Crise foncière et immobilière : les impensés de la théorie dominante

© Nik Shuliahin

Les crises foncières et du logement actuelles prospèrent sur une mauvaise compréhension des déterminants de la croissance économique. L’importance de la terre, en tant que facteur de production, a été largement niée par la théorie économique dominante, et ce depuis deux siècles. En considérant le foncier comme un capital parmi d’autres, elle ignore ses caractéristiques distinctives qui le rendent sujet à l’accaparement et en font un instrument de constitution de rentes.

Les prix fonciers et immobiliers découlent-ils de simples fluctuations de l’offre et de la demande sur les marchés, comme ceux des biens de consommation courante ? Ou masquent-ils également des rapports de force plus profonds et systémiques, notamment entre propriétaires et locataires de la terre urbaine ? Intuitivement, on est tenté de donner la seconde réponse. Et pourtant, à la lecture des travaux des économistes les plus lus de notre époque, on serait presque amené à douter.

Du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty au Grand retour de la terre dans les patrimoines d’Alain Trannoy et Étienne Wasmer, l’équation R > G s’invite en effet à tous les débats actuels sur les causes de l’évolution des inégalités patrimoniales dans nos sociétés. Selon une telle équation, le rendement du capital (r), saisi comme la valeur totale et indifférenciée des patrimoines privés (financiers, professionnels nets de dettes, mais aussi immobiliers et fonciers) exprimée en années de revenu national, serait supérieur au taux de croissance économique (g) sur le long terme. L’évolution de l’accumulation du capital et celle des prix immobiliers serait endogène, déterminée par cette fameuse formule intégrant une composante spéculative ou « bullière », dépendant des anticipations de revente de l’acquéreur du bien. Elle expliquerait pourquoi les valeurs immobilières croissent à un rythme plus soutenu que les revenus des ménages.

Or malgré sa popularisation par l’ouvrage de Piketty, son omniprésence dans la théorie économique actuelle et sa stylisation efficace des conséquences des crises foncières et immobilières actuelles, R > G demeure largement insuffisante pour en expliquer les causes. En effet, son cadre conceptuel subsume la terre sous le capital. Il passe ainsi sous silence les caractéristiques spécifiques de ce facteur de production. En éclairant uniquement les comportements individuels et l’utilité des agents économiques et en renonçant à prendre en compte les caractéristiques propres d’un facteur de production comme la terre, il faillit à saisir leur nature inhérente.

Dans leurs ouvrages, c’est en fait le modèle de la croissance exogène développé par Robert Solow que Piketty ou Wasmer et Trannoy utilisent pour bâtir leurs réflexions. Et aujourd’hui, le cadre conceptuel de Solow est devenu hégémonique, malgré ses apories. Pour comprendre pourquoi, il est nécessaire de retracer la généalogie des idées développées par la théorie néoclassique sur la question foncière.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les économistes dits « marginalistes », à l’instar de Léon Walras et John Bates Clark, ont fondé l’école néoclassique. Prenant comme point de départ les choix individuels et les lois (supposément universelles) de l’offre et de la demande qui en découlent, elle se libère de toute appréciation objective des relations de dépendance économique liant les individus aux institutions et à leur environnement matériel et spatial – une rupture nette avec les théories précédentes, qu’elles soient d’inspiration classiques ou marxistes.

Les propriétés spécifiques de certains facteurs de production y sont minorées. Ainsi, la terre, en tant que facteur de production aux caractéristiques uniques et distinctes des autres biens constitutifs du capital, a été intégrée dans un seul et même agrégat (K). Là où les économistes physiocrates ou les classiques (de Smith à Ricardo) décrivaient la richesse comme produit de trois facteurs (terre, travail, capital), l’école néoclassique les réduit à deux (travail, capital). Cet agrégat « K » indifférencié est aujourd’hui universellement repris par la plupart des économistes pour calculer les rendements du capital foncier dans nos économies contemporaines.

Quatre-vingt ans avant Robert Solow, Léon Walras, cité par Wasmer et Trannoy comme l’un des porte-voix de la question foncière, fait paraître Éléments d’économie politique pure (1874). Dans cet ouvrage, il considère qu’« on peut, dans la confection de produits et capitaux neufs, faire entrer des quantités de plus en plus faibles de terres, à condition d’y faire entrer des quantités de plus en plus élevées de capitaux. De là, la possibilité d’un progrès indéfini ».

À la fin du XIXe siècle, dans un contexte d’industrialisation et d’urbanisation rapides des sociétés occidentales, Walras avait certes pressenti avec justesse l’une des lois fondamentales de l’économie urbaine : lorsque la production industrielle ou de services croît au sein d’une économie en voie d’urbanisation où les économies d’agglomération sont considérables, la quantité de terre nécessaire à la production de valeur devient infinitésimale par rapport aux économies agricoles. Sous le coup d’une telle loi, les régimes de féodalité classiques, fondés sur la dépendance économique aux propriétaires terriens, sont voués à disparaître.

Cependant, Walras n’envisage aucunement que la productivité démultipliée et de plus en plus spatialement concentrée de la terre urbaine puisse justement engendrer des « néo-féodalismes urbains », pour reprendre l’expression de Joel Kotkin, du fait de l’explosion des inégalités de valeurs vénales et productives relatives de la terre urbaine et des rentes pouvant en découler. Or nous vivons précisément sous de tels régimes. La capacité de certaines économies urbaines à produire de la valeur, notamment dans le secteur de l’économie du savoir (ou du « capitalisme cognitif ») est sans précédent dans l’histoire. Or l’accès aux marchés de l’emploi et de l’immobilier donnant accès à ces territoires sélectifs étant rare et donc exclusif car limité dans l’espace, il devient concurrentiel, fonctionnant à la manière d’un marché d’enchères, et coûte de plus en plus cher.

Vingt ans après Walras, John Bates Clark va encore plus loin dans le déni. Il réduit la terre à un simple « capital parmi d’autres ». Dans Distribution of Wealth, paru en 1899, Clark conçoit la théorie dite de la « répartition néoclassique ». Selon une telle théorie, la rétribution d’un agent économique serait à la fois égale à la productivité marginale d’un capital (K) indifférencié et au prix d’équilibre déterminé sur le marché. Comme Josh Ryan-Collins le rappelle, Clark élabore la notion obscure de « capital pur » (pure capital, alternativement appelé sum of value ou fund of value) dont les caractéristiques seraient homogènes, pour justifier une telle indifférenciation1.

Les schémas de pensée de Walras et la typologie de Clark ont servi de base théorique au courant néoclassique, et notamment à la conceptualisation des modèles de croissance à deux facteurs (modèle de Solow-Swan, fonction de Cobb-Douglas) aujourd’hui enseignés dans les manuels scolaires et universitaires d’économie du monde entier. Et de fait, même des économistes de gauche comme Thomas Piketty et Gabriel Zucman les reprennent. On les voit par exemple clairement apparaître dans leur article « Capital is back: Wealth-income ratios in rich countries 1700-2010 »2.

Après Solow, la théorie foncière néoclassique a continué de se sophistiquer. Déclarant s’appuyer sur l’« analyse néoclassique des années 1960 à 1980 » dans leur ouvrage, Wasmer et Trannoy font par exemple référence au modèle « d’Alonso-Muth-Mills », formulé par William Alonso en 1964 et complété par Edwin Mills en 1967 et Richard Muth en 1969, ainsi qu’au modèle de Rosen et Roback dit d’ « équilibre spatial », formulé par Sherwin Rosen en 1979 et complété par Jennifer Roback en 1982. Ces modèles sont aujourd’hui considérés comme les plus significatifs au sein de la théorie néoclassique par des économistes faisant autorité mondiale, comme Edward Glaeser3.

En résumé, le modèle d’Alonso-Muth-Mills s’intéresse à une zone métropolitaine et suppose que les revenus et aménités y seraient constants. Cette hypothèse, certes stylisée mais d’entrée de jeu biaisée, insinue que le coût du logement et les coûts de transport seraient constants dans l’espace. Ainsi, les coûts du logement diminueraient à mesure que ceux de transport augmenteraient avec la distance au centre-ville. Le modèle de « Rosen et Roback » complexifie certes un peu l’analyse d’Alonso-Muth-Mills, faisant varier les revenus et aménités dans l’espace, mais compense cette complexité en traitant chaque zone métropolitaine comme une entité homogène, de sorte que tous les habitants de ladite zone seraient confrontés aux mêmes coûts de logement et de transport. Ce second modèle est pourtant censé permettre d’étudier l’impact de ces paramètres sur les migrations interurbaines et interterritoriales.

Là encore, ces modèles, s’ils contribuent à intégrer sommairement la terre comme facteur d’arbitrage économique chez les ménages, minorent l’importance et l’hétérogénéité de sa valeur. Ils ne font aucune analyse de ses caractéristiques distinctives. On pourra certes arguer que ce n’est pas leur objectif. Mais surtout, en intégrant la terre comme paramètre d’arbitrage périphérique au concept d’équilibre économique, ils contribuent à rendre ce facteur de production très subsidiaire.

Ainsi, parce que la théorie de la répartition néoclassique ne s’intéresse guère plus qu’à la perspective individuelle de l’agent et à la valeur marginale des biens échangés, elle renverse le raisonnement déductif des précédentes théories économiques. À l’inverse des théories physiocratiques et classiques (notamment de la loi des rendements décroissants ricardienne et malthusienne) qui s’intéressaient aux conditions objectives de production et considéraient que le prix de tout bien devait découler de sa valeur (déterminée par les facteurs de production), la loi de la répartition néoclassique ne s’intéresse plus qu’aux conditions subjectives de l’offre et de la demande4.

Parce que le prix « révélerait » la valeur et non plus l’inverse – c’est-à-dire la valeur objective d’un bien, sa nécessité à l’économie ou la société, ou juste la somme de travail nécessaire qui fixerait son prix –, la question des conditions de production est totalement ignorée5. Plus grave encore, les conditions d’accès aux facteurs de productions comme la terre, et notamment les conflits sociaux et politiques qui en découlent, sont systématiquement passés sous silence6. La répartition des fruits de la production ne constitue d’ailleurs elle-même plus tellement une question en soi car à l’optimum, la rémunération des facteurs de production est censée être déterminée par leurs productivités marginales.

vision qui s’inscrit à contre-courant de nombreux travaux classiques, marxistes, institutionnalistes ou post-keynésiens, qui établissent à quel point cette répartition ne résulte pas tant de leur productivité objective que des rapports de force en présence qui déterminent leur allocation – et notamment du conflit redistributif entre le travail et les diverses formes de capital. Plus récemment, des économistes et géographes contemporains spécialistes du foncier et du logement (Christine Whitehead, Bernard Vorms, Brett Christophers, Renaud Le Goix ou encore Thibault Le Corre) ont également illustré les dynamiques d’accaparement ou d’éviction du foncier et leurs conséquences sur le fonctionnement des marchés immobiliers ou plus généralement sur les rapports de force au sein d’une société.

À vrai dire, les classiques et les marxistes s’étaient même déjà mis d’accord sur le sujet ! Et notamment sur le fait que, dans un régime de propriété privée de la terre, les propriétaires fonciers engloutissent une part croissante de la production via l’extraction de rentes qui augmentent dans le temps et que cette dynamique conduit invariablement à une répression des salaires et des investissements nécessaires à l’amélioration de la productivité globale d’une économie et de l’innovation au sein d’une société.

Dans La richesse des nations, Adam Smith déclare lui-même que « la rente foncière, considérée comme prix payé pour l’usage de la terre, constitue naturellement un prix de monopole. Elle n’est pas du tout proportionnée à ce que le propriétaire peut avoir dépensé pour l’amélioration objective de la terre, mais à ce que l’agriculteur peut bien se permettre de débourser ». Smith poursuit en déclarant que « dès lors que la terre d’un pays devient propriété privée, les propriétaires aiment à récolter là où ils n’ont jamais semé, exigeant une rente pour ses produits naturels ». Deux cent cinquante ans plus tôt, tout n’avait-il pas déjà été dit sur la nature des rentes foncières urbaines ?

Notes :

1 Josh Ryan-Collins, « How land disappeared from economic theory », Evonomics, 4 avril 2017. https://evonomics.com/josh-ryan-collins-land-economic-theory/

2 Thomas Piketty et Gabriel Zucman, « Capital is back: Wealth-income ratios in rich countries 1700–2010 », The Quarterly journal of economics, 2014, vol. 129, no 3, p. 1255-1310.

3 Edward Glaeser, The economics approach to cities. NBER Working Papers, n°13696, 2007. https://www.nber.org/papers/w13696

4 Mariana Mazzucato, « What is economic value, and who creates it? », TED Talk, 10 janvier 2020. https://www.youtube.com/watch?v=uXrCeiQxWyc

5 Ibid.

6 Kari Polanyi-Levitt, From the Great Transformation to the Great Financialization. On Karl Polanyi and Other Essays. Bloomsbury Publishing, 2013.