Quand Assange était espionné par une société de sécurité privée

Parmi la nébuleuse d’acteurs qui ont contribué à la répression de Wikileaks et à la surveillance de Julian Assange, on trouve UC Global. Cette société de sécurité privée avait à été mandatée pour veiller sur la sécurité d’Assange – et du personnel de l’ambassade d’Équateur à Londres, où il avait trouvé refuge. Elle s’est rapidement retournée contre lui. On sait aujourd’hui qu’elle a pratiqué un espionnage systématique des moindres faits et gestes de Julian Assange, jusque dans son intimité. A-t-elle collaboré avec la CIA ? Nils Melzer, rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, revient ici sur le rôle d’UC Global. Il rappelle que les pratiques de cette entreprise relèvent d’une forme de torture psychologique.

Déjà en 2017, les mesures de surveillance à l’intérieur de l’ambassade sont renforcées. La salle de contrôle de l’entrée, où se trouvent le personnel de sécurité et les écrans de surveillance, disparaît derrière une vitre sans tain. Pour Assange et ses visiteurs, il n’est plus possible de voir si et par qui ils sont observés. Les caméras existantes à l’intérieur de l’ambassade sont remplacées par des modèles plus récents, à haute résolution. Officiellement, elles n’enregistrent pas les sons. Officiellement, les pièces privées d’Assange sont également exemptes de surveillance. Mais celui-ci continue de se méfier.

Il recouvre les documents de sa main lorsqu’il les lit ou les rédige. Il tente de protéger la confidentialité de ses réunions dans la salle de conférences en diffusant de la musique à fort volume à la radio, en mettant en marche ses propres dispositifs de brouillage, en recouvrant des documents et en aveuglant les caméras avec des lumières vives. Pour les discussions sur des questions juridiques sensibles, Assange emmène ses avocats dans les toilettes pour dames et fait couler l’eau pour générer un bruit de fond.

Paranoïa ? En réalité, la surveillance d’Assange à l’ambassade est encore plus systématique et complète qu’il ne l’imagine. Tout est enregistré, documenté, espionné : examens médicaux, réunions stratégiques avec des avocats, rencontres avec des visiteurs privés. Le personnel de sécurité s’intéresse autant à son état de santé et à ses habitudes de sommeil qu’à ses notes personnelles ou aux cartes SIM des téléphones portables de ses visiteurs. Des documents privés disparaissent, des notes médicales sont volées, des téléphones sont ouverts. Des microphones sont trouvés dans l’extincteur de la salle de conférences, dans les prises électriques et, oui, même dans les toilettes pour dames.

Confronté à la surveillance permanente d’Assange, l’ex-secrétaire à la Défense Leon Panetta est sincèrement amusé : « Cela ne me surprend pas. Je veux dire, ce genre de choses se produit tout le temps. »

Le fils d’Assange, Gabriel, né au printemps 2017, suscite un intérêt particulier. Stella Moris et Assange ont fait tout leur possible pour garder leur relation secrète. Assange apprend qu’il va devenir père par une note que Moris lui glisse lors d’une de ses visites. Après la naissance de Gabriel, ce ne sera jamais elle qui apportera le nourrisson à l’ambassade, mais un ami qui le fera passer pour le sien.

En avril 2017, Assange avait confié sa situation familiale délicate aux autorités suédoises, dans l’espoir de trouver un arrangement réciproque qui lui aurait permis d’être présent à la naissance de Gabriel. Il s’agissait bien sûr des mêmes autorités suédoises qui avaient démontré à plusieurs reprises un manque total de respect pour le droit à la vie privée d’Assange et que l’ambassade des États-Unis à Stockholm avait décrites comme des « partenaires fiables » dans la coopération en matière de renseignement militaire et civil. Il n’est donc pas surprenant que le personnel de sécurité de l’ambassade d’Équateur ait rapidement eu des soupçons et ait volé une des couches de Gabriel pour effectuer un test ADN.

En 2020, la radio publique allemande ARD interviewe Leon Panetta – directeur de la CIA de 2009 à 2011, et ensuite secrétaire à la Défense jusqu’en 2013. Confronté à la surveillance permanente d’Assange à l’ambassade d’Équateur, Panetta est sincèrement amusé : « Cela ne me surprend pas. Je veux dire, ce genre de choses se produit tout le temps. Dans le domaine du renseignement, vous savez, le but du jeu est d’obtenir des informations par tous les moyens possibles. Et je suis sûr que c’est ce qui était en jeu ici. »

L’amusement sincère de Panetta et la franchise presque naïve avec laquelle il reconnaît le non-respect des lois par la CIA sont d’une honnêteté désarmante. De toute évidence, il est déjà tellement habitué à la criminalité institutionnelle qu’il ne la perçoit même plus comme problématique – phénomène répandu parmi les puissants et les privilégiés de ce monde.

En même temps, Panetta condamne Assange et Wikileaks pour ce qu’il décrit comme une « violation assez énorme d’informations classifiées », et estime qu’il « devrait être puni » et jugé afin d’« envoyer un message aux autres pour qu’ils ne fassent pas la même chose ». Mais contrairement à la CIA, Wikileaks n’a obtenu aucune de ses informations par des méthodes illégales. Pas d’écoute téléphonique, pas de vol des données, pas de piratage et certainement pas de torture. Néanmoins, M. Panetta ne voit aucune contradiction à exiger des poursuites judiciaires contre Assange pour son journalisme d’investigation, tout en tolérant l’impunité pour les crimes d’État commis par les agences de renseignement.

Un acteur clé directement responsable des mesures de surveillance à l’ambassade d’Équateur est la société de sécurité privée espagnole UC Global. En 2015, elle a été engagée pour garantir la sécurité des locaux du personnel de l’ambassade, apparemment en raison de contacts personnels avec la famille du président équatorien de l’époque, Rafael Correa. Le propriétaire d’UC Global est David Morales, un ancien Marine espagnol. Il est à l’origine de l’expansion massive de la surveillance d’Assange. Chaque jour, il examine personnellement le matériel recueilli par son personnel à l’ambassade. Souvent, ces rapports lui parviennent aux États-Unis.

La place d’UC Global (à droite) dans la nébuleuse d’acteurs qui ont contribué à la répression de Wikileaks © Aymeric Chouquet pour LVSL. Pour plus de détails, lire sur LVSL l’article de Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz : « Ce que l’affaire Assange révèle du pouvoir américain depuis le 11 septembre ».

Les voyages de Morales en Amérique sont devenus plus fréquents depuis qu’il a participé à une foire commerciale sur la sécurité à Las Vegas en 2016. Il reçoit des contrats d’un empire de casinos qui entretiendrait des liens étroits avec les services de renseignement américains. Après son premier retour de Las Vegas, Morales aurait tenu des propos énigmatiques à son personnel, affirmant que « nous jouons dans la cour des grands » et qu’il était « passé du côté obscur » et travaillait désormais pour leurs « amis américains ». Morales a-t-il commis le péché capital de tout entrepreneur de sécurité et s’est-il retourné contre les intérêts de son client ? A-t-il profité de sa position pour surveiller Assange et remettre ensuite les données à une agence américaine de renseignement ? Était-il un agent double ?

Si UC Global coopérait avec un service de renseignement américain, cela affecterait fatalement non seulement la procédure d’extradition, mais aussi les accusations d’espionnage du département de la justice américain sur lesquelles se fonde la demande d’extradition.

Un procès pénal devant la Cour nationale de justice en Équateur vise à faire la lumière sur cette affaire. Assange et ses avocats accusent Morales et UC Global de surveillance illégale et, entre autres, de violation de la relation confidentielle avocat-client. Apparemment, des employés de l’entreprise auraient même tenté de faire chanter Assange pour obtenir d’importantes sommes d’argent en menaçant de publier du matériel le montrant dans des situations intimes. Des journalistes allemands de la Norddeutscher Rundfunk (NDR) ont également déposé des rapports criminels contre UC Global pour des transgressions de la vie privée et de la confidentialité lors de leurs visites à Assange à l’ambassade d’Équateur.

Le gouvernement équatorien, désormais dirigé par Lenín Moreno, résilie le contrat avec UC Global en 2018 et engage une société de sécurité équatorienne du nom de Promsecurity. Cela ne met toutefois pas fin à la surveillance d’Assange. En particulier, ses réunions avec ses avocats sont toujours enregistrées et, dans un cas, même les documents apportés à l’ambassade par un avocat sont secrètement photographiés.

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Dans ses réponses officielles à mes interventions, le gouvernement équatorien a toujours nié avoir espionné Assange. Par exemple, le 26 juillet 2019, le ministre des Affaires étrangères écrit : « Il n’y a pas eu de réglementation excessive ni d’enregistrement de réunions privées. » Ce déni est remarquable, étant donné que les grands médias ont largement montré et commenté certains des enregistrements vidéos qui en ont résulté, qui sont toujours accessibles sur des plateformes en ligne telles que YouTube.

Le 2 décembre 2019, le gouvernement équatorien poursuit : « N’oubliez pas que les caméras de sécurité à l’intérieur de l’ambassade n’ont pas été installées pour enregistrer M. Assange, mais pour surveiller les locaux de la mission et protéger toutes les personnes qui s’y trouvent, y compris les fonctionnaires diplomatiques. » On peut supposer que ce raisonnement s’applique également aux microphones installés dans les toilettes pour dames.

En outre, « M. Assange et ses avocats et associés ont proféré des menaces et des accusations insultantes à l’encontre de l’État équatorien et de ses fonctionnaires au Royaume-Uni, les accusant sans fondement d’espionnage pour d’autres nations ». À l’inverse, le gouvernement équatorien accuse Assange de réaliser des enregistrements non autorisés dans l’ambassade. Il est évidemment presque impossible d’avoir un dialogue constructif sur la base de cette perception borgne de la réalité.

D’un point de vue juridique, la surveillance permanente des conversations d’Assange avec ses avocats et ses médecins rend irrémédiablement arbitraire toute procédure fondée sur les informations ainsi recueillies. Dans ces circonstances, l’égalité des parties devant la loi ne peut tout simplement plus être garantie. Si UC Global coopérait avec un service de renseignement américain, cela affecterait fatalement non seulement la procédure d’extradition, mais aussi les accusations d’espionnage du département de la justice américain sur lesquelles se fonde la demande d’extradition.

Par ailleurs, la surveillance permanente et la violation constante du droit à la vie privée qui en découlent constituent également l’une des composantes classiques de la torture psychologique. La personne torturée est délibérément privée de l’espace de sécurité que constitue la vie privée, élément essentiel pour préserver le sentiment d’autonomie personnelle, la stabilité émotionnelle et l’identité. La surveillance à sens unique par des caméras, des microphones cachés ou des jumelles élimine toute possibilité de contact humain, ce qui aggrave encore le sentiment d’impuissance qui en découle.

Ce texte est issu du livre de Nils Melzer, L’affaire Assange : histoire d’une persécution politique (Éditions critiques, 2022).

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