Pourquoi il faut un moratoire sur la 5G

Une antenne 5G de Vodafone en Allemagne. © Fabian Horst

Alors qu’a lieu l’attribution des fréquences pour le réseau 5G, le déploiement de cette technologie fait de plus en plus débat. Le 12 septembre dernier, 70 élus, pour la plupart étiquetés EELV et France Insoumise, ont appelé à un moratoire et à un débat démocratique sur le sujet. Ils rejoignent ainsi les préconisations de la Convention Citoyenne pour le Climat. Le Président de la République leur a répondu négativement le lendemain, arguant qu’il ne croyait pas au « modèle amish ». Derrière cette polémique, les sources d’inquiétudes autour de cette infrastructure sont en effet nombreuses. Elles nous invitent à questionner les technologies avant de les introduire dans notre quotidien.


« On n’arrête pas le progrès »

Alors que les zones blanches sont encore nombreuses dans notre pays, la dernière génération de réseau mobile, la 5G, devrait bientôt faire partie de notre quotidien. Les enchères auront lieu le 29 septembre 2020. Grâce à l’usage de nouvelles fréquences, les débits seront très fortement améliorés (ils devraient être multipliés par 10) et les temps de latence beaucoup plus faibles. Au-delà d’un confort accru dans nos usages numériques, la 5G est surtout l’infrastructure nécessaire à la poursuite de la numérisation de toute l’économie. De nombreux nouveaux usages sont prévus : automatisation des usines, véhicules autonomes, télémédecine, jeux vidéo en ligne, gestion plus « intelligente » des villes… 

Pour certains dirigeants politiques, ces promesses de développement de nouvelles activités sont une aubaine. En effet, la croissance économique stagne depuis des années. Ainsi, Emmanuel Macron a de nouveau prôné l’urgence du déploiement de ce nouveau réseau le 13 septembre dernier devant un public conquis d’entrepreneurs du numérique. Les défenseurs de la start-up nation estiment en effet impératif de ne pas se laisser distancer. En Chine ou en Corée du Sud, la couverture 5G dans les villes est de fait de plus en plus large. 

Pourtant, cet enthousiasme pour le « progrès » n’est pas partagé par tous. D’abord, la question du risque sanitaire n’est toujours pas résolue. Les différentes études sur le sujet se contredisent. En France, une étude complète de l’ANSES à ce sujet est d’ailleurs très attendue, sauf par le gouvernement et les opérateurs. Ces derniers souhaitent mettre en place le nouveau réseau le plus rapidement possible. Le refus des quatre grands opérateurs français d’attendre cette étude a d’ailleurs conduit à une récente attaque en justice par 500 militants écologistes au nom du principe de précaution. 

Par ailleurs, ce nouveau réseau pose d’importantes questions de souveraineté numérique. Pour l’heure, le leader mondial des équipements 5G n’est autre que le groupe chinois Huawei, dont la proximité avec le Parti Communiste Chinois n’est plus à prouver. Le risque de fuite des données produites par les milliards d’objets connectés à la 5G est donc réel, autant vers Pékin que vers Washington, qui jamais eu de scrupule à espionner ses alliés européens. Les européens sont en train de multiplier les obstacles à la mainmise de Huawei sur le réseau du futur. Ils emboîtent ainsi le pas aux États-Unis qui mènent une guerre tous azimuts contre le géant chinois des télécoms. Mais auprès de qui se fournir ces équipements télécom ? Si les compagnies européennes Nokia et Ericsson en produisent, ils ne sont pour l’instant pas aussi avancés que ceux de Huawei. Cela a conduit le ministre de l’Intérieur allemand, Horst Seehofer, à déclarer que le déploiement de la 5G prendrait un retard de « 5 à 10 ans » sans Huawei. 

La précipitation du Président de la République et des opérateurs mobiles pose donc question. Plutôt que de se précipiter vers des fournisseurs américains, la France (ou l’Europe) ne devrait-elle pas plutôt prendre le temps de développer des technologies souveraines ? Cela mettrait un terme à l’espionnage de masse par les puissances étrangères Si l’on excepte ces questions de souveraineté numérique, la technologie 5G est désormais prête. Mais faut-il pour autant croire aux promesses de la start-up nation ?

Un impact environnemental désastreux

Malgré les promesses d’optimisation de la consommation énergétique de ce nouveau réseau et des appareils connectés, la consommation énergétique globale augmentera très probablement. D’une part, la nécessité de multiplier les antennes pour assurer une bonne couverture contredit le discours des opérateurs et du gouvernement. Surtout, « l’effet rebond » encouragé par l’arrivée de la 5G a toutes les chances de gonfler encore la consommation énergétique exponentielle du numérique. Les voitures autonomes, le e-sport, la télémédecine, la croissance des usages vidéos, la multiplication des objets connectés ou encore l’intelligence artificielle sont en effet autant de nouveaux usages amenés à se développer considérablement avec l’arrivée de la 5G, puis de la 6G. D’après Waymo, la filiale de Google dédiée au développement de véhicules autonomes, la quantité de données produite par un voiture en un jour varie entre 11 et 152 terabytes ! Le stockage et le traitement de telles quantités de données supposent donc une construction massive de datacenters énergivores. Ainsi, selon une étude de l’industrie des semi-conducteurs publiée en 2015, nos usages numériques nécessiteront en 2040 la totalité de l’énergie mondiale produite en 2010 si le rythme de croissance actuel se maintient. Selon cette étude, des gains de performance énergétique d’un facteur 1 000 ne feraient reculer cette échéance que de dix ans.

« L’effet rebond » encouragé par l’arrivée de la 5G a toutes les chances de gonfler encore la consommation énergétique exponentielle du numérique.

Au-delà de la seule consommation d’électricité, l’impératif de renouvellement des terminaux mobiles et la multiplication d’objets connectés s’annonce désastreuse pour l’environnement. Les ventes mondiales de smartphones stagnent autour d’un milliard et demi par an depuis 2016. La 5G apparaît donc comme un argument de poids des fabricants pour relancer les ventes. Or, les progrès technologiques des nouveaux modèles sont devenus de plus en plus superficiels ces dernières années. Il semble qu’il soit temps de concevoir enfin des produits plus durables et plus réparables. Au contraire, ces nouveaux appareils vont copieusement accroître nos besoins en terres rares (souvent extraites dans des conditions désastreuses pour l’environnement et les travailleurs) et les conflits géopolitiques qui y sont liés. Par ailleurs, la quantité de déchets informatiques ainsi créés a toutes les chances d’aggraver les problèmes de pollution dans les pays pauvres où ils sont exportés. Le recyclage des « e-waste » demeure en effet embryonnaire.

Derrière la technologie, des choix de société

Si les enjeux environnementaux liés à la 5G sont de plus en plus pointés, notamment par la Convention Citoyenne pour le Climat, les promesses d’un monde toujours plus connecté sont moins discutées. À l’heure où de plus en plus de jeunes découvrent la réalité déshumanisante de la « continuité pédagogique » à travers les cours en ligne, un grand débat sur la numérisation de la société s’avère nécessaire. D’abord les avancées de la digitalisation amplifient sans cesse les fractures sociales, en particulier lorsqu’elles sont corrélée à la disparition des services publics de proximité. L’ampleur de « l’illectronisme » devrait pourtant nous interroger. Selon l’INSEE, 15% de la population française âgée de 15 ans ou plus n’a pas utilisé Internet au cours de l’année 2019. 38% manque d’au moins une compétence informatique de base.

Un graffiti contre la surveillance de masse à Londres. © KylaBorg

Quant aux innovations permises par la 5G, elles vont bien au-delà des gadgets contemporains que sont les fourchettes ou frigos connectés. La voiture autonome dont rêve Uber afin de pouvoir se passer de main-d’œuvre humaine risque d’encourager des usages irraisonnés. Une étude de 2018 dans la baie de San Francisco dont les participants disposaient d’une voiture à leur disposition sans avoir à la conduire indique un grand nombre de trajets supplémentaires et l’augmentation des distances parcourues, en particulier le soir. Pire, de nombreux trajets se faisaient à vide. Le manque de stationnements dans les grandes villes pourrait encourager les voitures autonomes à errer en attendant leurs passagers. De plus, la prouesse technologique que représente la télémédecine nous fait oublier que nos problèmes de santé viennent surtout d’un environnement pollué et stressant. De même, le renoncement aux soins (pour motifs financiers, géographiques, temporels…) s’aggrave dans notre pays. Développer la télémédecine semble intéressant, mais à quoi bon avec un corps médical déjà surchargé ?

Enfin, la 5G devrait donner un grand coup d’accélérateur à la surveillance de masse. Le cabinet de conseil Gartner estime ainsi que le plus gros marché pour les objets connectés dans les 3 prochaines années sera celui des caméras de surveillance. Grâce à la 5G, ces caméras pourront d’ailleurs se connecter à d’autres appareils de surveillance, comme les détecteurs de mouvement ou les drones. Avec l’amélioration de la qualité des images transmises, la reconnaissance faciale pourrait aisément se généraliser. Ce processus a déjà débuté : la Chine a largement déployé ces outils et les exporte désormais, notamment en Afrique. Pourtant, l’efficacité de ces technologies de la « safe city » n’est jamais débattue. Le sociologue Laurent Mucchielli a publié un livre sur la vidéosurveillance. Il y démontre qu’elle n’a pratiquement aucun impact sur la criminalité et n’aide que rarement à résoudre des affaires. Quant aux invasions de la vie privée et aux usages répressifs de ces technologies, ils ne sont plus à prouver.

Les amish, un modèle ?

Pour toutes ces raisons, le déploiement de la 5G n’a rien d’anodin. Plus que de potentiels risques sur la santé, ce nouveau réseau présente surtout des risques certains pour l’environnement et notre vie privée. Pourtant, tout débat sur ces questions semble interdit au nom du « progrès » que représenterait un meilleur débit. Or, ce progrès à marche forcée semble surtout faire les affaires des grandes entreprises du numérique dont le business model est fondé sur l’exploitation des données. Avec ces montagnes de données, les GAFAM et quelques autres sont en passe d’obtenir un contrôle incroyable sur nos vies. Dans La nouvelle servitude volontaire, Philippe Vion-Dury explique combien les algorithmes des géants du web sont de plus en plus capables « d’anticiper nos désirs, nos comportements et nos vices et de percer l’intimité de nos opinions ou le secret de nos préférences », et, sous couvert de liberté et de plaisir, nous conditionnent à consommer toujours plus. Derrière l’apparente neutralité d’une technologie, il y a souvent un projet politique, ici celui de la Silicon Valley.

Derrière l’apparente neutralité d’une technologie, il y a en effet souvent un projet politique, en l’occurrence celui de la Silicon Valley.

L’opposition historique du mouvement écologiste à certaines technologies, comme le nucléaire (civil ou militaire) et les OGM, nous rappelle d’ailleurs qu’il n’existe guère de neutralité de la technique. Jacques Ellul et Bernard Charbonneau sont deux intellectuels célèbres par leur regard critique sur le progrès technique. Ce dernier sacralise en effet l’efficacité et nous enferme toujours plus étroitement dans le productivisme et le consumérisme. Par ailleurs, questionner le « progrès » n’implique pas nécessairement de le rejeter en bloc comme le font les néo-luddites. Il est possible de reconnaître les bienfaits qu’apporte une technologie tout en étant conscient de ses impacts négatifs, et donc de se battre pour en retrouver le contrôle. Le courant émergent autour des low tech, qui défend des technologies simples, réparables, utiles et abordables, témoigne ainsi d’une volonté de reprendre le contrôle sur les outils techniques qui nous entourent.

Au vu des impacts environnementaux et sociétaux considérables de la 5G, il est donc regrettable de voir que le débat politique sur cette question demeure finalement, et paradoxalement, technocratique. Le principal grief des adversaires de la 5G reste en effet la question du risque sanitaire, qui mérite certes d’être posée, mais est secondaire. Il ne faut pas se contenter d’attendre la sortie du rapport de l’ANSES sur le sujet et de laisser ce débat à des « experts » jamais véritablement indépendants. Un vrai débat démocratique global sur la 5G est nécessaire, comme le réclament les 70 élus de gauche dans leur tribune. Pour Macron et les apôtres du progrès technique, une telle demande est synonyme de retour à la bougie. Cela explique sa petite pique sur les Amish. Mais qui souhaite vraiment imiter cette société fermée et très conservatrice ? Le Danemark nous fournit un exemple plus facilement imitable. Depuis les années 1980, des « conférences de consensus » réunissant des citoyens tirés au sort ou choisis par appel à candidature permettent de questionner les répercussions culturelles, psychologiques et sociales des nouvelles technologies. En France, la réussite de la Convention Citoyenne pour le Climat, bien qu’elle n’ait disposé que d’un temps limité pour traiter de sujets particulièrement complexes, a montré qu’il était possible de rompre avec le monopole des experts et des représentants politiques sur des questions qui nous concernent tous. Les propositions radicales qui en ont émergé (dont un moratoire sur la 5G que le Président de la République s’était engagé à prendre en compte), plébiscitées par près des trois quarts des Français, devraient nous inspirer. À quand un vrai débat de société, suivi d’un référendum, sur la 5G ?