“La puissance étatique est l’instrument pour limiter les crises” – entretien avec Dany Lang

©Vincent Plagniol pour LVSL

Dany Lang est maître de conférences à l’Université Paris 13 et professeur à l’Université de Saint Louis (Belgique). Il enseigne actuellement la macroéconomie, l’économie européenne, la modélisation macroéconomique, les politiques économiques, et co-anime parallèlement l’axe « Dynamiques du capitalisme et analyses postkeynésiennes » du Centre d’Economie de Paris Nord (UMR CNRS). Membre actif des Economistes atterrés depuis leur création, il a participé à de nombreux ouvrages dont Changer l’Europe, L’Europe mal traitée, ou encore le Nouveau manifeste des économistes atterrés.

LVSL – Vous faites partie d’un courant hétérodoxe de la pensée économique qu’on appelle les « post-keynésiens ». Quels sont les grands positionnements des économistes post-keynésiens au regard des économistes dominants ou des autres courants hétérodoxes (théorie de la régulation, économie des conventions, etc.) ?

Aujourd’hui les Post keynesiens sont un courant majeur au sein de l’hétérodoxie, en particulier aux Etats-Unis et en France. Le plus grand post keynésien, le canadien Marc Lavoie, est aujourd’hui enseignant chercheur à Paris 13. L’objectif principal est de continuer les travaux menés par Keynes et ses principaux disciples : Joan Robinson, Nicholas Kaldor, Michal Kalecki et Hyman Minsky.

Pour résumer leurs principaux apports, les post-keynésiens considèrent que les inégalités jouent un rôle central. Elles ne sont pas neutres, leur influence sur la croissance et sur l’emploi est non négligeable. D’autres thèmes majeurs sont mis en avant, comme la répartition de la valeur ajoutée entre profits et salaires, et son impact sur la croissance, le rôle délétère de la finance… Généralement, les post-keynésiens ne croient pas en l’efficience des marchés. Le capitalisme nécessite d’être mieux encadré, car ce système va de lui-même à sa destruction. Leurs apports théoriques insistent d’ailleurs sur la prise en considération de la dette privée, absente des théories dominantes actuelles et pourtant indispensable pour penser le capitalisme contemporain.

Les post keynésiens sont donc assez critiques vis-à-vis d’un courant dominant qui souhaite limiter la régulation pour ne pas entraver les mécanismes de marchés. Le marché peut être efficace dans certains domaines, mais lorsqu’il s’agit de santé, d’éducation et de sécurité sociale : l’intervention de l’Etat est requise. La puissance étatique est l’instrument pour limiter les crises, pour que ne se reproduise pas ce que l’on a connu en 1929 et depuis 2007-8.

Entre les post keynésiens et les autres courants de l’hétérodoxie, il y a des interactions certaines. Nous partageons les mêmes bases, le refus de se conformer au mouvement dominant et à cette vision du marché efficient. Les régulationistes ont formé de nombreux post-keynésiens et utilisent parfois leurs mêmes outils. De nombreux post-keynésiens s’appuient sur des concepts issus de la pensée des Régulationnistes. Nous approuvons, et reprenons, par exemple, l’idée que nous sommes passés d’un régime d’accumulation fordiste à un régime d’accumulation financiarisé.

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Il y a une filiation et peu de différences sur le fond de pensée. La distinction réside peut-être dans un mode de raisonnement plus littéraire chez les Régulationnistes, quand les post-keynésiens mettent leurs intuitions sous forme de modèles et d’équations. Mais un travail commun est tout à fait possible ! L’ouvrage L’entreprise liquidée : La finance contre l’investissement en est un bon exemple. Il a été co-écrit par Tristan Auvray, héritier à la fois du post-keynésianisme et du régulationnisme, Thomas Dallery, post kéynésien, et Sandra Rigot, héritière intellectuelle de Michel Aglietta, une figure de l’Ecole de la régulation.

Vis-à-vis des courants marxistes, des rapprochements sont possibles. Les post-keynésiens considèrent le conflit entre le capital et le travail comme absolument central pour comprendre la répartition de la valeur ajoutée ou les dynamiques d’inflation. Mais nous ne croyons pas, comme certains marxistes orthodoxes, à la baisse tendancielle du taux de profit. Quant à l’Economie des conventions, nous considérons leurs contributions comme essentielles. Notamment sur le principe de détermination des cours [des prix des actifs, ndlr] sur les marchés financiers, domaine dans lequel l’approche de l’économie des conventions est bien plus pertinente que le modèle proposé par la théorie néoclassique basé sur l’offre et la demande.

Ce qui nous différencie des autres modèles hétérodoxes est notre attachement à produire des modèles alternatifs, formalisés, mathématiques. Ce que ne font pas forcément les autres courants. Notre but est réellement de fournir des outils pour les institutions. L’Agence française pour le développement en France utilise des modèles post-keynésiens pour penser sa politique, les résultats sont très intéressants. Les Banques centrales comme la Bank of England ou la banque centrale hongroise sont en train de mettre en place des modèles stock-flux cohérents d’inspiration keynésienne.

LVSL – Certains de vos travaux des années 2000 portent sur l’économie danoise, qu’on cite souvent en exemple d’économie scandinave vertueuse. Quelles sont selon vous les principales leçons de ce modèle ? Peut-on « importer » les modèles scandinaves en France et cela est-il souhaitable ?

Sur l’économie danoise, j’ai produit des travaux plus institutionnels au moment où l’on essayait d’importer le modèle de « flexisécurité » en France. Certes, les réformes danoises des années 90 avaient pour but une plus grande flexibilité, qui s’accompagnait effectivement d’une facilitation des licenciements. Toutefois, ces mesures ne se sont pas faites « à l’américaine », mais plus progressivement et avec de réelles contreparties pour les salariés : prise en compte de l’ancienneté, etc. Surtout, ces réformes ont été accompagnées simultanément d’une vraie politique de relance budgétaire.

Ces réformes ont pu être tenues au Danemark grâce à la tradition de négociation entre le patronat et les syndicats. Les syndicats sont extrêmement puissants et donc, de fait, représentatifs. Par exemple, pour toucher les allocations chômage, être syndiqué est un prérequis. Cette force a construit une véritable culture du dialogue au sein des entreprises depuis une centaine d’année. A contrario, en France, on s’attend à ce que l’Etat s’interpose entre syndicat set patronat. Ce dernier, à travers le MEDEF, n’est pas dans une logique de dialogue mais de véritable lutte des classes.

De manière plus générale, la transposition de réformes est une erreur fondamentale. On peut envisager de mener une politique conjoncturelle de relance budgétaire dans des pays structurellement différents, mais lorsqu’on touche à des politiques plus structurelles comme le marché du travail, il faut tenir compte des structures institutionnelles, et donc de l’histoire et de l’état des relations sociales. En France, nos relations sociales ne permettent simplement pas d’importer le modèle danois, le modèle suédois ou même le modèle allemand. Qu’on essaie de donner le même pouvoir aux syndicats que dans les entreprises allemandes, on nous traiterait de bolcheviks révolutionnaires !

LVSL – L’un de vos thèmes de recherche est le marché du travail. Selon vous, quels sont aujourd’hui les problèmes sur le marché du travail français ? Les ordonnances Macron répondent-ils à ces problèmes ou les aggravent-ils ?

Selon moi, le problème du chômage est un problème macroéconomique. Je suis en cela resté fidèle à Keynes et au message des postkeynésiens. Pour le courant dominant, le chômage est un problème d’incitations au plan microéconomique. Il aurait pour origine un état social trop fort, versant des allocations chômages trop généreuses ou fixant un SMIC trop élevé. Ces théories sont justes fausses : ce n’est pas parce que nous avons eu un pic de feinéantise en 2007-2008 que le chômage a augmenté !

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Donc avant tout, le chômage est un problème d’ordre macroéconomique qu’on ne résoudra pas en facilitant les licenciements. Pourquoi ne pas favoriser la flexibilité interne dans certains cas en modulant le nombre d’heures travaillées ? Mais globalement la flexibilité numérique externe (la facilité de licencier) n’est pas une solution. Les réformes structurelles du marché du travail ne constituent pas, pour moi, la priorité. Je n’ai jamais cru à l’existence de ce taux de chômage naturel qui obsède le courant dominant et dont on parle depuis les années 1970 sans avoir pu l’évaluer sérieusement. Lors de la campagne présidentielle, Henry Sterdyniak et moi-même avons eu une controverse avec les économistes de Macron sur ce sujet, dont le point de départ est notre note Emmanuel Macron, l’économie en marche arrière. La réponse à cette note de Marc Ferracci démontre clairement qu’ils sont convaincus de l’existence, qui n’a jamais pu être prouvée, de ce taux de chômage naturel à 7%.

Le chômage n’est pas une question de réformes structurelles mais de politiques macroéconomiques. Lorsqu’on baisse les dépenses publiques en période difficile, lorsqu’on augmente les impôts pour les ménages les plus pauvres et les classes moyennes, on ne fait qu’aggraver le problème. Le contre-exemple est très clair : le Portugal. Ce pays a arrêté les politiques d’austérité et est passé sous la barre des 10% de chômeurs en approchant les 3% de taux de croissance. Ils ont rétabli un salaire minimum, passé aux 35 heures, réhabilité les services publics qui avaient été particulièrement atteints par les coupes budgétaires. Bien sûr, tout ne va pas bien au Portugal et le pays continue la politique du gouvernement précédé en matière de défiscalisations. Mais le cadre européen pousse au dumping fiscal et le cours de l’euro est inadapté à la situation de l’économie portugaise.

Les réformes structurelles du marché du travail ne sont pas la solution pour faire baisser le chômage. Je crois beaucoup plus à la combinaison d’une politique budgétaire de relance et d’une véritable politique industrielle. Mais mener une politique industrielle ciblée est extrêmement difficile dans l’Union européenne actuelle.

LVSL – Vous avez, à ce sujet, participé à la rédaction de plusieurs ouvrages des Économistes atterrés sur l’Union européenne et enseignez par ailleurs l’’intégration européenne à l’université Paris 13 et à l’Université catholique de Louvain. C’est un débat particulièrement fort parmi les progressistes sur la sortie de l’Union européenne, de l’euro, ou la réforme d’une « Europe sociale ». Quelle est votre position ?

La question de l’euro est une question complexe, que j’aimerais – pour une fois – penser en termes d’équilibres économiques. Les économistes aiment penser les dynamiques économiques en termes d’équilibres vers lesquels convergent les systèmes. Ces équilibres peuvent être stables ou instables. Par rapport à la question de l’euro, il y a aujourd’hui trois équilibres, deux stables et un instable. L’équilibre actuel est intenable – et cette idée fait consensus au sein des économistes atterrés. Nous sommes dans une situation que Michel Dévoluy et moi avons appelée « fédéralisme tutélaire ». Dans cette situation, les institutions européennes imposent, en se fondant sur les traités, des contraintes extrêmement fortes aux Etats. Un des exemples les plus flagrants aujourd’hui est le semestre européen [prévu par la réforme du pacte de stabilité et de croissance en 2011 dans le but de synchroniser les politiques nationales en matière de budget, de croissance et d’emploi, ndlr], qui permet notamment un regard et des demandes de correction de Bruxelles sur les budgets nationaux. L’existence même de cette possibilité est délirante du point de vue de la souveraineté, et donc du point de vue démocratique – car il n’y a point de démocratie sans respect de la souveraineté populaire. Cette situation n’est pas tenable car on ne peut durablement imposer l’Europe par la contrainte et le déni des instances démocratiques.

Face à ce constat, deux solutions sont envisageables et elles correspondent à deux équilibres. D’abord celui d’une Europe vraiment fédérale, y compris au niveau démocratique. Cela implique de donner beaucoup plus de pouvoir au Parlement européen, la fin du monopole d’initiative pour la Commission, et surtout une réelle réflexion sur un gouvernement européen. Si l’on fait ce choix, il faut mettre fin au système intergouvernemental représenté par Conseil européen. Cet organe qui réunit les chefs d’Etats et de gouvernement, a l’initiative des politiques menées et donne les grands orientations européens. Il est clairement utilisé par les chefs d’Etat pour faire passer des réformes impopulaires vis-à-vis de leurs populations pour dire ensuite que c’est de la faute de l’Europe. La situation actuelle est intenable, ne serait-ce que parce que l’on partage une monnaie commune, une politique de change commune, et que la politique budgétaire, dernier levier des états, est fortement sous le contrôle des institutions européennes. Ce dispositif est clairement délirant et inadapté au regard des situations très différentes des économies européennes.

Les partisans de la monnaie unique étaient conscients depuis le départ, depuis le rapport Wermer de 1971, de la nécessité d’un budget à 10% ou 15% du PIB, soit un réel budget européen suffisant pour être en cohérence au sein de la zone et permettre des transferts budgétaires entre les régions qui vont bien et celles qui vont mal. Dans l’état actuel des choses, cette solution me semble souhiatble mais hélas guère envisageable car les rapports de force permettant cela ne sont pas réunis. J’ai longtemps pensé qu’on pouvait obtenir plus de fédéralisme démocratique. Mais en 2015 les choix anti-austérité du peuple grec ont été foulés aux pieds et le gouvernement humilié ; ce traitement ne donne pas beaucoup d’espoir pour cette construction européenne-là.

L’alternative est donc la sortie de l’euro, le retour à une monnaie nationale, en construisant une monnaie commune et non pas une monnaie unique, comme le préconise, entre autres, Frederic Lordon. Cette monnaie serait utilisée pour les échanges extérieurs. Avec l’euro, on nous a vendu l’idée de la fin de la spéculation sur les monnaies. C’est vrai, mais cette spéculation s’est déplacée sur la dette publique. Il nous faut revenir à un système de change interne qui ressemblerait au Système monétaire européen, avec des changes fixes mais ajustables. Ce mécanisme existe toujours dans les Traités, il s’agit du mécanisme de change européen II (MCE II). La dévaluation est possible mais soumise à l’accord des autres pays de la zone. Cette solution risque bien sûr de déplaire aux libéraux puisqu’elle impliquerait que les pays mettent en place des restrictions aux mouvements de capitaux et remet ainsi en cause l’hypothèse d’efficience des marchés.

©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Avec les politiques non conventionnelles, la BCE a calmé la spéculation sur la dette publique. Le danger principal ne serait pas plutôt la faiblesse de l’inflation et le risque d’une spirale déflationniste, d’une spirale à la Fisher, par exemple dans les pays du sud comme l’Italie ?

Certains intervenants dans le débat public sont obsédés par l’inflation, ce qui est délirant. Entre les deux tours de la Présidentielle, j’ai débattu sur la Chaîne parlementaire avec Agnès Verdier-Molinier [directrice depuis 2007 de la Fondation IFRAP, laboratoire d’idées libéral, ndlr] qui craignait que les politiques de la BCE ne créent de l’inflation !

Le principal risque est pourtant bien la déflation. Elle est causée en grande partie par le niveau élevé et extrêmement préoccupant de la dette privée. Le réflexe premier de désendettement chez les ménages et les entreprises endettés limite la consommation et l’investissement. Le rôle de l’Etat dans ces conditions est de prendre le relais de cet investissement et de cette consommation qui font défaut, par la dépense publique. Pour autant, Macron, Merkel et les autres continuent de baisser la dépense publique, à tel point que la déflation est aujourd’hui une hypothèse qu’on ne peut plus exclure. Le risque de déflation est, selon moi, autant lié à la déflation par la dette expliquée par Fisher en 1933 qu’aux politiques d’austérité. L’Etat ne fait qu’aggraver ces problèmes, avec des politiques qui n’ont aucun sens en période difficile.

LVSL – Vous être l’un des auteurs d’un article de recherche qui a pour titre « Le marché est-il vraiment un bon enseignant ? », qui devrait sera publié en 2018 dans le Journal of evolutionary economics. Quelle est votre réponse à cette question ? Dans quels cadres le marché est-il une institution bénéfique, et dans quelles situations faut-il s’en passer ?

Cet article de recherche est motivé par des travaux de l’économiste Alchian dans les années 1950s. Son interprétation évolutionniste des mécanismes de marchés s’est scindée en deux branches. La première, incarnée par M. Friedman, correspond à une certaine confiance dans le marché qui va finir par « retomber sur ses pattes ». La deuxième, dont nous sommes proches, est l’économie évolutionniste développée par Nelson et Winter [An Evolutionary Theory of Economic Change en 1982 ndlr].

Sur la base des idées d’Alchian, On a souhaité s’appuyer sur ces travaux pour reprendre et modéliser les mécanismes de marché. Dans notre modèle qui est à la fois évolutionniste et post-keynésien, les mécanismes de marché conduisent les entreprises à adapter leurs stratégies d’endettement en réaction à l’environnement macroéconomique. Elles doivent répondre à la fois à un impératif de croissance mais aussi à un impératif de sécurité, qui est contradictoire avec le premier car les entreprises doivent prendre des risques quand elles investissent. Dans cette estimation, Isabelle Salle, Pascal Seppecher et moi faisons référence à l’auteur post-keynésien Hyman Minsky pour distinguer trois types d’entreprises : les entreprises au comportement financier sain, les entreprises spéculatives qui prennent des risques importants, et enfin les entreprises Ponzi, qui menacent le marché dans son ensemble.

Les comportements d’endettement des entreprises évoluent avec l’environnement macroéconomique que ces comportements contribuent à créer. Le résultat est un système où, comme dans la réalité, le système est fortement et violemment cyclique en raison des cycles d’endettement. Donc, dans les systèmes complexes en évolution, on constate que le marché ne permet pas toujours de sélectionner les comportements les plus efficaces au vu de la situation. La définton même des comportements efficients change avec le cycle économique. Nous en tirons une caractérisation évolutionniste des crises comme étant le point où l’évolution du système dans son ensemble dépasse en vitesse la capacité d’adaptation des agents qui le composent.

Le rôle de l’Etat est alors de réguler ces fluctuations. Dans le détail, les modalités de régulation dépendent du marché considéré. Sur le marché du crédit, cela pourrait se traduire par exemple par la limitation de la titrisation à un degré (on ne titrise pas des actifs déjà titrisés) ; les banques resteraient ainsi responsables des risques qu’elles prennent.

Entretien réalisé par Antoine Pyra et Lenny Benbara

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