre les manipulations de la masse monétaire, en somme contre les atteintes à l’autorégulation des marchés.

Le système économique du libéralisme a tenu pendant un siècle autour de quatre facteurs étroitement imbriqués : dès que l’étalon-or a été abandonné, l’édifice entier du libre-marché s’est effondré, entraînant le monde entier dans la crise.

Face à l’échec de la promesse du libéralisme de maintenir la stabilité politique et économique à l’échelle nationale et mondiale en 1929 comme plus récemment en 2008, il est crucial de voir comment s’est développée l’hégémonie de ce système au détriment des économies précédentes, et comment sa faillibilité « congénitale » aurait mené à la naissance d’autres économies politiques alternatives excluantes : le socialisme et le fascisme. Tout l’enjeu des travaux de Polanyi est de montrer que, dès le début de sa mise en place, la généralisation du marché autorégulateur prônée par les économistes classiques depuis Adam Smith était « purement utopique », et que cette folie ne pouvait que détruire l’homme et la nature.

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Adam Smith, auteur de la Richesse des Nations, gravure de John Kay (1790) ©Photographie conservée dans la Library of Congress

Refuser la naturalisation du libéralisme économique

Depuis les idées du philosophe écossais Adam Smith – qui est par ailleurs en voie de réhabilitation du fait de son soutien aux coalitions ouvrières de son siècle, mais reste le père fondateur du libéralisme économique – l’économie se réduit à l’échange entre individus dans un espace donné, dont le marché est la forme essentielle. Selon ses mots, l’homme a naturellement une « propension à échanger bien contre bien, bien contre service, chose contre autre chose » [1], ce qui justifie la généralisation de l’économie de marché à la société toute entière. L’auteur de la Richesse des nations fait ainsi de la recherche du profit individuel, qui caractérise le modèle du marchand, une fatalité anthropologique. En systématisant cette propension à l’échange, Smith explique alors la spontanéité de l’apparition des marchés de manière simplifiée, sans se préoccuper de la réalité historique. Les premiers hommes auraient ainsi fatalement eu recours au modèle du troc pour échanger leurs ressources en surplus.

Néanmoins, ces hypothèses sur la nature mercantile de l’homme sont réfutées par Polanyi à l’aide des apports de chercheurs en anthropologie sociale et en histoire des premières civilisations. L’un d’eux, Bronislaw Malinowski, chercheur polonais considéré comme l’un des pères de l’ethnologie, s’appuie sur des études ethnographiques pour insister sur la nécessité de « discréditer une fois pour toutes [la notion] de l’Homme économique primitif que l’on rencontre dans quelques manuels d’économie politique » [2]. L’exemple de l’observation des indiens trobriandais oblige en effet à refuser de réduire l’économie à la seule institution marchande et au seul motif du profit.

Le marché et la dynamique du profit n’ont toujours rempli qu’un rôle restreint dans la vie économique des hommes, avant que les théoriciens modernes ne forgent artificiellement le mythe fondateur du libéralisme.

Suivant les études de terrain de Malinowski réalisées dans l’archipel des îles Trobriand de Mélanésie, Polanyi définit trois autres types d’économies, outre l’économie de marché. L’économie de « réciprocité » fonctionne sur le principe selon lequel ce qui est donné aujourd’hui sera compensé par ce qui sera donné demain. Elle se fonde sur le principe de symétrie, qui permet l’action du don et du contre-don. Par exemple dans la récolte des ressources aux îles Trobriand, à chaque village côtier de pêcheurs de poissons correspond un village de cueilleur de fruits de l’arbre à pains à l’intérieur des terres.

Quant à l’économie de « redistribution » (redistributive economy), elle se retrouve plutôt dans les structures politiques qui comportent un chef, et se fonde sur le principe de centralité (centricity). Chez les Trobriand, les chefs locaux remettent au chef de l’île le produit de la chasse ou de la cueillette de leur village, emmagasiné près de sa demeure à la vue de tous. Au-delà de la distribution équitable que cela permet, ce stockage commun fournit les ressources nécessaires à l’organisation de festivités, du commerce avec l’étranger, et de constitution de réserves de guerre.

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Bronislaw Malinowski avec des habitants des îles Trobriand, octobre 1918 ©Collections de la London School of Economics Library

Le troisième type d’économie se retrouve plus près de l’Occident. Il s’agit de « l’administration domestique » (householding) dont l’exemple type est le domaine grec (oikos), ou bien le manoir seigneurial de la société féodale. Son modèle est le « groupe clos ». Elle se fonde sur un principe autarcique, le but étant de subvenir aux besoins de sa famille ou de ses sujets par la production agricole du territoire. Ainsi, l’examen anthropologique permet de distinguer trois formes d’économies qui ne sont pas réductibles au troc : la tendance à la recherche du profit serait une invention sociale bien plus récente que ce qu’affirmaient les économistes classiques.

En plus de réfuter cette prétendue véritable nature de l’homo œconomicus – faire le moindre effort et réaliser le plus de profit –, Polanyi s’attaque au préjugé selon lequel il aurait existé naturellement un marché unifié, libre et concurrentiel. L’analyse historique des lois et des normes qui restreignent les marchés permet en effet de souligner qu’ils sont systématiquement régulés, n’en déplaise à Adam Smith. Un marché est, en effet, toujours strictement localisé, « contenu » (contained) dans la société au sens propre comme au sens figuré, c’est-à-dire à l’intérieur de la société et sous la juridiction de sa coutume, enveloppé par elle et empêché de se développer. Par exemple, dans les centres urbains médiévaux, le marché des productions agricoles locales réglementait « la publicité obligatoire des transactions et l’exclusion des intermédiaires, méthodes propres à contrôler le commerce », tandis que le commerce au long cours de produits non périssables était interdit d’accès au marché local. En ce qui concerne les produits manufacturés, ils étaient gérés par les corporations de métiers, et sur le marché local, « la production était réglée en fonction des besoins des producteurs : elle était limitée à un niveau rémunérateur. » Tout marché était réduit à un niveau non concurrentiel par les règles des habitants des bourgs.

Le marché national ne naît que par une décision arbitraire aux XV-XVIème siècles, lorsque « l’action délibérée de l’État impose le système mercantile contre le protectionnisme acharné des villes et des principautés ». Dès lors que l’État-nation force son territoire à embrasser la doctrine du mercantilisme, ce qui signifie pour ce premier le développement d’une centralisation bénéfique. C’est un véritable « deus ex machina » économique qui a lieu dans des territoires où jusque-là seules les cités décidaient des règles du marché. Cependant, l’union des marchés locaux qui prit en France la forme de la généralisation des corporations de métiers sur tout le territoire du pays n’alla pas sans poursuivre la politique des villes médiévales, qui avaient l’intuition qu’il fallait empêcher les monopoles et réglementer la concurrence. Quelle que fût la forme d’économie choisie par les sociétés – redistribution, réciprocité, administrative, mercantile –, l’économie restait toujours « encastrée » (embedded) dans la société. L’utopie de la tendance spontanée à échanger est donc dénoncée par Polanyi comme une « interprétation erronée du passé ». Au contraire, le marché est toujours imposé par l’État.

DÉSENCASTREMENT DE L’ÉCONOMIE ET MARCHANDISATION DE LA SOCIÉTÉ

Un problème plus profond réside dans la dimension quasi-performative du mythe ainsi créé, qui s’est imposé comme une réalité alternative « annonciatrice de l’avenir ». L’absence de reconnaissance de « l’encastrement » de toute économie dans une société présente un risque : que, dans une logique de profit, toute chose se voit assigner un prix. La réduction de l’économie au marché entraîne alors une marchandisation généralisée qui va bien au-delà de la seule dérégulation. En plus d’abroger les lois qui porteraient atteinte à la libre-concurrence, le libéralisme cherche à altérer la coutume qui interdit formellement de mettre en circulation certains biens et services.

D’où la création de « marchandises fictives » (fictitious commodities) : tout se passe comme si l’on décidait un beau jour que l’activité humaine, la terre et la monnaie étaient échangeables et que l’on pouvait en tirer profit, alors que le travail et la nature ne sont pas des productions, et que l’argent n’est pas supposé faire l’objet de commerce [3]. En introduisant le salaire, la rente ou le loyer et les taux d’intérêts, l’économie de marché peut désormais comprendre toute chose : on assiste à une véritable marchandisation du monde. C’est en ce sens que Polanyi parle de « désencastrement » (disembedding), soulignant la révolution qui a lieu avec l’autonomisation de la sphère économique par rapport à la société.

Sacraliser le marché change le rapport de l’homme à son environnement social et écologique : la dérégulation générale mène à une mise en commerce totale du monde, jusqu’à reléguer le tissu social au statut d’antiquité.

Comment une telle révolution a donc pu avoir lieu, et être acceptée par la société de l’époque ? C’est ici qu’intervient la révolution industrielle, qui a pris le pas sur les habitudes économiques de l’Angleterre du XVIIIème siècle : face à elle et aux mutations sociales qu’elle entraîne, Adam Smith et les économistes classiques sont victimes d’un biais historique et idéologique. Il ne leur était en fait pas difficile de développer leur théorie libérale du marché autorégulateur, en se concentrant sur la tendance à l’échange faussement naturelle développée par la société marchande dans laquelle ils baignaient.

C’est d’ailleurs le développement de la révolution industrielle qui a nécessité la création de marchandises fictives : le fondement théorique n’est venu que dans un second temps. Auparavant, les ouvriers tisserands travaillaient à domicile (putting-out) à partir des ressources fournies par le drapier et de machines simples qu’ils louaient ou possédaient, et étaient payés à la pièce. Mais l’invention de machines complexes très coûteuses, nécessitant de lourds investissements, implique que les ouvriers travaillent sans s’arrêter dans un lieu rassemblant ces machines pour que l’affaire soit rentable – ainsi naquit l’usine. De là, la nécessaire généralisation du salaire, des taux d’intérêts et des loyers : si l’on ne pouvait réellement transformer la terre, la monnaie et l’humain en marchandises, « la fiction qui voulait qu’il en fût ainsi devint le principe organisateur de la société. » En plus d’être une utopie, la tendance anthropologique à l’échange que prônent les économistes libéraux est donc un mythe auquel certains ont pu trouver une utilité toute particulière : légitimer et naturaliser l’évolution arbitraire vers le libre-marché, afin de permettre aux propriétaires des moyens de production de réaliser des profits.

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Karl Polanyi en 1918 ©Photographie conservée au Karl Polanyi Institute of Political Economy

LA PROMESSE FASCISTE : MENER À SON TERME L’ÉCONOMIE LIBÉRALE MAINTENUE DANS L’IMPASSE

En revanche, du point de vue de l’ouvrier plutôt que du marchand, la question de l’acceptabilité du désencastrement est toute autre, leurs intérêts étant contradictoires. Le désencastrement de l’économie se traduit en effet concrètement par un abandon des pratiques sociales traditionnelles, et peut être vécu comme un écartèlement des relations sociales. Dès lors, il semble impossible que l’ouvrier accepte d’être instrumentalisé voire survive à cette marchandisation, du fait de « l’entité physique, psychologique et morale ‘homme’ qui s’attache à cette force [de travail]. Dépouillés de la couverture protectrice des institutions culturelles, les êtres humains périraient, ainsi exposés à la société ». D’autre part, « la nature serait réduite à ses éléments, l’environnement naturel et les paysages souillés, (…) le pouvoir de produire de la nourriture et des matières premières détruit. » [4] Misère sociale et environnementale se mêlent rarement ainsi sans l’ombre d’une révolution.

Partant de ce constat essentiel, Polanyi introduit le terme de « contre-mouvement » pour désigner l’autoprotection de la société essayant de « réencastrer » le marché dans le social pour lutter contre les effets destructeurs inhérents au capitalisme libéral. En Angleterre, c’est ce countermovement parfois inconscient qui a freiné le développement de la Révolution industrielle. L’un des meilleurs exemples est la loi de Speenhamland de 1795, abrogée par le nouveau gouvernement bourgeois quarante ans plus tard qui, en garantissant le versement d’un revenu minimal aux pauvres, empêchait ainsi la création d’un véritable marché du travail. D’autres politiques, dénoncées par les tenants du libéralisme comme relevant d’un interventionnisme ou d’une ingérence de l’État dans l’économie, peuvent également être mises sur le compte de cette autoprotection. Cette dénonciation est d’ailleurs absurde, puisque le libéralisme est également un interventionnisme, l’État devant régulièrement maintenir la concurrence pure et parfaite, par exemple au moyen de lois anti-trusts.

[Lire sur LVSL la réactualisation de l’analyse du concept de marchandisation et de contre-mouvement dans un article de la philosophe Chantal Mouffe.]

C’est donc un « double mouvement » qui a lieu tout au long du XIXème siècle, notamment grâce à la généralisation du suffrage universel. On assiste à un affrontement politique perpétuel entre, d’une part, la classe commerçante du « mouvement » défendant le libéralisme économique, et d’autre part, la classe ouvrière du « contre-mouvement » prônant la protection sociale. Il s’agit d’un affrontement de deux classes aux intérêts opposés, que le jeu électoral est incapable de dépasser. Ce qu’un gouvernement libéral fait, un gouvernement socialiste peut le défaire dès son arrivée au pouvoir : l’alternance gouvernementale finit par se muer en immobilisme.

Toute dialectique entre libéraux et socialistes devenue impossible, écrit Polanyi. « On usait et abusait de deux fonctions vitales de la société, la politique et l’économique, en tant qu’armes dans une lutte sectorielle. C’est de cette impasse qu’a surgi au XXème siècle la crise fasciste. »

C’est à la faveur du double mouvement de libéralisation et de protection, radicalisé par le contexte de la crise politico-économique des années 30 (chômage, tension des classes, pression sur les échanges, rivalités impérialistes) que deux solutions antinomiques apparaissent. Pourtant, elles visent toutes deux à réencastrer l’économie dans la société. Tandis que le fascisme tend à imposer par la force la réalisation effective de l’économie de marché, le socialisme souhaite non seulement réfréner le marché autorégulateur par la protection sociale, mais aspire aussi à développer une économie entièrement planifiée, allant parfois jusqu’à employer la même violence. Suivant les mots de Polanyi, « il y avait une ressemblance [dans les années 30] entre les régimes naissants, le fascisme et le socialisme […], mais elle tenait uniquement à leur commun abandon des principes du laissez-faire. » [5] La différence relève de la nature de cet abandon : pour l’URSS, il était total, et pour l’Allemagne nazie, il fallait interrompre le laissez-faire le temps de refonder l’organisation économique sur des bases assainies, pour parvenir à une réelle autorégulation du marché.

INSTITUER SOCIALEMENT LE MARCHÉ : RÉÉDUCATION FASCISTE, ADAPTATION NÉOLIBÉRALE

Avant d’aller plus loin, il semble important de préciser le sens que revêt le « fascisme » aux yeux de Polanyi. Selon ses propres termes, l’apparition du fascisme « n’aurait jamais dû être attribuée à des causes locales, à des mentalités nationales ou à des terrains historiques, comme les contemporains l’ont fait avec tant de constance ». Il faut bien garder à l’esprit que « le fascisme était une possibilité politique toujours prête, une réaction sentimentale presque immédiate dans toutes les communautés industrielles depuis les années trente. On peut l’appeler une impulsion, une motion (move), plutôt qu’un mouvement (movement), pour indiquer la nature impersonnelle de la crise dont les symptômes étaient fréquemment vagues et ambigus. » [6] Dans cette optique, cette « motion » fasciste doit être comprise comme une « réponse objective » à l’impasse où est rentrée le libéralisme.

Si donc derrière le discours libéral classique il y avait une propension à croire qu’une « main invisible » autorégulait le monde, étant donné que les individus étaient naturellement dans une situation de concurrence, le discours fasciste est, lui, d’un cynisme noir, qui a pris conscience des freins que représentent les forces du contre-mouvement. Dans cette mesure, le fascisme semble plus proche du néolibéralisme qui recherche une « rééducation » de l’homme que des institutions trop socialisantes auraient perverti. Le néolibéralisme d’un Walter Lippmann assume ainsi la nécessité « d’adapter » l’homme à l’exigence concurrentielle et spencérienne d’une prétendue loi de la nature étendue à l’humanité, que ce soit par l’éducation, le droit ou la santé.

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[Lire sur LVSL notre entretien avec Barbara Stiegler, qui traite plus précisément de la pensée néolibérale de Lippmann et de ses origines socio-darwiniennes, ainsi que notre recension de son ouvrage Il faut s’adapter.]

Si l’on applique la logique de Polanyi au néolibéralisme, il faut reconnaître que l’encastrement de l’économie dans la société est en effet un facteur-clef du bon fonctionnement de cette économie. Nous avons vu que chacun des systèmes précapitalistes disposait en ce sens d’une institution sociale particulière (symétrie, centralité ou autarcie). Dans ces conditions, il est évident qu’une « économie de marché ne peut fonctionner que dans une société de marché. » Tout le problème réside justement dans cet encastrement social spécifique, qui impose l’échange marchand comme fondement des relations économiques en lieu et place du don ou du partage. Pour que l’homme soit véritablement un loup pour l’homme et que le marché s’autorégule, le néolibéralisme doit faire évoluer cet homme en loup (le langage ordinaire admet d’ailleurs cette acception, ainsi dans le film Le Loup de Wall Street).

C’est ici le tour de force théorique de l’ouvrage, qui anticipe les réflexions de Michel Foucault, puis de Pierre Dardot et Christian Laval, sur le néolibéralisme. Ces penseurs ont en effet compris que le néolibéralisme, contrairement à l’idée couramment avancée, ne consiste pas en un retour aux principes du laissez-faire du XIXème siècle. Cette doctrine, plutôt que de rejeter l’État et son interventionnisme, entend les utiliser pour maximiser l’efficience des marchés. Pour réemployer des concepts polanyiens, on pourrait dire que le néolibéralisme consiste en un réencastrement de l’économie dans la société, non pas pour limiter ses mécanismes de concurrence, mais au contraire pour les accroître. Polanyi évoque, en effet, à côté des interventions visant à « protéger la société » contre les abus du marché, les interventions visant au contraire à permettre « fonctionnement du marché ». Un État fort pour une économie libre, une politique interventionniste visant à faire émerger un marché concurrentiel : le paradoxe n’est qu’apparent.

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Felix Albrecht, « Travail, Liberté, Pain ! Votez pour le parti national-socialiste » (1932) ©Affiche conservée au Imperial War Museum

C’est en gardant en tête les fondements théoriques du fascisme que l’on peut comprendre pourquoi Polanyi insiste tellement sur le fait qu’il soit une réponse objective des contemporains à la situation des années 30, et non un évènement arbitraire ou illogique. La solution fasciste est un phármakon, remède tout autant que poison : c’était la « manière d’échapper à une situation institutionnelle sans issue » qui touchait un grand nombre de pays. La seule manière de sauver le marché était d’en passer par la violence pour intervenir une fois pour toutes et refonder les bases d’une économie « purifiée ». Dans le cas contraire, l’économie serait restée immobilisée par le double mouvement politique. Il fallait pour cela payer le prix de « l’extirpation de toutes les institutions démocratiques » [7], et procéder à « une rééducation destinée à dénaturer l’individu et à le rendre incapable de fonctionner comme unité responsable du corps politique. Cette rééducation [fasciste], comportant les dogmes d’une religion politique qui rejetait l’idée de fraternité humaine sous toutes ses formes, fut réalisée par un acte de conversion de masse, imposée aux récalcitrants par des méthodes scientifiques de torture. »

[Lire sur LVSL nos entretiens de 2017 et 2020 avec l’historien Johann Chapoutot à propos des influences du darwinisme social sur le national-socialisme, ainsi que ses liens avec le libéralisme.]

L’utopie du libéralisme économique, mythifiée alors que la Révolution industrielle faisait miroiter une productivité formidable aux grands propriétaires, a été le fondement de toute la politique des grandes puissances du XIXème siècle – dont l’exemple le plus emblématique est l’Angleterre. Toutefois, le désencastrement consubstantiel au marché a provoqué un contre-mouvement de protection de la société, qui a mené la situation politico-économique dans l’impasse. L’échec des deux forces relativement pacifiques de ce double mouvement a restreint le champ des possibles, laissant la place à la barbarie fasciste qui promettait de ramener l’ordre naturalisé du capitalisme concurrentiel une fois payé le prix du sang.

La lecture de La Grande Transformation laisse entendre qu’avant d’être une conception politique empreinte de nationalisme et d’antisémitisme, le fascisme se nourrit d’un darwinisme social latent et fait l’éloge du libre marché. Autant de similarités à tout le moins troublantes avec le néolibéralisme…

Notes :

[1]Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), cité par Karl Polanyi, La Grande Transformation (1944), Paris, Gallimard, 1983, p.88.

[2] Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental (1930), Paris, Gallimard, 1963, p.117.

[3] Sur la question du caractère inédit de la marchandisation du travail, Polanyi cite l’article de l’ethnologue américain Robert Lowie « Social Organization », in Encyclopedia of the Social Sciences, vol. XIV, p.14 : « Nulle part dans une société qui n’a pas été influencée nous ne rencontrons le travail associé à l’idée de paiement. » « Même au Moyen-Âge, la rémunération du travail, pour des étrangers, est quelque chose d’inouï. » « L’étranger n’a pas de lien personnel de devoir et il doit donc travailler pour l’honneur et la reconnaissance. » Les ménestrels, eux qui étaient des étrangers, « acceptaient d’être payés, et par conséquent on les méprisait. »

[4] Karl Polanyi, ibid., p.123.

[5] Karl Polanyi, ibid., p.331.

[6] Karl Polanyi, ibid., p.324.

[7] Karl Polanyi, ibid., p.322.

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