Sous couvert d’autorité historique et intellectuelle, Pascal Ory témoigne avec éclat, dans L’Obs du 7 février, de l’usage politique et idéologique du terme populisme. Loin d’offrir une analyse de la notion, l’historien, qui inscrit le fascisme dans la continuité du populisme, perpétue les simplifications et l’hostilité dont ce dernier est l’objet, disqualifiant automatiquement ceux qui s’en revendiquent et contestent l’ordre établi. À l’école de ces professionnels émérites de la parole publique, on supporte mal la contradiction. Faisant fi de toute honnêteté intellectuelle, on préfère apposer des étiquettes-épouvantails sur ses opposants [1]. Après tout, depuis quand parle-t-on avec des fascistes ?
L’histoire au service de l’idéologie
Au premier abord, l’usage stratégique de l’histoire n’a rien de surprenant dans le débat politique. Personne ne s’offusque d’identifier des récits tributaires d’une lecture anarchiste, socialiste, libérale, conservatrice ou encore réactionnaire de l’histoire, qui participent à nourrir le pluralisme démocratique. Mais encore faut-il s’en revendiquer et reconnaître d’où l’on parle. Force est de constater que cette humilité s’est égarée et certains intellectuels, qui bénéficient de l’autorité d’un titre – philosophe, historien, sociologue, économiste –, abusent du crédit qui leur est accordé pour véhiculer des propos d’une partialité criante, se présentant pourtant comme scientifiques. Voilà l’Histoire, telle est la formule magique, qui muselle immédiatement le récit de votre adversaire sous prétexte que celui-ci ne la connaît pas. L’usage politique de l’Histoire se transforme ainsi en usage idéologique : un principe unique d’explication du réel est avancé, qui abrite pourtant un projet qui ne dit pas son nom. Cas d’école, les récentes interventions de Pascal Ory dans la presse au sujet du populisme [2] concentrent des raccourcis et des falsifications, qu’il est urgent de démasquer.
Si le populisme est bien la réalité politique de notre temps, il mérite une confrontation à armes égales et non une délégitimation mécanique à travers des arguments fallacieux. Dans le dossier de L’Obs consacré à Jean-Luc Mélenchon, qualifié de « révolutionnaire imaginaire », qui « au réel […] préférera toujours ses chimères » par Sylvain Courage, l’historien intervient, quelques pages plus loin, pour affirmer une réalité évidente : « Le populisme de gauche n’existe pas. » Et, coup de grâce en règle : « Le fascisme est la forme durcie du populisme. » La « convergence des extrêmes » est également à l’œuvre, un passeport de « gauche radicale » vous offrant vraisemblablement un aller quasi-simple pour l’album de famille des leaders autoritaires. De bonne foi, on concéderait à Pascal Ory, qu’il est vrai, en effet, que des travaux ont réfléchi aux liens entre les épisodes révolutionnaires et les futures matrices totalitaires [3]; de même qu’il est vrai que des historiens du vingtième siècle se sont interrogés sur les passages entre extrême-gauche et extrême-droite [4] ; enfin, qu’il est vrai que le populisme n’est pas exempt de toutes dérives, en certaines de ses déclinaisons [5]. Mais notre bienveillance est balayée par une immense imposture : la prétention de l’historien à analyser le populisme comme un phénomène. Il assure au Point : « Chez moi elle [la notion de populisme] n’est ni positive, ni négative. » Comble de l’hypocrisie, pour quelqu’un qui pronostique une ère populiste depuis le vote du Brexit, qui rappelle avec gravité que « les jeunes générations ne sont pas vaccinées contre le populisme » et qui diagnostique l’accès au pouvoir des dits « populistes » comme une « catastrophe ».
« Au « voilà l’histoire » répond « voilà le populisme ». Le couperet est tombé et la richesse théorique, historique et sémantique du terme populisme est complètement évacuée. »
Pis encore, l’essentialisation des faits et des concepts historiques par Pascal Ory manifeste une instrumentalisation croissante de ces derniers, au service de la construction d’un imaginaire-repoussoir. Premier indice, le populisme est « affaire de définition », mais l’historien préfère s’en tenir à la sienne, « qui permet d’être clair ». Comprenez plutôt, qui permet d’avoir raison. Le populisme, présenté comme « une droite radicale, [dont] le génie propre est de l’être dans un style de gauche radicale », ne peut donc échapper à ce périmètre. Au « Voilà l’Histoire » répond « Voilà le populisme ». Le couperet est tombé et la richesse théorique, historique et sémantique du terme populisme est complètement évacuée. C’est qu’évidemment, ce dernier effraie : derrière lui flotte l’ombre encombrante du peuple, en tant que sujet politique, réclamant à juste titre voix au chapitre, au sein de systèmes institutionnels qui l’ont complètement marginalisé. Mais la machine à essentialiser reprend vite la main et se charge de régler la question : le peuple est convoqué au tribunal de l’Histoire et il est déclaré coupable, ad vitam æternam. La méfiance chronique à son égard, ancrée initialement dans les soubresauts insurrectionnels, à l’instar des journées de juin 1848 et l’épisode de la Commune de Paris, s’articule progressivement autour du spectre du fascisme. Le peuple est ainsi tenu pour responsable de toutes les dérives autoritaires et devient, ipso facto, indigne de confiance. Au peuple de 2019 est renvoyé celui de 1929, comme si, au fond, il n’avait pas changé. Ironie d’autant plus grande pour les fossoyeurs du populisme, qui sont les premiers à reprocher à leurs opposants de parler au nom d’un peuple qui n’existe pas. Mais sont-ils seulement conscients que le leur est un fantôme d’autant plus flou qu’il est irrigué non par une théorie politique, mais par un discours idéologique ?
Apogée des malversations de l’historien, l’élaboration d’un prétendu raisonnement analogique, supposé mettre en évidence « la part du structurel et du récurrent », qui prévaudrait entre deux époques historiques. Coupons court au suspens, Pascal Ory soutient : « Au fascisme des années 1930 répond aujourd’hui le populisme » dans Le Monde. La comparaison historique s’est encore une fois transformée en jugement de valeur, sacrifiant toute exigence intellectuelle et aboutissant à une typologie plus que bancale. Repérant des dynamiques (menace-réaction-crise), le parallèle est établi : d’un côté, bolchévisme-fascisme-crise-économique, de l’autre, islamisme-populisme-crise-écologique. Si la première matrice peut être envisageable – elle s’enracine au fond dans une historiographie qui précède largement Pascal Ory [6], la seconde semble le résultat d’une tentative désespérée de remplir les fameuses cases structurelles. Elle perpétue la confusion qui paralyse notre époque autour de ces phénomènes rarement interrogés avec justesse, en raison de ces amalgames néfastes qui brouillent la pensée. Outre la responsabilité de ces intellectuels dans l’incapacité à faire preuve de distance critique et de précaution linguistique, elle est d’autant plus fortement engagée lorsqu’ils professent des évidences, qui sont tout sauf des évidences : « La « réaction » s’appelle évidemment populisme, catégorie dont on a proposé ailleurs une définition qui délimite un large espace au sein duquel le fascisme de l’entre-deux-guerres trouve toute sa place. » La boucle est bouclée : Voilà l’histoire, voilà le populisme, voilà le fascisme.
Nier pour mieux régner
Face à tant d’attaques et de mauvaise foi, que faire ? Rien, précisément, puisque la sophistique suit sa mécanique et qu’elle n’espère qu’une chose : faire de l’adversaire un ennemi. On débat avec le premier, on élimine le second. Le populisme de gauche est immédiatement dénoncé comme un échec intellectuel de la gauche. Si la logique politicienne est redoutable, elle n’en demeure pas moins affligeante lorsqu’elle rejoint le terrain des idées. Sur le sol miné du populisme, on feint la nonchalance : « Certains, comme Chantal Mouffe parlent depuis peu de « populisme de gauche », mais puisqu’il ne s’agit jamais que de définition, de taxinomie, je m’en tiens à la mienne, (…) dans une acception plus large, le terme « populisme » perd toute consistance. » Pascal Ory réduit donc à « une acception plus large », plus de vingt années de réflexion et de théorisation politique [7], se gardant bien de faire droit à leurs arguments. Les travaux de la philosophe, liés à ceux d’Ernesto Laclau, méritent pourtant qu’on s’y attarde, ou qu’on leur réserve, au minimum, un droit de réponse. Dans son dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche (2018), Chantal Mouffe écrit ouvertement que son livre est « une intervention politique et [qu’] il ne cache absolument pas con caractère partisan » [8]. Conjuguant engagement politique et rigueur intellectuelle, elle rendrait presque jaloux ses détracteurs qui, définitivement, ne savent plus jouer dans la même cour.
« On appelle le lecteur à prendre conscience du « rationnel du constat du triple échec Lénine-Mao-Chávez » (…) . L’historien s’est transformé en militant, mais il se présente, encore une fois à l’abri de la rationalité. »
Ainsi, contrairement à ce qu’affirme Pascal Ory, les efforts de théorisation populiste ne sont pas la négation de la théorie marxiste, ou le symptôme de son échec. Ils s’inscrivent bien plutôt dans la prolongation de leurs réflexions. La filiation est évidemment étrangère à l’historien, qui martèle : « On jette le prolétariat avec l’eau du bain, on substitue à la lutte des classes le clivage haut/bas, peuple/élite. Lénine doit se retourner dans son mausolée. » Sous-entendu : la gauche est tellement désemparée qu’elle bricole des concepts pour se prévenir de l’obsolescence programmée [9]. Le message est clair : quelques lignes plus loin, on appelle le lecteur à prendre conscience du « rationnel du constat du triple échec Lénine-Mao-Chávez », rien que ça. L’historien s’est transformé en militant, mais il se présente encore une fois à l’abri de la rationalité. Il est remarquable qu’en un geste typographique – le tiret, voilà une arme précieuse –, Pascal Ory parvienne à démontrer si vigoureusement sa pensée. Face aux figures menaçantes du passé, victimes de la fièvre rouge, il faut désormais revendiquer la quiétude de la logique. Cette dernière ne s’encombre pas d’éléments de contextualisation – les querelles d’historiens sont vaines et reposent dans de paisibles mausolées ! – car, douée de nouveaux talents prophétiques, elle perçoit des dynamiques flagrantes. Révélation soudaine, la vérité saute aux yeux, et l’on se demande encore quel aveuglement pousse certains à ne pas y être sensibles. L’esprit critique est décidément un opium puissant : il s’acharne à préciser que la construction d’un clivage peuple/élite admet les logiques de domination qui habitent les sociétés, mais se détache des présupposés essentialistes de la lutte des classes, afin de créer des chaines d’équivalence [10] entre les multiples demandes démocratiques, dépassant la seule condition ouvrière. Il persiste à dire que le léninisme est une interprétation du marxisme dans le contexte russe et s’inquiète des rapprochements précaires entre Lénine, Mao et Chávez. Il convoque d’anciens ouvrages afin de mesurer dans quelles circonstances ces leaders arrivent au pouvoir et déploient leur programme ; il demande un bilan équitable de ces pages de l’Histoire [11]. Il pose trop de questions, le trait d’union promettait d’être imparable.
L’impossible conflictualité est implicitement avouée : les voix discordantes parlent, mais elles ne bénéficient d’aucune reconnaissance. La contestation qui s’exprime à travers le rejet des élites trouve ici une de ses raisons d’être. L’antagonisme ne cesse pourtant d’être renforcé, par ces mêmes qui publient tribunes sur tribunes pour dénoncer l’autoritarisme du populisme. Sans jamais s’interroger sur leur dogmatisme borné, ils minent le débat, bien plus qu’ils ne le pacifient. S’ils méconnaissent tant le populisme de gauche, c’est que ce dernier prône une logique qui leur est étrangère : transformer l’antagonisme en agonisme. Depuis l’ancestral agôn grec et les aphorismes d’Héraclite, force est d’admettre l’irréductibilité de la lutte entre des forces contraires. Ce constat a conduit certains à signer en bas du contrat de la guerre de tous contre tous ; il en a guidé d’autres vers la promesse de réconciliation. Réconciliation qu’il est possible de trouver non pas dans la dissolution de l’une des parties, ni dans la quête éperdue d’un consensus de façade, mais bien dans la structuration et dans l’institutionnalisation de la conflictualité. « La société a besoin d’un certain rapport quantitatif d’harmonie et de dissonance, d’association et de compétition, de sympathie et d’antipathie pour accéder à une forme définie », écrit le sociologue Georg Simmel [12]. La polarisation autour des extrêmes qui se donne à voir dans l’espace politique depuis plusieurs années trouve ainsi une de ses explications les plus fondamentales dans la faillite des démocraties représentatives contemporaines à aménager une arène plutôt qu’un champ de bataille.
« La polarisation autour des « extrêmes » qui se donne à voir dans l’espace politique depuis plusieurs années trouve ainsi une de ses explications les plus fondamentales dans la faillite des démocraties représentatives contemporaines à aménager une arène plutôt qu’un champ de bataille. »
À crédit du populisme de gauche, qu’on fait passer pour anti-démocratique, il est utile de citer ceux qui l’ont conceptualisé… « Le remède n’est pas d’abolir la représentation mais de rendre les institutions plus représentatives. C’est bien le but d’une stratégie populiste de gauche » écrit Chantal Mouffe [13], aux antipodes de la charge qu’on oppose à ses travaux. Ainsi, l’entreprise de négation, si elle est une ressource précieuse pour rassurer ceux qui campent sur leurs certitudes, n’en est pas moins dangereuse et risque de se retourner contre eux. En demeurant sourds aux raisons qui sous-tendent la vague populiste et en s’enfermant dans une guerre de positions, ils témoignent, en définitive, d’une profonde méconnaissance de la démocratie, bien qu’ils s’en érigent comme les gardiens les plus fiables.
Le mépris de la théorie démocratique
Dans la grammaire de Pascal Ory, la démocratie se distribue en deux pôles : d’une part la démocratie libérale, de l’autre la démocratie autoritaire, dont le populisme ne serait qu’une manifestation. Citation à l’appui : « La notion de démocratie n’intègre la valeur de liberté que si c’est une démocratie libérale. L’histoire de la démocratie, depuis l’Antiquité grecque des tyrans, est parsemée de démocraties autoritaires, voire totalitaires. » Une division si binaire, qu’on peine à savoir par où commencer pour faire droit avec justesse à cette démocratie, portée partout en étendard, mais qu’on connaît encore vraisemblablement si mal. Les avertissements contre cette dernière remontent bien à l’Antiquité : Platon s’est illustré par sa méfiance à l’égard du régime, certes pour le danger de la tyrannie de la majorité, mais surtout parce qu’elle traduisait politiquement une valeur d’égalité, inconcevable dans la philosophie platonicienne profondément hiérarchisée, annexée sur un ordre naturel. Curieusement, cette notion d’égalité est totalement absente de la distinction effectuée par Pascal Ory, qui lui substitue la valeur de liberté. Un glissement qui annonce déjà le socle dans lequel s’enracine une profonde méprise qui irrigue la plupart des discours tenus dans l’espace médiatique.
La démocratie, en son sens moderne, réfléchie au dix-huitième siècle et mise à l’épreuve par la Révolution française, s’établit sur la tension, en même temps que sur la complémentarité, de l’égalité et de la liberté. Idéalement, elle reconnaît ainsi l’égalité et, par voie de conséquence, la souveraineté populaire, de même que l’ensemble des valeurs du premier libéralisme, concrétisées dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Cependant, notre histoire est celle d’une progressive occultation d’une partie de son identité originelle : la liberté prenant le dessus sur l’égalité, dans un mouvement s’étendant de la victoire du gouvernant représentatif au lendemain de la Révolution, jusqu’à la conceptualisation de l’État de droit (employé aujourd’hui comme synonyme de démocratie), qui juridicise les rapports politiques et subordonne la souveraineté à l’autorité d’un juge. Si ce cheminement historique s’est pensé autour d’espoirs de rationalité et de pacification, ses contradictions ne pouvaient manquer de resurgir. À ce titre, les travaux de Bernard Manin sont éclairants pour comprendre en quoi « les démocraties contemporaines sont issues d’une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie » [14]. Paradoxalement toutefois, bien que la démocratie ait été amputée d’une partie d’elle-même (l’exigence d’égalité et de souveraineté populaire), le discours politique continue d’affirmer l’inverse et gouverne toujours au nom du peuple, réservoir incontestable de légitimité, tout en accordant à ce dernier un rôle mineur, dont l’expression se voit réduite au vote.
« L’enjeu n’est alors pas, comme on l’entend souvent, de préserver « la démocratie » de la menace populiste ou illibérale, qui risquerait de la faire basculer dans « la démocratie autoritaire », mais de rendre la démocratie à elle-même. »
Ces lignes de failles théoriques sont au cœur des débats qui animent actuellement notre époque : la question qui est posée, au fond, est celle éternelle du meilleur régime. L’apparition de nouvelles terminologies – populisme et illibéralisme – témoignent de cette âme refoulée de la démocratie. L’enjeu n’est alors pas, comme on l’entend souvent, de préserver la démocratie de la menace populiste ou illibérale, qui risquerait de la faire basculer dans la démocratie autoritaire, mais de rendre la démocratie à elle-même. « L’ère populiste » que nous traversons, selon les mots de Pascal Ory, s’apparente bien davantage à un moment populiste, tel que le qualifie Chantal Mouffe, qui emprunte au concept d’interregnum de Gramsci, caractérisant les instants critiques de la conjoncture historique, où le rapport de forces peut se reconfigurer. Rien n’est pourtant joué d’avance et la contestation éruptive qui s’exprime doit désormais être articulée autour d’un projet politique capable de radicaliser la démocratie et de réintroduire l’équilibre entre égalité et liberté, complètement empêché par quarante années d’ère néolibérale [15]. En ce sens, n’en déplaise à Pascal Ory, le populisme de gauche existe bien et il se présente comme une stratégie discursive (et non comme un régime, ou un programme, ou un spectre fasciste), qui refuse de laisser à l’extrême-droite la captation de cette contestation de l’ordre établi. Son objectif ? « La construction d’une volonté collective, un « peuple » capable d’instaurer une nouvelle formation hégémonique qui rétablirait l’articulation, désavouée par le néolibéralisme, entre libéralisme et démocratie », selon Chantal Mouffe [16].
Dans une telle perspective, le peuple reprend ses droits sur la scène politique. Mais on comprend bien que cet acteur encombrant, qu’on avait précédemment présenté comme un chemin en puissance vers le fascisme, soit lui-aussi mal traité dans le répertoire démocratique de Pascal Ory. Interrogé au sujet de la souveraineté populaire dans Le Point (Ce concept de « souveraineté populaire » est pour vous une fiction ?), l’historien répond : « La notion même de « peuple » est, par définition, une fiction. « We, the People » (formule qui ouvre la Constitution américaine) est un discours purement performatif : le peuple est ici ce qui se proclame comme tel, et ce que ceux qui prennent ainsi la parole (donc le pouvoir) pensent qu’il est. » Est-il nécessaire de préciser que se dévoile encore ici la tragédie du peuple incompris ? Pourtant, apogée de la tension dramatique : nous sommes d’accord avec Pascal Ory ! Le peuple est en effet une fiction. Mais de quelle fiction parle-t-on ? Car s’il est certain qu’à travers la rhétorique politique, il est possible de construire autant de peuples que de discours – c’est d’ailleurs le cœur même de la stratégie populiste -, l’ombre d’un autre peuple s’esquisse derrière leurs silhouettes.
Pour le comprendre, il faut revenir à Jean-Jacques Rousseau, qui compte parmi les premiers à théoriser la souveraineté populaire. Ce qui fonde originellement le peuple n’est autre que le contrat social, aussi appelé « pacte d’association », et bientôt rattaché à l’écriture d’une constitution. Réfutant la légitimité consensuelle développée par Hobbes et Grotius (le peuple consent à transférer absolument sa souveraineté), Rousseau écrit : « Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société. » [17]. Il poursuit : « Si donc le peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple ; à l’instant qu’il y a un maître il n’y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit. » [18] Ce rapide détour par la philosophie politique nous permet d’éclairer des problématiques d’une actualité brûlante : car, en effet, ce qui se joue plus fondamentalement derrière le populisme n’est pas une simple querelle entre qui inventera le meilleur peuple, mais une interrogation éminemment profonde sur le contrat qui lie, ou ne lie plus, nos sociétés. Poser la question de la souveraineté populaire, c’est aussi réfléchir à la permanence de la volonté constituante. Concrètement, c’est donc se demander si les relations entre gouvernés et gouvernants respectent les habilitations données par les premiers aux seconds. Et cela revient, au quotidien, au bout des lèvres des citoyens, lorsqu’ils s’exaspèrent : a-t-on encore notre mot à dire ? Ou, en termes rousseauiste, le corps politique existe-t-il encore ? Les réponses devant y être apportées sont loin d’être univoques et personne – sauf peut-être ces mêmes qui persistent à brandir la menace fasciste – ne prétend détenir la vérité ou l’équation magique, épousant les courbes du réel. En revanche, il est certain que le débat doit avoir lieu, sans caricatures, sans raccourcis et sans malhonnêteté.
« Ce qui se joue plus fondamentalement derrière le « populisme » n’est pas une simple querelle entre qui inventera le meilleur peuple, mais une interrogation éminemment profonde sur le « contrat » qui lie, ou ne lie plus, nos sociétés. »
Ses premières lueurs se donnent d’ailleurs peut-être à voir là où on ne les imaginait pas. Derrière la colère, l’exaspération, la tristesse, la peur, l’enthousiasme, ou encore l’espoir, la vague populiste telle que la décrit Pascal Ory, « se nourrit d’une dimension essentielle, que la science politique a mis du temps à admettre, en raison de ses postulats intellectualistes et, souvent, rationalistes : le rôle capital de l’émotion en politique ». Si l’on s’en tenait à cette proposition, on parviendrait encore à trouver un terrain d’entente… mais les chemins de l’interprétation nous divisent déjà : car si l’historien observe dans ces effluves émotionnels le seul signe d’un danger : voilà le peuple devenu manipulable, en proie à ses passions tristes dirait Spinoza, nous y percevons le signe d’un éveil et d’une sortie de l’indifférence, seule véritable pathologie de notre siècle. Encore une fois, rien n’est programmé et les émotions ne contiennent pas, en elles-mêmes, leur canalisation. La colère peut se radicaliser – il faudra alors se demander pourquoi -, mais elle peut aussi participer d’une indignation salutaire.
Nous la faisons nôtre et nous assumons qu’elle est à la source de l’écriture de ces lignes. En écho à celle que mentionnait déjà Aristote, dans son Éthique à Nicomaque, et au sujet de laquelle il écrivait : « La colère est un désir sombre de vengeance publique face à une manifestation publique de mépris (…) ce mépris étant immérité. » [19] La formulation n’est pas mesurée, mais elle est à la hauteur de l’outrage répété. Il est usant d’être décrédibilisé et sali en permanence, usant de disposer pour se défendre d’une tribune réduite à peau de chagrin, usant d’endosser le mauvais rôle alors qu’on ne cesse de renouveler l’appel au débat. Par conséquent, la colère pointe et elle se présente comme une demande de justice. Enfin, comme la condition même de l’homme libre, car « lorsqu’on est soi-même trainé dans la boue, le supporter (…) le regarder avec indifférence, c’est, aux yeux de tout le monde, avoir une âme d’esclave » [20]. À la colère ont néanmoins succédé les mots, qui se sont voulus nuancés, équitables, patients, ne se contentant pas de dire « vous avez tort », mais cherchant à dévoiler les impostures. En écho, nous espérons que certains intellectuels auront honte d’abuser de la sophistique ou de leur propre surdité, et qu’ils regagneront l’arène que nous leur proposons. « Le poète vise à transformer vieux ennemis en loyaux adversaires, tout lendemain fertile étant fonction de la réussite de ce projet » livre René Char, dans l’urgence de ses Feuillets d’Hypnos [21]. Puissions-nous tous, face aux enjeux de notre époque, être fidèles à son éthique et à son exigence.
[1] Voir notamment la tribune de Thomas Branthôme, historien du droit et des idées politiques. Il écrit : « Vecteur d’un puissant effet neutralisant, le populisme est une étiquette qu’on appose sur tout discours contestataire afin de le discréditer », Le Monde, 12 octobre 2018, [en ligne abonnés].
[2] L’Obs (n°2831, 7 février 2019, p.34-35, [en ligne abonnés]), Le Point (n°201811, 13 novembre 2018, [en ligne]), Le Monde (10 novembre 2018, [en ligne]).
[3] Voir François Furet, Le passé d’une illusion, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, (éd. 1997).
[4] Voir notamment la controverse historique autour des travaux de Zeev Sternhell (Ni droite, ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Paris, Le Seuil, 1983), remettant en cause l’imperméabilité de la France au fascisme. Du point de vue de l’histoire des idées, ce dernier s’enracinerait dans une révision du marxisme, et s’établirait à la collusion de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite. Il écrit notamment : « À beaucoup d’égards, on pourrait écrire l’histoire du fascisme comme celle d’une immense tentative de révision du marxisme, d’un effort permanent vers un néo-socialisme » (p.34). Une approche qui a été vivement contestée et dont le récent ouvrage, Fascisme français ? La controverse (2014), co-signé par Serge Berstein et Michel Winock, se fait encore l’écho.
[5] Dans sa variante de droite, le populisme s’attache bien, par exemple, à construire un peuple national, en mobilisant un discours xénophobe.
[6] Voir, par exemple, E. Nolte, La guerre civile européenne : national-socialisme et bolchevisme, 1917-1945, Paris, Perrin, 1989 (éd. 2011). Voir aussi la réponse de I. Kershaw à ce pan de l’historiographie allemande dans Qu’est-ce que le nazisme ?, Paris, Gallimard, 1997.
[7] Hégémonie et stratégie socialiste, Vers une démocratie radicale (Mouffe, Laclau, 1985, trad. 2008), La Raison Populiste (Laclau, 2005), Le paradoxe démocratique (Mouffe, 2000, trad. 2016), L’illusion du consensus (Mouffe, 2005, trad. 2016), Pour un populisme de gauche (Mouffe, 2018).
[8] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018, p.21.
[9] D’autant que le tribunal de l’histoire a encore sévi… « La Commune de Paris n’a duré que 72 jours, l’Union soviétique a duré 72 ans. Et, là, l’expérimentation a eu le temps de se développer à l’échelle de dizaines de pays et de millions de cobayes. Voilà pourquoi le balancier n’est jamais reparti vers la gauche depuis 1975. » (Pascal Ory, Le Point)
[10] Concept développé dans Hégémonie et stratégie socialiste par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau.
[11] Voir par exemple l’analyse du socialisme réel par Éric Hobsbawm dans L‘âge des extrêmes : le court XXème siècle (1914-1991), Paris, Complexe, 1994, (éd. 1999).
[12] G. Simmel, Le conflit, Belval, Éditions Circé, 1995 (réédition 2015), p.22.
[13] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, op.cit., p.86.
[14] B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1995, p.10.
[15] Le néolibéralisme se distingue du premier libéralisme évoqué précédemment, en ce sens, qu’il se caractérise par une subordination du domaine politique au domaine économique. Le tournant néolibéral des années 80 aurait ainsi contribué à l’homogénéisation des projets politiques, devant désormais, postuler l’acceptation des logiques de marché.
[16] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, op. cit., p.71.
[17] J-J. Rousseau, Du contrat social (1762), Livre I, 5 : « Qu’il faut toujours remonter à une première convention », Paris, Garnier Flammarion, 1966, p.50.
[18] J-J. Rousseau, Du contrat social (1762), Livre II, 1 : « Que la souveraineté est inaliénable », op.cit. p.64.
[19] Aristote, Rhétorique, Livre II, 2 « De ceux qui excitent la colère ; des gens en colère ; des motifs de colère. », traduction inédite proposée dans l’ouvrage : A. Garapon, F. Gros, T. Pech, Et ce sera justice : punir en démocratie, Paris, Odile Jacob, 2001.
[20] Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre IV, 11, « La douceur », trad. Gauthier et Jolif, Louvain, Publications universitaires, 1970, p.110.
[21] R. Char, « Feuillets d’Hypnos », Fureur et mystère, Paris, Gallimard, p.86.