Lorsque les cours du pétrole se sont effondrés durant la pandémie, les entreprises pétrolières et gazières ont investi sans grand enthousiasme dans les énergies propres. Deux ans plus tard, alors qu’elles engrangent désormais des bénéfices exceptionnels, les majors des hydrocarbures abandonnent ces efforts consentis pour rester fidèles à leur modèle économique : le capital avant le climat. Article de Grace Blakeley, économiste, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.
Au plus fort de la pandémie, les financiers soucieux des enjeux climatiques s’enflammèrent pour un acteur relativement inconnu du marché. La capitalisation boursière de NextEra Energy – la plus grande entreprise d’énergie renouvelable des États-Unis – dépassa celle d’ExxonMobil. En d’autres termes, NextEra devint momentanément la société énergétique la plus lucrative du pays. Un retournement d’autant plus troublant qu’ExxonMobil générait largement plus de revenus que NextEra : 265 milliards de dollars en 2019 contre 12,9 milliards de dollars.
Certes, Exxon finit par repasser devant NextEra, mais de nombreux investisseurs perçurent cet épiphénomène comme un signe annonciateur de l’évolution future des marchés. Même si cela est difficile à concevoir aujourd’hui, en pleine pandémie les cours du pétrole chutèrent brièvement aux alentours de zéro. Cet effondrement des prix résultait à la fois d’un ralentissement spectaculaire de la demande de combustibles fossiles et d’une singularité sur le marché des matières premières qui incita les investisseurs à dénoncer subitement leurs contrats à terme sur le pétrole.
Cet effondrement des prix de l’énergie affecta lourdement les grandes entreprises de combustibles fossiles. Le choc fut particulièrement rude pour Exxon, connue pour son hostilité à l’abandon des énergies fossiles. Rex Tillerson, ancien PDG d’ExxonMobil et secrétaire d’État (équivalent de ministre des Affaires étrangères, ndlr) sous la présidence de Donald Trump, a affirmé catégoriquement que le changement climatique n’était rien d’autre qu’une nouvelle tendance à laquelle le monde devait s’adapter. En 2016, il déclarait ainsi sans détours que « le monde va devoir continuer à utiliser des énergies fossiles, que les gens aiment ça ou pas. »
Exxon est d’ailleurs actuellement poursuivie en justice pour avoir caché des informations relatives à l’impact des combustibles fossiles sur le climat. Dès les années 1970, des scientifiques travaillant pour ExxonMobil étayent la réalité de l’effet de serre par des preuves solides. En réponse, l’entreprise réduisit de façon drastique le financement de son département scientifique et affecta l’argent à la promotion du négationnisme climatique.
L’écran de fumée de la finance verte
L’incapacité totale d’Exxon à afficher toute volonté de se détourner des énergies fossiles explique en grande partie pourquoi les investisseurs pénalisèrent si lourdement l’entreprise lors de la pandémie. La chute fut brutale : au cours des premiers mois de 2020, ExxonMobil perdit près de la moitié de sa valeur en bourse.
Quand l’entreprise fut dépassée par NextEra, certains observateurs des marchés financiers y virent un signal sans ambiguïtés que les investisseurs avaient décidé de tourner la page des énergies fossiles. Les élites économiques affichèrent alors un véritable triomphalisme : le marché avait enfin apporté une solution au dérèglement climatique.
Quand Exxon fut dépassée par NextEra, les élites économiques affichèrent un véritable triomphalisme : le marché avait enfin apporté une solution au dérèglement climatique.
Que ce soit en raison de la demande de produits d’investissements écologiques par les petits investisseurs, de nouveaux outils réglementaires tels que le score ESG (politique RSE, ndlr) et la tarification carbone, ou simplement de la prise de conscience que l’avenir était aux énergies renouvelables, l’investisseur moyen ne pensait apparemment plus qu’investir dans les combustibles fossiles relevait d’une stratégie sensée.
Pour beaucoup, la messe était dite : cette transition de la finance mettrait une énorme pression sur les entreprises comme Exxon, les poussant à se détourner des combustibles fossiles au profit des énergies propres. En effet, la réponse des entreprises de combustibles fossiles ne se fit pas attendre.
Total se rebaptisa TotalEnergies dans le but de devenir un « acteur mondial de la transition énergétique ». Shell annonça qu’elle augmenterait le montant de ses investissements dans les énergies renouvelables. British Petroleum (BP) prit une participation importante dans une entreprise d’énergie renouvelable. Même Exxon finit par céder à la pression du marché et déclara qu’elle investirait des milliards dans « des initiatives de réduction des émissions de gaz à effet de serre ».
Bien sûr, le « succès » de ces solutions de marché au dérèglement climatique induisait que le monde n’avait plus besoin d’envisager des solutions « anti-libérales » comme le Green New Deal pour lutter contre le réchauffement climatique. Après tout, pourquoi taxer, nationaliser ou planifier si le marché s’autorégule si bien ?
Les pétrodollars coulent à flots
Mais en creusant un peu, on découvrait rapidement que la réalité était toute autre. La plupart des promesses faites par les grandes compagnies pétrolières étaient vagues et demandaient du temps pour être mises en œuvre. Dans certains cas, elles ne relevaient même que d’une simple opération de greenwashing. Dans tous les cas, les compagnies faisaient le pari que l’ère du pétrole était loin d’être révolue.
Un certain nombre d’investisseurs plus perspicaces l’avaient bien compris. Plusieurs fonds spéculatifs commencèrent discrètement à parier gros que les cours du pétrole remonteraient vite une fois la pandémie passée, quand l’économie mondiale aurait besoin de combustibles fossiles pour tourner à nouveau à plein régime.
Et ils avaient raison. Une fois le pic de la pandémie passé, les cours du pétrole ne tardèrent pas à revenir au niveau d’avant la pandémie. Puis ils se mirent à grimper en flèche. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le prix du gaz naturel s’envola également, ce qui constitua une véritable aubaine pour l’industrie américaine du gaz de schiste, dont la technologie de fraction hydraulique, en plus d’être ultra-polluante, est plus coûteuse que les méthodes d’extraction conventionnelles.
Sans abandon coordonné des combustibles fossiles planifié par le secteur public, la poursuite de la dépendance mondiale aux énergies fossiles était une certitude.
Les entreprises de combustibles fossiles et les investisseurs qui y avaient discrètement injecté des fonds avaient fait le bon pari. Sans abandon coordonné des combustibles fossiles planifié par le secteur public, la poursuite de la dépendance mondiale aux énergies fossiles était une certitude. En d’autres termes, le marché ne peut pas apporter de solution au dérèglement climatique.
Exxon Mobil a annoncé récemment avoir fait des bénéfices records de 56 milliards de dollars en 2022. Un chiffre non seulement considérable pour Exxon, mais également un « niveau historique » pour l’industrie pétrolière occidentale.
Parmi ces milliards de pétrodollars, Exxon a promis d’investir 5% de ces bénéfices à ses engagements climatiques, dont beaucoup concernent des solutions de contournement coûteuses et relativement inéprouvées comme la capture et le stockage du carbone. Parallèlement, l’entreprise continue d’investir toujours plus dans le pétrole et le gaz.
BP, qui a également réalisé un bénéfice record de 22 milliards de livres sterling l’an dernier, pousse le bouchon encore plus loin : en plus de procéder à un rachat massif d’actions pour enrichir ses actionnaires, l’entreprise a annoncé qu’elle retarderait l’abandon du pétrole et du gaz. Comme le souligne le think tank Common Wealtht, BP dépense dix fois plus pour le rachat d’actions que pour ses initiatives « bas carbone ».
Au plus fort de la pandémie de COVID-19, le monde a raté une occasion historique : les gouvernements auraient pu profiter de l’effondrement de la valeur des géants des hydrocarbures pour entrer au capital de ces entreprises et les pousser à réorienter réellement leurs investissements vers les énergies renouvelables.
Alors que la demande et l’inflation étaient alors relativement faibles, ils auraient pu annoncer de vrais plans de relance favorisant la décarbonation. À la place, les compagnies pétrolières ont été livrées à elles-mêmes, le plan climat de Joe Biden a été torpillé par un sénateur à la botte d’ExxonMobil, et l’UE se contente d’un « Pacte vert » aux ambitions très maigres.
Le résultat de ce raté est double. Non seulement les émissions de gaz à effet de serre ont continué à augmenter, mais en plus une masse considérable de richesses des ménages a été transférée vers certaines des plus grandes compagnies d’énergie du monde. Cette séquence nous démontre au moins une chose : le marché n’apportera jamais de réponse au dérèglement climatique – et il était naïf ou, plus vraisemblablement, profondément cynique de prétendre le contraire. Il est désormais temps d’en tirer les conclusions nécessaires et d’intervenir de manière résolue pour contraindre les choix des multinationales de l’énergie.