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« En 2017, Mélenchon n’a en aucun cas abandonné la gauche, sa culture, son histoire, son identité » - Entretien avec Manuel Cervera-Marzal

« En 2017, Mélenchon n’a en aucun cas abandonné la gauche, sa culture, son histoire, son identité » – Entretien avec Manuel Cervera-Marzal

À l’occasion de la sortie de son ouvrage, Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, le sociologue Manuel Cervera-Marzal revient sur la stratégie populiste qui constitue dans la plupart des pays occidentaux la principale puissance partisane d’opposition anti-néolibérale depuis la crise de 2008. Le cas de la France insoumise et de son leader Jean-Luc Mélenchon seront tout particulièrement discutés alors que les élections présidentielles approchent à grands pas. Entretien réalisé par Pierre Girier-Timsit.

LVSL – Pouvez-vous revenir sur votre trajectoire politique ? Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur la France insoumise ?

Manuel Cervera-Marzal – J’ai été formé à Sciences Po, j’ai fait une thèse en sciences politiques et pendant mes années de thèse j’ai milité au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), c’est-à-dire entre 2008 et 2012. C’est resté ma seule expérience partisane, j’ai quitté le NPA en 2012 et depuis je n’ai plus pris ma carte nulle part. En thèse j’ai travaillé sur des mouvements sociaux altermondialistes, écologistes, de type désobéissance civile, avant de me tourner en 2015 vers les partis politiques. J’ai notamment commencé à travailler sur l’Espagne, où émergeait Podemos. Je suis revenu en France en 2016, au moment où s’est lancée la France insoumise, qui présente des liens militants et organisationnels avec Podemos, ainsi que des homologies en termes de stratégies et de discours. Je me suis donc dit qu’il y avait un intérêt à prolonger mon travail sur Podemos par un travail sur la France insoumise pour pouvoir me donner une perspective comparative sur le populisme de gauche au nord et au sud des Pyrénées.

Je me considère comme un chercheur en sciences politiques avec un engagement à gauche, même dans la gauche radicale, et qui l’assume entièrement. Je ne suis pas un insoumis et je ne l’ai jamais été. J’ai commencé à étudier ce mouvement alors que j’avais peu de liens personnels avec ses membres. Mais j’y voyais un mouvement qui avait contribué au renouvellement du discours de gauche en France, ainsi qu’aux formes d’organisation. Il me semblait que se jouait dans ce passage du parti au mouvement une forme de nouveauté. Ce qui m’intéresse, de la désobéissance civile et des occupations de places publiques aux partis populistes de gauche, c’est de comprendre la nouveauté aux moments où elle surgit.

LVSL – Dans votre livre, vous évoquez la mort éternellement annoncée des partis politiques. Mélenchon et les autres responsables insistent sur le fait que la France insoumise serait un mouvement. Pouvez-vous expliquer pourquoi vous le qualifiez de parti-mouvement ?

MCM – Je répondrai d’abord à la première partie de votre question : la France insoumise se présente comme un mouvement. Pourquoi ? Pour deux raisons principales. D’abord parce qu’ils ont constaté, comme la plupart des dirigeants des partis politiques et comme la plupart des chercheurs en sciences politiques et en sociologie, qu’aujourd’hui en France les partis politiques font l’objet d’une méfiance féroce, et chaque année davantage, de la part des citoyens, des électeurs, des électrices. De nombreuses enquêtes l’attestent – notamment le baromètre de la confiance politique du Cevipof. Les partis politiques sont perçus comme des institutions défendant les intérêts de leurs dirigeants et non ceux de la population, comme des espaces d’embrigadement, d’endoctrinement. Cela explique pourquoi la France insoumise met à distance le label partisan pour plutôt se présenter comme un mouvement. C’est loin d’être la seule : il s’agit presque d’un phénomène généralisé. La République en marche se présente elle aussi comme un mouvement, ainsi que le Rassemblement national ou le Mouvement 5 étoiles et Podemos. C’est quelque chose que l’on observe dans la plupart des démocraties en Europe de l’Ouest.

Il y a eu une volonté d’aller vers une forme d’organisation qui permettrait au leader de concentrer davantage de pouvoirs et de prérogatives qu’il n’en avait quand il était dans un parti.

Mais il y a plus. La deuxième grande raison qui conduit les insoumis à présenter leur organisation comme un mouvement plutôt que comme un parti réside dans le fait que pour Jean-Luc Mélenchon et sa garde rapprochée, les partis sont perçus comme une forme d’organisation inefficace qui entrave les marges de manœuvre du leader. Pourquoi ? Parce qu’il existe dans les partis une forme de démocratie interne qui se traduit par des congrès, un droit de tendance, des élections internes, des élections de cadres intermédiaires, la présentation de différentes plates-formes lorsqu’il y a des réunions du conseil national. Tous ces rapports de forces, toute cette démocratie interne qui est propre à l’ensemble des partis politiques de gauche en France, ont fini par être vus par Jean-Luc Mélenchon et les siens comme une entrave à son action lors de sa première campagne présidentielle de 2012.

J’estimais qu’il était important de faire ce long détour pour expliquer pourquoi je continuais à parler de parti politique pour la France insoumise – ou de parti mouvementiste, puisque les insoumis se caractérisent par cette rhétorique mouvementiste. Ce sont des partis pour une raison fondamentale : un parti politique aux yeux d’un sociologue est une organisation qui présente des candidats aux élections. Cela correspond bien à ce qu’est la France insoumise. D’ailleurs les statuts juridiques de la France insoumise déposés en préfecture sont aussi des statuts de parti politique. Du point de vue du droit et de la sociologie, il s’agit d’un parti politique mais qui essaie de réinventer la forme partisane pour surmonter la crise actuelle que connaissent l’ensemble des partis politiques.

LVSL – Pouvez-vous revenir sur quelques innovations de la France insoumise ?

MCM – Le premier élément consiste dans une réinvention en termes rhétoriques : se présenter comme un mouvement plutôt que comme un parti. Le deuxième élément a trait au fonctionnement interne : au lieu de fonctionner en s’appuyant sur de nombreux échelons intermédiaires, des votes pour trancher entre les différentes options contradictoires, la France insoumise fonctionne en vertu d’un système que je qualifie d’anarcho-césariste. Il se caractérise par une très grande liberté pour la base qui a pour contrepartie une très grande liberté d’action pour le leader – ainsi, il n’y a quasiment aucun contrôle de la base sur le leader, et réciproquement. On assiste donc à une une césure profonde, une désintermédiation de l’appareil avec un sommet largement coupé de sa base. Au Parti communiste, au Parti socialiste, même au Parti de gauche, des cadres intermédiaires sont présents, qui effectuent le lien entre le sommet et la base. Ils n’existent pas au sein de la France insoumise. Ils sont vus par Jean-Luc Mélenchon comme des baronnies militantes : c’est le terme qu’il utilise parfois pour disqualifier ces cadres intermédiaires qui pourraient venir entraver le pouvoir du tribun.

Je crois que les architectes de la France insoumise ont cru pouvoir ressusciter ce qu’on appelait au XXe siècle les partis de masse.

Mais il y a un troisième élément qui me semble important : les modes d’adhésion à la France insoumise et aux mouvements en général. Adhérer à la France insoumise est gratuit et se fait en quelques clics sur internet, alors qu’adhérer à un parti politique est payant, nécessite une cotisation et se fait lors d’une réunion en comité local. Dans les mouvements, il y a une baisse du coût financier et symbolique de l’adhésion. Conséquence quasi-immédiate : la France insoumise rassemble plus de 500 000 membres fin 2017, c’est-à-dire quasiment autant de militants que l’ensemble des autres organisations politiques françaises cumulées. Mais il s’agit en partie un effet d’optique, puisque ces 500 000 adhérents, voire 550 000, ne sont pas des militants. Ils ne distribuent pas des tracts ou ne collent pas d’affiches. Il est difficile de donner une estimation du nombre d’adhérents qui sont aussi militants, je m’y suis essayé avec une méthode critiquable. J’estime que sur 500 000 membres, dix fois moins sont des militants de terrain. Alors qu’au Parti socialiste ou aux Républicains, le ratio est plutôt d’un pour deux. Je crois que les architectes de la France insoumise ont cru pouvoir ressusciter ce qu’on appelait au XXe siècle les partis de masse, sur le modèle du Parti communiste français, qui rassemblait des centaines de milliers, voire des millions, de personnes, avec des réseaux, des relais dans la société, dans les organisations de jeunesse, les organisations syndicales, les associations culturelles, etc. la France insoumise a un moment espéré faire revivre cette organisation de masse, sans grand succès, mais ils ne s’en sont pas donné les moyens. Ils n’ont jamais donné les moyens matériels à leurs groupes d’actions de se structurer dans la durée…

Le quatrième point est un renouvellement des répertoires d’action, avec leur pôle « militer sans tracts » qui essaie d’inventer ou de réinventer – il s’agit parfois de vieilles pratiques du mouvement ouvrier abandonnées et remises au goût du jour, comme les porteurs de parole dans la rue, le porte-à-porte, les conférences gesticulées, les manifestations sous forme de défilés musicaux, etc. Il y a une volonté de rendre le militantisme plus festif, plus attrayant, et aussi plus numérique. La campagne de Mélenchon en 2017 est celle de l’hologramme, du Discord insoumis, du jeu vidéo Fiscal Kombat, du Mélenchon Phone pour essayer de convaincre les électeurs d’aller voter.

LVSL – Pourquoi avoir choisi d’utiliser l’expression populisme de gauche, qui est même le titre de votre ouvrage, plutôt que celle de populisme généralement employée ?

MCM – Le titre de mon livre aurait pu être simplement « le populisme » : je fais partie de deux qui pensent que populisme de gauche est un pléonasme. Il n’y a pas de populisme de droite. C’est un oxymore. Donald Trump, Marine Le Pen ou Bolsonaro ne sont pas des populistes de droite. Ils sont d’extrême-droite. Est-ce que ce sont des xénophobes, des démagogues, des proto-fascistes ? La catégorie de populiste de droite est un cadeau inespéré à l’extrême-droite comme la présentant comme une amie du peuple alors qu’elle est constituée de nostalgiques du fascisme. Le terme de « populisme » est galvaudé : il sert à mettre dans le même sac l’extrême-gauche et l’extrême-droite, à expliquer que le peuple ne serait qu’une masse brutale et ignorante qui se laisserait séduire par le premier démagogue venu. « Populiste », la plupart du temps, est une insulte politique.

Je fais partie de ceux qui pensent que « populisme de gauche » est un pléonasme.

J’aurais pu ne pas l’utiliser comme certains de mes collègues. Pourquoi ne l’ai-je pas abandonné ? Pour une raison simple : lorsqu’on regarde aujourd’hui la tectonique des plaques dans les gauches française, espagnole, italienne, grecque, britannique, états-unienne, on constate depuis 2008 une forte érosion de la gauche sociale-démocrate, qui fait suite à l’effondrement de la gauche communiste. Dans le même temps, on assiste à l’ascension d’une nouvelle gauche qu’il faut bien pouvoir qualifier si l’on fait des sciences sociales. Ce que j’ai voulu montrer c’est que la France insoumise s’inscrit dans une dynamique qui la dépasse d’assez loin, qui est transnationale. Qu’est-ce qui rattache l’émergence de Mélenchon avec celle de Podemos, de Syriza, du Mouvement 5 étoiles, de Corbyn, de Sanders ? C’est le tournant populiste, même s’il est décliné de différentes façons en fonction des contextes nationaux.

LVSL – Mais finalement qu’est-ce qui caractérise le populisme de gauche ?

MCM – Le premier élément, et le plus important, c’est cette volonté de retraduire le clivage gauche-droite dans une grammaire qui oppose le peuple aux élites, ou les citoyens à la caste, ou les gens ordinaires à l’oligarchie. J’insiste sur le fait qu’il s’agit d’une retraduction du clivage gauche-droite et non d’un abandon de l’un pour le remplacer par l’autre. Les populistes de gauche ne passent pas de la gauche au peuple. Ils essaient de relier la gauche au peuple, même si des liens ont toujours existé, bien que de manière fluctuante. Cela découle du constat que la gauche a perdu de nombreux militants et électeurs depuis son tournant social-libéral, particulièrement au sein des classes populaires. Comment faire pour parler à ces gens-là ? Cela nécessite de retravailler de fond en comble la manière de s’adresser à eux, prendre ses distances par rapport à des marqueurs identitaires comme la couleur rouge, la faucille et le marteau, l’Internationale. Il s’agit là de marqueurs qui font plaisir aux militants chevronnés, les rassurent mais ne parlent plus à de larges factions des classes populaires. Plutôt que de leur parler des classiques de Karl Marx, Pablo Iglesias a par exemple essayé de leur parler à partir de séries télévisées, d’une culture populaire.

Le deuxième élément est l’imprégnation d’une idéologie anti-libérale, qui s’inscrit plus largement contre toutes les formes de discriminations de genre et de race.

Il y a souvent une figure charismatique qui vient cristalliser les affects et une tentative de se réapproprier des thèmes qui ont été abandonnés à la droite, comme l’ordre, la souveraineté, la nation, la patrie.

Le troisième élément c’est la stratégie. La gauche populiste n’est pas l’extrême-gauche qui se contente de se présenter aux élections pour protester mais qui n’a aucune volonté de s’emparer du pouvoir par les urnes. Ce n’est pas non plus une gauche sociale-libérale classique de gouvernement qui compterait juste s’emparer du pouvoir. La gauche populiste s’appuie sur force de la rue pour gagner dans les urnes. Elle s’emparer du pouvoir d’État en sachant s’appuyer sur l’énergie qui se dégage des mouvements sociaux.

Il y a aussi des éléments annexes : une figure charismatique qui cristallise les affects populaires, une tentative de se réapproprier des thèmes qui ont été abandonnés à la droite comme l’ordre, la souveraineté, la nation, la patrie. L’idée de nation par exemple se structure politiquement au moment de la Révolution française et, chez Robespierre, elle est indissociable de la République et de la Révolution. Seulement, d’une idée de gauche, cette notion a été – pour parler comme Laclau – hégémonisée par la droite. Pour les populistes de gauche, la nation est donc retraduite dans son sens plébéien et civique plutôt qu’ethnique, voire raciste.

LVSL – Vous défendez dans votre livre que la France insoumise se pense fondamentalement nouvelle, et vous la remettez en perspective par rapport à l’histoire de la gauche…

MCM – Les militants de la France insoumise sont dans l’illusion de la nouveauté, ce qui renforce leur ferveur. Mais si on compare le programme de la France insoumise « L’Avenir en commun » avec les « 110 propositions pour la France » de Mitterrand en 1981 on est frappés par leur ressemblance au niveau économique – malgré la chute de l’URSS, la révolution numérique ou la prise de conscience de la crise écologique. La référence au peuple était déjà présente à l’époque de Maurice Thorez ou de Georges Marchais ; le Parti communiste français invoquait l’idée de peuple sur ses affiches ou dans ses slogans comme le fait aujourd’hui la France insoumise. On peut dire la même chose de la patrie : que l’on pense au « produisons français » de Marchais, à la Marseillaise que Thorez faisait entonner à la fin de ses meetings, au drapeau français qu’il brandissait… Il y a eu dans l’histoire française un patriotisme de gauche, que la France insoumise exhume aujourd’hui, mais qu’elle n’invente en aucun cas de toutes pièces.

La France insoumise approfondit et radicalise le programme du Front de gauche de 2012 sur les mesures écologiques.

Sur les points nouveaux : la France insoumise approfondit et radicalise le programme du Front de gauche de 2012 sur les mesures écologiques. Cela s’observe sur les dates avancées, relatives à l’économie entièrement décarbonnée et sur la question du nucléaire. En 2012, Jean-Luc Mélenchon proposait simplement un référendum, alors qu’en 2017 il portait la sortie du nucléaire. De nouveaux thèmes apparaissent dans le programme de 2017, qui est très dense, notamment sur la question de l’alimentation, carnée ou non, de la grande industrie et de ses superprofits, la question de la malbouffe…

Quand le Parti de gauche se crée en 2009, il agglomère des militants d’horizons divers : des déçus du PS, des adhérents issus des Verts, du chevènementisme, du trotskisme anticapitaliste… Mélenchon se rend vite compte que si ce conglomérat doit tenir, il faut mener à bien un travail d’homogénéisation idéologique. Autour de quoi va-t-il le faire ? Autour du thème de l’écologie. Une culture commune se créé autour de cela, qui amène Mélenchon a réviser les fondamentaux du marxisme et de la tradition socialiste, marquée par le productivisme. En 2017, cette idée de croissance est en partie remise en cause dans le programme : c’est l’idée de planification écologique qui est mise en avant. Un léger paradoxe demeure cependant : alors qu’en 2012 Mélenchon prend la défense de l’éco-socialisme, celu-ci disparaît en 2017. La raison invoquée est une large mécompréhension du terme qui serait souvent compris comme « économie socialiste » et non comme « écologie ». Ainsi, on fait disparaître un terme abscons, mais tandis que le mot est mis à distance, le contenu éco-socialiste est plus affirmé et plus radical en 2017 qu’en 2012.

LVSL – Quel sens y a-t-il pour LFI à vouloir réancrer son discours « à gauche », en assumant de tenir un positionnement clivant sur les questions « culturelles » (immigration, intégration…) ? Pourquoi renoncer à élargir ce socle électoral, auprès des abstentionnistes, des « fâchés pas fachos » ? Selon un sondage du CEVIPOF (16-17 avril 2017), Jean-Luc Mélenchon était le second choix de 28% des électeurs de Marine le Pen. N’y a-t-il pas une masse d’électeurs à aller convaincre – qui plus est dans une perspective de second tour ! – qu’un discours clivant sur l’immigration, par exemple, pourrait rebuter ?

NDLR : lire à ce sujet l’article de Lenny Benbara sur LVSL : « La France insoumise face à son destin »

MCM – Vous soulevez une question complexe, à laquelle je consacre plus d’une trentaine de pages dans mon livre (et ces trente pages sont loin de clore le débat). L’interprétation qu’on fait du bon score de JLM 2017 détermine en partie la stratégie à suivre en 2022. Vous avez raison de souligner que Mélenchon était le second choix de 28% des électeurs de Le Pen. Mais ce genre de chiffres ne veut pas dire grand chose : on apprend dans la même enquête que 30% des électeurs de Macron avaient pour second choix… Jean-Luc Mélenchon. Que Macron était le second choix de 40% des électeurs de Mélenchon… Et que Macron était aussi le second choix de 33% des électeurs de Marine Le Pen. Que faire de ces données ? A mon sens, elles sont inexploitables.

Ce qui est plus intéressant, c’est d’étudier les transferts de voix d’une élection à l’autre. 4% des électeurs de Marine Le Pen 2012 ont voté pour Mélenchon en 2017, ce qui représente environ 260 000 personnes. Ce transfert de voix s’explique peut-être par le fait qu’en 2017 Mélenchon a mis en sourdine sa ligne pro-immigration de 2012 et a mis de côté le mot « gauche » ainsi que les symboles qui lui sont associés (le rouge, l’Internationale, etc.). Mais il faut prendre en considération l’autre moitié du tableau, à savoir que 4% des électeurs de JLM 2012 se sont tournés vers Marine Le Pen en 2017, soit environ 160 000 personnes. On en tire deux enseignements : 1) il s’agit quasiment d’un jeu à somme nulle et 2) les électorats lepénistes et mélenchonistes sont très hermétiques, contrairement à ce que veulent nous faire croire les éditorialistes libéraux d’après lesquels « les extrêmes se rejoignent ».

Quand on regarde de près les « valeurs » et les « préoccupations » des électeurs de Le Pen et ceux de Mélenchon, on s’aperçoit qu’ils sont aux antipodes sur les questions dites « sociétales » et « culturelles » (droit des minorités, permissivité des mœurs, égalité de genre, répression, immigration, laïcité, etc.). Sur les questions « socio-économiques », il y a en apparence une proximité (demande de lutte contre le chômage et la précarité). Je dis « en apparence » car, dès qu’on gratte un peu et qu’on demande aux électeurs comment les pouvoirs publics doivent lutter contre le chômage, on obtient là aussi des réponses antinomiques (en gros, les électeurs de Mélenchon demandent qu’on protège l’Etat-providence tandis que ceux de Le Pen demandent qu’on expulse les étrangers). Partant de là, toute tentative d’arracher à l’extrême-droite des morceaux de son électorat me semble vouée à l’échec. Sarkozy avait usé de cette corde en 2012, on a vu le résultat : à court terme, il a siphonné les voix du FN mais, à moyen et long terme, il a renforcé électoralement et légitimé idéologiquement l’extrême-droite. A la fin, comme disait l’autre, « les Français préféreront toujours l’original à la copie ».

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Enfin, pour en revenir à la France insoumise, on pose mal le débat en opposant une stratégie « de gauche » à une stratégie « populiste ». Toute la force de la campagne JLM 2017 tient précisément à sa ligne populiste de gauche, populiste ET de gauche. Il faut penser ces deux termes sur le mode de l’articulation et non de l’alternative. En 2017, Mélenchon n’a en aucun cas abandonné la gauche, sa culture, son histoire, son identité. Il a retraduit cette histoire dans une grammaire du peuple. Retraduire ne veut pas dire abandonner. Le populisme de gauche n’est ni la stratégie classique de la gauche (telle que Mélenchon l’avait déployée en 2012, si vous voulez) ni une stratégie purement populiste (telle que le Mouvement 5 étoiles a pu la mettre en œuvre en Italie). Il s’agit d’un mélange complexe, instable, précaire entre ces deux lignes. Et, comme le dit la maxime du Cardinal de Retz, bien connu des hommes politiques, « on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment ».

Enfin, sur 2022, l’équation est la suivante : pour passer le premier tour, Mélenchon doit réunir sur son nom un maximum d’électeurs qui s’auto-définissent « de gauche » ; mais pour l’emporter au second tour, il devra élargir cette base de départ. La difficulté consistera pour lui à rallier des déçus du macronisme, des abstentionnistes et même des électeurs de droite et d’extrême-droite sans pour autant s’aliéner ses soutiens du premier tour. La chance d’y parvenir est infime mais à mon avis, si cette chance existe, elle se trouve du côté du populisme de gauche.

LVSL – Vous défendez l’idée que la stratégie d’aller chercher les « fâchés pas fachos » par un discours peu clair sur certains thèmes comme l’immigration ne paie pas électoralement. Pensez-vous que la direction de la France insoumise a abandonné cette stratégie et a tourné la page pour la campagne à venir ?

MCM – Oui, complètement ! Je suis convaincu que le constat que je dresse dans le livre a été réalisé aussi par les stratèges du mouvement. L’année post-présidentielle de 2017, il y a eu un débat au sein de la France insoumise pour essayer de comprendre où étaient les 600 000 voix qui avaient manqué pour accéder au second tour de 2017. Grosso modo, je schématise pour la clarté, ce débat opposait deux lignes : ceux qui estimaient que ces 600 000 voix manquantes se situaient du côté des classes populaires blanches, des zones rurales ou péri-urbaines plutôt en déclins, désindustrialisées, la diagonale du vide. Ces catégories et ces zones socio-géographiques sont très bien décrites dans les travaux de Benoît Coquard – Ceux qui restent, son livre sur les campagnes en déclin – ou dans les romans d’Édouard Louis ou même de Nicolas Mathieu. Ce sont des zones qui s’abstiennent très massivement et qui votent en partie pour l’extrême-droite. L’autre groupe pensait que les 600 000 voix manquantes étaient dans une autre fraction des classes populaires, celle des banlieues des grandes métropoles de Paris, Lyon, Toulouse, Marseille évidemment, là où on a les classes populaires racisées, descendantes de l’immigration. Et de fait, on tient pas exactement le même discours politique selon qu’on cherche à s’adresser à l’une ou à l’autre de ces deux fractions des classes populaires, sur des thèmes sensibles comme la laïcité, l’immigration, la police. En 2017-2018, il y a un vrai débat, tendu, serré et le résultat a été favorable à la ligne de ceux qui prônaient d’aller chercher les voix dans les banlieues et chez les jeunes.

Quand je regarde la campagne telle qu’elle se mène pour 2022, j’ai l’impression qu’il y a eu un tournant par rapport à 2017.

Quand je regarde la campagne telle qu’elle se mène pour 2022, j’ai l’impression qu’il y a eu un tournant par rapport à 2017. Quels sont les indices de ce tournant ? Quand Jean-Luc Mélenchon dans L’Obs en 2020 fait sa tribune sur la créolisation de la société française dans laquelle il dit, lui l’universaliste républicain qui ne cesse de défendre l’universalisme républicain depuis 40 ans, « ah oui tiens, mais là-dessus quand même c’est vrai je dois reconnaître enfin que l’universalisme peut conduire à une forme d’aveuglement vis-à-vis des effets délétères qu’il peut avoir en termes d’imposer un modèle qui se prétend universel à des minorités », là il y a un tournant de sa part. Quand, le 10 novembre 2019, Jean-Luc Mélenchon participe à la marche contre l’islamophobie et qu’il fait une note de blog disant « l’islamophobie c’est un terme que je refuse d’employer depuis 15 ans mais ça y est j’ai compris à force d’écouter les personnes concernées que oui ce mot a un sens et oui désormais j’accepte de l’utiliser et même de manifester contre l’islamophobie ». Quand il commence à dire après les Gilets jaunes que les violences commises par les policiers ne sont pas des violences individuelles, des exceptions, des brebis galeuses, mais qu’il y a un problème structurel de violence dans la police, là aussi à nouveau il y a un tournant. Quand il désavoue « son » philosophe, Henri Peña-Ruiz qui était quand même le philosophe maison de la France insoumise sur la laïcité, après que celui-ci ait expliqué aux amphis d’été de la France insoumise de 2019 qu’on avait le droit d’être islamophobe. Un indice qui s’ajoute à un autre, qui s’ajoute à un autre, ça me semble constituer un bon faisceau d’indices qui me semble indiquer qu’il y a eu un tournant au sein de la France insoumise, pas juste pour des raisons électorales car je crois qu’il y a des convictions qui ont évoluées. Sur tous ces points houleux, la campagne de 2022 va adopter et adopte déjà une tonalité plus ouverte que celle de 2017.

LVSL – Vous semblez penser que l’on a eu tendance à surévaluer l’importance de la stratégie populiste dans le succès de Mélenchon. En 2012, celui-ci réalise une percée électorale en étant moins sur une ligne populiste qu’en 2017, où le score est plus élevé, alors que le tournant populiste a été pris mais que l’on sort également d’un quinquennat socialiste particulièrement autoritaire et néolibéral…

MCM – En effet il faut rappeler que les onze et quelques pourcents de Mélenchon en 2012 constituent déjà un score tout à fait honorable, sachant qu’en plus qu’à l’époque François Hollande est déjà assez haut, on sort d’un quinquennat de droite et beaucoup de voix vont au PS. A l’époque la stratégie est celle assez classique d’un rassemblement de la gauche, les affiches sont rouges, c’est le candidat du Front de gauche et du Parti de gauche, il y a l’Internationale à la fin des meetings, etc. Et de même – précision extrêmement importante – en 2017 la réussite de son score n’est pas juste sa bonne stratégie et sa bonne campagne, c’est aussi le contexte qui lui est favorable. On sort d’un quinquennat « de gauche » entre guillemets où la gauche socialiste a perdu énormément de crédit et de fractions de ses électeurs. Quand on regarde combien d’électeurs de Hollande 2012 ont voté Mélenchon en 2017 c’est quelque chose comme plus d’un tiers. Il y a tous les déçus du hollandisme qui n’ont pas digéré la loi travail, la déchéance de nationalité, etc.

J’ai essayé d’évaluer les forces et les faiblesses – et tout ça ne se chiffre pas, ne se mesure pas – et je pense finalement que la stratégie populiste de gauche présente autant de forces que de faiblesses. Sa pertinence ne peut pas être jugée dans l’absolu, à froid, dans une discussion d’universitaires ou de journalistes, mais se mesure dans la pratique, en acte, dans des contextes socio-politiques qui sont toujours extrêmement conjoncturels. La principale force de la stratégie populiste c’est d’être capable de renouer un lien qui s’était largement distendu entre la gauche et les classes populaires. Je crois que c’est assez indéniable, cela se voit dans les scores électoraux. Et à nouveau je parle de la France insoumise au premier chef, mais on pourrait constater cela avec Syriza, Bernie Sanders ou Jeremy Corbyn.

On ne convainc pas les électeurs uniquement en leur assénant une série de chiffres et d’arguments mais aussi en sachant s’adresser à leurs tripes, à leurs cœurs, à leurs désirs, à leurs rêves.

Une autre de ses forces est de réenchanter la politique. Les campagnes de Podemos, de Mélenchon ont été de belles campagnes. Podemos aux élections générales de 2015 ramènent 2 millions d’abstentionnistes aux urnes, c’est énorme. Ils ont un slogan de campagne que je trouve magnifique : « ¿Cuándo fue la última vez que votaste con ilusión? », cela veut dire « est-ce que tu te souviens la dernière fois que tu es allé voter avec joie, avec entrain ? ». C’est génial, cela dit tout ! Cette capacité de réenchanter la politique vient de loin, avec Ernesto Laclau et Chantal Mouffe – qui sont souvent considérés comme des éminences grises des populistes de gauche – il y a cette idée que la politique c’est une question d’affects. On ne convainc pas les électeurs uniquement en leur assénant une série de chiffres et d’arguments mais aussi en sachant s’adresser à leurs tripes, à leurs cœurs, à leurs désirs, à leurs rêves. Et c’est quelque chose qu’ont bien compris Alexis Tsipras, Pablo Iglesias et Jean-Luc Mélenchon. Il faut aller à un meeting de Jean-Luc Mélenchon – qu’on l’aime ou pas et qu’on vote ou pas pour lui – il faut regarde ce que c’est, il y a quelque chose, il se passe quelque chose qui ne se passe pas forcément aux meetings de Xavier Bertrand et d’Anne Hidalgo.

Après il y a des faiblesses aussi. J’ai donné deux grandes forces donc je vais donner deux grandes faiblesses. La première c’est la dépendance à l’égard du leader. Vu que ces organisations sont des pyramides inversées qui reposent sur leur sommet, dès qu’il y a une « affaire » autour du leader – je pense par exemple à la villa à 600 000 euros dans un beau quartier de la banlieue madrilène de Pablo Iglesias, je pense aux accusations d’antisémitisme contre Jeremy Corbyn, aux perquisitions pour Jean-Luc Mélenchon, aux accusations de sexisme contre Bernie Sanders – ça porte le discrédit sur l’ensemble du mouvement et de la force politique incarnés par ce leader. Et une deuxième faiblesse c’est sur cette volonté de s’adresser aux « fâchés pas fachos ». Je ne suis pas certain que se lancer dans une course de vitesse avec l’extrême-droite pour savoir qui parviendra à imposer sa définition de l’ordre, de la souveraineté et de la nation soit pertinent. A court terme ça peut s’avérer très ponctuellement payant dans les urnes mais à moyen et long terme c’est une stratégie qui contribue à droitiser la vie et les thèmes de l’agenda politiques.

LVSL – A un moment où dans les sondages les candidats de droite et d’extrême-droite caracolent en tête, sur quoi la France insoumise pourrait-elle encore compter pour la campagne présidentielle à venir ?

MCM – Déjà sur le fait que les gens qui sont susceptibles de voter à gauche – que ça soit de l’extrême-gauche au centre-gauche – sont les catégories de la population qui se décident au dernier moment. Ce sont les jeunes, les chômeurs, les classes populaires, les ouvriers, les ouvrières… Alors je ne nie pas qu’une partie des classes populaires, et même des jeunes aujourd’hui, votent pour l’extrême-droite mais cela reste tout de même dans ces catégories-là qu’on trouve le plus grand vivier de voix pour la gauche. Et c’est une tendance lourde pour toutes les présidentielles que ces catégories vont arrêter leur choix d’aller voter ou pas et pour qui dans les dernières semaines voire dans les derniers jours de la présidentielle. Donc faire très attention aux sondages, et de manière générale les prendre avec d’énormes pincettes : la façon dont sont posées les questions, les échantillons, tout est quand même extrêmement foireux ! Donc il ne faut pas se laisser abattre quand avec des sondages à six mois de la présidentielle. Si on additionne les scores de Zemmour et de Le Pen et qu’on a juste envie de pleurer et de rester enfermé chez soi. Donc pas se laisser non plus obnubilé par ça. Autre point, en 2017 – et c’était quasiment la même chose en 2012 – la campagne de Jean-Luc Mélenchon est jugée comme étant la plus réussie par l’ensemble des électeurs de Marine Le Pen à Philippe Poutou. Mélenchon va continuer à grimper dans les sondages quasi-mécaniquement parce que ses électeurs ne sont pas encore sûrs mais vont se déclarer petit à petit. Et si Mélenchon a conscience de ce phénomène – Podemos avait connu la même chose, ils savaient très bien que tous les jeunes qui allaient voter pour eux aller se décider au tout dernier moment et du coup deux mois avant la fin de leur campagne des élections de décembre 2016 ils lancent une grande opération remontada, mais ils savent très bien qu’ils vont la faire cette remontada, et comme la remontada se produit, il y a un phénomène démultiplicateur – il peut beaucoup jouer là-dessus pour susciter de l’enthousiasme militant.

Par rapport à tous ceux qui estiment que l’on va assister à un second tour entre Macron et l’extrême-droite, je pense qu’il y a une vraie opportunité pour Mélenchon en 2022.

Si on parle de la petite-bourgeoisie intellectuelle de gauche, plein de gens ont été assez critiques de Mélenchon les trois-quatre dernières années – avec des critiques qui ne sont pas du tout les mêmes d’ailleurs – et dans la dernière ligne droite beaucoup vont finalement voter pour lui voire refaire sa campagne. Dans les derniers moments cela se cristallise autour de lui. Ce sont des campagnes qui sont assez inventives. L’hologramme c’est ce qu’on en a retenu pour 2017. Mais les grandes marches du 18 mars 2012 et du 18 mars 2017 – il vient d’annoncer à Reims que là ce serait le 20 mars 2022 pour célébrer le 151e anniversaire de la Commune de Paris – plutôt que de faire un meeting enfermé au Zénith, faire une grande marche à l’extérieur, c’est très intelligent politiquement pour emmener des dizaines de milliers de personnes dans la rue. Cela parle au peuple de gauche, cela rappelle la manif, c’est ouvert donc les gens qui ne sont pas habitués n’ont pas à franchir des portes, à rentrer dans un espace clos, c’est ouvert à tout le monde. Je suis assez convaincu qu’ils vont faire une bonne campagne, et que comme à chaque fois lors des deux débats télévisés avec les dix candidats Mélenchon fera des bonnes performances comme il sait les faire et à chaque fois quand tu regardes il gagne deux-trois points dans les sondages dès le lendemain. Par rapport à tous ceux qui estiment que c’est déjà perdu et qu’on va assister à un second tour entre Macron et l’extrême-droite, je pense qu’il y a une vraie opportunité pour Mélenchon en 2022. Les coordonnées de la situation sont loin de lui être défavorables et il a une vraie chance d’être au second tour. On est dans le moment où la structure objective du champ politique est la plus opportune pour que sa stratégie soit couronnée de succès, plus encore qu’en 2012, et je crois plus encore qu’en 2017.